Les gangsters et la République : mariage et déraison

Entre les déboires judiciaires d’un Dassault à Corbeil et les éternels règlements de comptes marseillais, on retrouve une même matrice historique : les liaisons dangereuses qu’entretiennent le pouvoir et les bandits. Tel est le constat, implacable, qui s’impose avec « Les gangsters et la République », une enquête de notre collaborateur Frédéric Ploquin, livrée sous la forme d’une série documentaire événement en trois épisodes et prochainement diffusé sur France 5, couplé à un ouvrage non moins indispensable.

« Les gangsters traqués par la police de la République, c’est la version officielle. Une fiction. En vrai, ce sont des décennies de services rendus. » D’emblée, le ton est donné. Ploquin, grand reporter depuis plus de trente ans, résume bien les aveux explosifs livrés par ses trente-cinq témoins, de Charles Pasqua à l’ineffable Dodo La Saumure, acteur malgré lui de l’affaire DSK. Autant de portraits, regards et tirs croisés sur ces trafics au cœur d’un système protéiforme dans lequel élus, policiers, magistrats, politiques et affranchis trouvèrent leur compte.

Zones grises des années noires

Les racines du phénomène remontent aux Années noires, paroxysme de l’inversion des valeurs : la sinistre « Carlingue », Gestapo française sans laquelle les nazis n’auraient pu frapper aussi durement la Résistance, recrutait des malfrats qui, brandissant leur carte de la « police allemande », faisaient trembler les policiers. Mais d’autres truands choisirent le camp d’en face : leur savoir-faire en matière de clandestinité, ainsi qu’une capacité à appuyer plus volontiers sur la détente, ont créé des liens indéfectibles avec des patriotes engagés dans la lutte contre l’occupant. « Quand on a connu les difficultés de l’Occupation, les risques que cela comportait, les pertes que nous avons eues les uns et les autres, on ne peut pas passer ça par profits et pertes du jour au lendemain », estime Charles Pasqua, qui, toujours en verve, accordait ici sa dernière interview. Certains ont pu renvoyer l’ascenseur, à l’image d’Edmond Michelet, résistant sauvé par Jo Attia, ex-gestapiste français déporté comme lui à Mauthausen. Devenu ministre de la Justice, il couvrira ce colosse devenu barbouze. D’autres, comme les Francisci – une famille corse et résistante –, hériteront des principaux cercles de jeux de la capitale.

Jeux de dupes ?

« Je n’ai impulsé aucune politique, prévient Charles Pasqua à propos de ses années place Beauvau. J’ai laissé les choses se dérouler comme elles se déroulaient. » C’est-à-dire un échange de bons procédés : lieux en vue du Tout-Paris qui seront parfois dirigés par d’anciens flics de haut rang, les cercles de jeu aimantaient des repris de justice sur lesquels il était alors aisé de recueillir des informations, comme le rappelle Bernard Squarcini, ex-patron de la DCRI (renseignement intérieur).

Avec maintes figures du showbiz, les « hommes politiques accrocs à la cocaïne à cent pour cent » décrits par l’ex-trafiquant Gérard Fauré furent ainsi fichés parmi les 40 000 dossiers à la disposition du préfet de police, Maurice Papon. « Ce qu’il souhaitait, raconte le grand flic Lucien-Aimé Blanc, c’était avoir des papiers sur tout le monde. » Autres sources, les boîtes de nuit et les hôtels de passe (jusqu’à 143 à Paris), dont les patrons et le personnel distillaient des tuyaux et… du liquide : « Les proxos filaient la dîme aux condés, ils balançaient aussi certainement, comme ça ils étaient tranquilles », déclare William Perrin, né au début des années 1930 et devenu souteneur avant ses quinze ans. Les « hôteliers couverts » par la police généraient de surcroît un flot de cash employé à des fins politiques : pour financer la lutte anti-OAS, le directeur de la PJ fit ainsi « couvrir » une demi-douzaine de bordels prospères.

La main dans le SAC

S’affranchir des lois pour mener un combat supposé juste ? « Ce modèle rodé pendant l’Occupation va resservir chaque fois que la France sera en danger, notamment pendant la guerre d’Algérie, ou que le gaullisme sentira le vent du boulet, notamment face aux communistes », analyse Ploquin. De fait, le Service action civique (SAC) voit le jour en 1958, avec le retour du Général. Comme en atteste l’historien Jean-Marc Berlière, on retrouve, parmi ses responsables, un certain Charles Pasqua, qui ne se départira jamais d’un culte du secret propre à cette police parallèle : « Un des responsables du SAC, c’est un peu excessif », louvoie l’ex-ministre de l’Intérieur, qui évoque à son sujet un service d’ordre musclé. « Ils foutaient la trouille, ces gens du SAC ! », se souvient néanmoins l’ancien ministre de l’Intérieur Daniel Vaillant. « Ils formaient une sorte de milice qu’on a retrouvée dans certaines manifestations qu’ils étaient chargés de dénaturer, en cassant les vitrines des magasins sur le parcours », témoigne Bernard Deleplace, entré dans la police comme gardien de la paix en 1964, et ex-dirigeant de la Fédération autonome des syndicats de police.

