Ancien agent secret pour la couronne britannique, John le Carré publie ses Mémoires (« le Tunnel aux pigeons »), et voit un de ses romans adapté en série (« The Night Manager ») et diffusé sur France 3. Va-t-on enfin tout connaître de cet homme si mystérieux ?
« Je suis un menteur. Né dans le mensonge, éduqué dans le mensonge, formé au mensonge par un service dont c’est la raison d’être, rompu au mensonge par mon métier d’écrivain. » Cet aveu, formulé dans les ultimes pages de ces Mémoires, en dit long sur un homme qui a passé sa vie entre la littérature et les secrets d’Etat. « J’adore faire ce que je suis en train de faire en ce moment, écrit-il encore. Noircir du papier comme un homme traqué, assis à mon petit bureau en cette aube nuageuse de mai. » « J’adore écrire sur le vif », avance-t-il comme une méthode. De fait, voilà cinquante-cinq ans qu’il écrit : l’Appel du mort, son premier roman, fut publié en 1961. En vingt-trois livres, le Carré est devenu le maître incontesté du roman d’espionnage british, dans la lignée de Graham Greene, influence obligée et revendiquée, qui avait lui aussi fricoté avec le MI6. Rapidement prisés, ses romans furent très vite adaptés à l’écran, et souvent fort bien : citons entre autres L’espion qui venait du froid en 1965 (par Martin Ritt, avec Richard Burton), le Miroir aux espions en 1969 (par Frank Pierson, avec Anthony Hopkins), la Petite Fille au tambour en 1984 (par George Roy Hill, avec Diane Keaton et Klaus Kinski), la Constance du jardinier en 2005 (par Fernando Meirelles en 2005, avec Ralph Fiennes), la Taupe en 2011 (par Tomas Alfredson, avec Gary Oldman et John Hurt), Un homme très recherché en 2013 (par Anton Corbijn, avec Philip Seymour Hoffman, Willem Dafoe et Robin Wright).
Pour devenir auteur, celui qui ne s’appelait alors «que» Cornwell avait quitté le «service» (des renseignements) très tôt : en 1964. Il n’y a donc passé que… huit ans. Quatre comme officier au MI5 (le renseignement intérieur britannique) de 1956 à 1960, puis quatre au MI6 (renseignement extérieur). Il y entra à 25 ans, en sortit à 33. Il officia surtout en République fédérale d’Allemagne (à Bonn puis Hambourg). Ce, en pleine guerre froide. On a longtemps dit et écrit que sa carrière secrète prit fin le jour où sa couverture fut compromise par le plus célèbre agent double de l’histoire des services britanniques : Kim Philby (1912-1988), qui roulait pour le KGB. Il n’en a évidemment jamais rien dit. S’il est une chose que l’homme a gardée de son expérience dans les services secrets, c’est l’art d’en faire mystère. Il est écrivain à plein temps depuis 1960, et ce qui fascine le plus les gens est donc ce qui, lui, le fascine le moins : son passé d’espion. « L’espionnage et la littérature marchent de pair. Tous deux exigent un œil prompt à repérer le potentiel transgressif des hommes et les multiples routes menant à la trahison. Ceux d’entre nous qui ont été intronisés dans le monde secret ne le quittent jamais vraiment », écrit-il dans le Tunnel aux pigeons. Un livre où il plaide l’écriture avant tout. Pour des fictions où, cependant, tout est sans cesse passé au tamis de la réalité.
C’est ici, assurément, un de ses apports majeurs au genre du roman d’espionnage : la véracité. Ses romans portant sur la guerre froide ou sur la perestroïka (de l’Appel du mort jusqu’à la Maison Russie en 1989), comme tous les suivants, montrent un intraitable souci du détail chez un auteur qui a toujours voulu dépeindre le plus fidèlement possible les situations dont il parlait. A ce titre, le récit de ses voyages au Liban et en Israël, préparatoires à la Petite Fille au tambour (1983), qui portait sur le conflit israélo-palestinien, vaut son pesant d’informations. Car il lui en a fallu, du temps et des contacts, pour parvenir à rencontrer Yasser Arafat, alors à Beyrouth avec les dirigeants de l’OLP. Au final, il finira par danser avec lui, la nuit de la Saint-Sylvestre 1982. Autre exemple : ses voyages en Russie. Le premier, c’était en 1987, quand l’URSS agonisait («et que seule la CIA ne le savait pas», écrit-il encore dans ses Mémoires), le second, en 1993, quand «le capitalisme criminalisé avait phagocyté l’Etat défaillant pour transformer le pays en Far West de l’Est», durant lequel il interroge sans tabous un chef de mafia dans une boîte de nuit moscovite.
Ce souci du détail se mesure, dans la première partie de son œuvre, à la façon dont il dépeint les relations entre tous les acteurs grenouillant dans le monde de la barbouzerie. Elle se retrouve, aussi, dans cette façon si ironique de souligner à quel point, dans le monde occidental d’alors, les grands empires comme la Grande-Bretagne utilisaient les « services » pour surveiller avant tout leurs propres concitoyens. C’est d’ailleurs en cela que ses livres déplaisaient fortement aux officines : le Carré les dépeignait comme vieux jeu, désuètes, tout en prenant soin de ne pas dénigrer les hommes et de se retenir de toute attaque en règle contre ses anciens employeurs. Ce goût de la véracité révélait un inframonde où survivent agents doubles ou dormants, trahisons et ambigüités, guerres de l’ombre et luttes intestines d’autant plus fascinantes qu’elles souffrent peu le schéma grossier.
C’est une certaine finesse qui met la littérature de le Carré à un niveau bien différent de celle de Ian Fleming, le père de James Bond et ses James Bond girls, ses whiskies, ses gadgets, et – tout de même – sa loyauté. Fleming s’était lui aussi inspiré de ses années à la Naval Intelligence (il était officier du renseignement naval) pour raconter les aventures d’un 007 sur qui tout, en fait, reposait – jusqu’à l’équilibre même du monde. Mais, si la saga Bond a retrouvé une densité dans les années 2010, elle connut un sacré passage à vide après la fin de la guerre froide. Ce n’est pas le cas pour John le Carré : malgré le relatif ratage de la Maison Russie en 1989, hymne peu enthousiasmant à la perestroïka, on soulignera que l’ancien espion n’avait pas attendu la chute du mur de Berlin pour réfléchir à son métier et au monde qui se dessinait.
Dès 1996, Notre jeu annonçait avec une certaine prescience la guerre en Tchétchénie. Single & Single (1999) évoquait le blanchiment d’argent par les mafias russes. La Constance du jardinier (2001), peut-être le meilleur de ses derniers livres, traite des pratiques criminelles des sociétés pharmaceutiques et de l’exploitation du continent africain. Un traître à notre goût (2011) porte sur la collaboration entre mafias et pouvoirs politiques. Une vérité si délicate (2013) met en scène des militaires anglais et des mercenaires américains face au trafic d’armes d’Al-Qaida. Ainsi, même s’il revient parfois sur le désarroi des espions à l’ancienne dans le monde de la globalisation et l’univers de la dématérialisation (Une amitié absolue en 2004, Un homme très recherché en 2008), le Carré est resté un octogénaire à la page. Il vient du roman d’un monde ancien (les empires, les espions, les couvertures), mais a su trousser des intrigues modernes.
Peu d’écrivains du genre sont parvenus à une transition aussi réussie, et à rester au cœur de l’actualité. Et, des Américains Robert Littell et James Grady au Britannique Percy Kemp en passant par tous ceux qui, même le temps d’un seul livre comme William Boyd ou Anthony Horowitz (tous deux ont récemment écrit un épisode de la saga 007 en roman), œuvrent dans la fiction à base d’espions le saluent.
De son propre aveu, le Carré a toujours été inspiré par Charles Dickens et Honoré de Balzac autant que par Graham Greene. C’est dire si, pour lui, le roman d’espionnage est une littérature qui dépasse ses propres frontières, et se doit d’être universelle. En relisant aujourd’hui ses premiers romans, on prend conscience de leur style puissant, capable de camper un personnage et un univers singuliers, vite attachants. Une densité psychologique alliée à une précision factuelle. Une écriture un peu Grand Siècle (phrases longues, syncopées, vocabulaire élaboré) qui demeure très visuelle. Une densité psychologique, aussi, qui n’est pas monnaie courante dans le genre littéraire où il opère. Son personnage de George Smiley, agent du MI6, protagoniste découvert dès l’Appel du mort et vu dans ses livres jusqu’au Voyeur secret en 1990, en est le symbole : trapu, corpulent, élégant et amoureux d’une épouse très infidèle (lady Ann Sercomb), il bénéficie d’un supplément d’âme qui le rend plus charnel et moins froid que la plupart des espions de papier.
Le Carré a toujours revendiqué ne pas vouloir d’un héros en granit, prenant à contre-pied un code du genre où ce type de personnage se devait d’ignorer ses propres failles, qui devaient rester aussi secrètes que les missions. Le Britannique lui a alors collé une de ses propres obsessions : la recherche du père. On sait, et on le vérifiera dans le Tunnel aux pigeons, qu’il a longtemps souffert de l’attitude de ses parents : un père homme d’affaires flirtant en permanence avec l’escroquerie, qui était un des criminels les plus en vue à Londres dans les années 50 (il connut la prison), une mère qui abandonna le foyer quand il avait 5 ans. Smiley en tête, les personnages de le Carré vivent tous avec une vision de la destinée empreinte de loyauté (à soi, au pays, au système) tout autant que de doutes permanents quant à l’impermanence des choses. C’est, ici, une caractéristique novatrice dans le genre. Elle est directement issue du roman noir moderne, tel qu’initié dans les années 20 par les maîtres que demeurent Raymond Chandler et Dashiell Hammett : leurs protagonistes respectifs, Philip Marlowe et Sam Spade, sont les précurseurs de ces héros «durs à cuire» (selon l’expression consacrée), hantés par des quêtes personnelles ou des culpabilités qui les guident dans leur morale et leur droiture autant qu’elles font d’eux des antihéros cédant parfois à la violence. Or, le roman d’espionnage est un sous-genre du roman policier. Depuis quelque temps, les meilleurs plumes de l’espionnite ont été (re)voir du côté des précurseurs sus-cités, à l’instar de Robert Littell dont Une belle saloperie (2013) est un hommage appuyé et revendiqué à Chandler. Lisant le Carré, on ne peut que faire le lien entre cette école du polar moderne, et expliquer ainsi cette densité qui est, en fait, la cellule souche de sa longévité. Il est, décidément, un classique bien moderne.
*Le Tunnel aux pigeons. Histoires de ma vie, (traduction d’Isabelle Perrin), Seuil, 384 p., 22 €
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