Commandos de la mort

Les recrues de ce service bien peu « civique » combattent surtout le FLN, voire l’OAS au sein de « commandos de la mort à la française » associant flics et bandits, anciens résistants et collabos : Georges Boucheseiche, récupéré par les services en dépit (ou en raison) de son passé de gestapiste français, fut impliqué en octobre 1965 dans l’enlèvement de Mehdi Ben Barka, avec deux policiers. « On pouvait même leur demander d’aller tuer des gens. Et quand on n’avait plus besoin d’eux, on les liquidait », raconte l’incontournable William Perrin. Boucheseiche, lui, disparut au Maroc dans d’obscures circonstances. On proposera même à Perrin d’éliminer le dernier membre de l’opération Ben Barka. Georges Figon – car c’est de lui dont il s’agit – s’est officiellement suicidé lors de son arrestation. « Ils allaient et venaient, à tuer, à voler, et la police fermait les yeux, complète Gérard Fauré, autrefois « prince de la cocaïne ». « Ils partageaient leurs gains avec des politiques qui leur filaient des coups. […] Tous les ministres de l’Intérieur qui se sont succédé à l’époque étaient dans le coup. »

Territoires abandonnés

Une autre forme d’incompétence préside au destin des banlieues. « L’histoire des cités en France démarre au XVIe siècle avec la création de la ‘‘lieue du ban’’, qui va devenir la banlieue », rappelle le criminologue Alain Bauer. « C’est en 1921 que la question de la sécurisation s’est posée dans les HLM, qui étaient à l’époque des HBM », poursuit Bauer, qui voit les années 1980 comme un tournant majeur : « Avec les premières émeutes urbaines, aux Minguettes, à Lyon, on s’aperçoit subitement qu’on a concentré dans des endroits spécifiques plusieurs ghettos en un seul. Ghetto d’immigrés, ghetto de pauvres, ghetto urbain. »

C’est dans ce contexte qu’émergent les caïds des cités, « nouveaux notables », produits d’une faillite républicaine. Celui qui se confie face à la caméra sous le pseudonyme de « Sakho » était l’un d’eux : ex-trafiquant du 93 et aujourd’hui quadra sans histoires, il fut happé par le « biz » au début des années 1980 : « Plus tu montes, plus tu es le roi (…) Les élus de la mairie comptent sur toi pour que les gens, au quartier, pensent comme eux et surtout votent pour eux. » Ces mêmes élus comptent aussi sur lui pour instaurer la paix sociale. « D’une certaine façon, on faisait la police à côté de la police », assure Sakho. Quand les Brigades anti-criminalité débarquent et jouent au cowboys, les répliques sont toutes trouvées : « On laissait quelques billets dans la boîte à gants, ils les prenaient quand ils nous contrôlaient et nous laissaient tranquilles. » Autre option : menacer la mairie d’une farandole de voitures brûlées dont les images diffusées au 20 heures font toujours tache…

En parallèle, on voit émerger les « grands frères », ces figures plus ou moins délinquantes portées par les pouvoirs locaux pour calmer les tensions dans ces quartiers où l’on vote de moins en moins. En prime, des subventions versées à des associations fictives, des emplois municipaux ou des logements permettaient à ces élus de se constituer une clientèle. Résultat : « Ces nouveaux notables sont carrément devenus les bras droits des maires. »

Au vu et au su de tous

« Est-ce que l’Etat doit être complice d’une économie parallèle clandestine qui par ailleurs alimente des réseaux que l’on combat sérieusement ? », s’insurge l’ancien ministre Daniel Vaillant ? Le magistrat Sébastien Piffeteau, procureur à Bobigny, pointe justement du doigt le fait que cette économie n’a rien de souterrain : « Elle se fait au vu et au su de tous. (…) Il suffit d’avoir des yeux pour observer ce qui se passe. » Reste que prévenir et traiter le problème de la délinquance nécessite des moyens qui font défaut, et la gangrène se propage : « Certains élus m’ont indiqué que les prochaines personnes influentes, y compris validées par le suffrage universel, seraient des gens impliqués dans le trafic de produits stupéfiants. » N’est-ce pas déjà le cas ? Récemment, Piffeteau démantelait un trafic de cocaïne dans lequel était mouillé un fonctionnaire important de Bagnolet, alors quatrième ville la plus endettée de France…

 

*Les gangsters de la République, de Frédéric Ploquin, Fayard, 352 p., 20 €. Série documentaire en trois épisodes, de Frédéric Ploquin et Julien Johan, diffusée le 9 octobre à 20 h 45 sur France 5.

 

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