Quatre BD pour supporter la rentrée !

Le mois de septembre n’est pas seulement synonyme d’une avalanche de romans, de récits et d’essais. Pour le 9e art aussi, il est synonyme de nouveautés. Parmi elles se détache un peloton de tête. Evidemment subjectif.

Parce que les fleurs, c’est périssable

Enfant, dans les années 60, Brigitte visitait souvent le site archéologique de Nimrod, en Irak, avec sa famille. Elle se rendait aussi à Hatra où elle cueillait des coquelicots. En 2015, Nimrod et Hatra ont été détruits par Daech. Brigitte est la fille de Matti, Irakien venu faire des études de dentiste à Paris en 1947. Sur un quai de la gare Saint-Lazare, Matti rencontre sa future femme. Ils se marient, partent vivre en Irak, à Mossoul, où naissent Brigitte et son frère. Matti y ouvre un cabinet. La mère de Brigitte s’adapte comme elle peut aux tumultes de la vie irakienne et à ces coutumes si différentes des siennes. Les enfants grandissent, mais en 1972 les événements décident Matti à déménager sa famille en France.Aujourd’hui, Brigitte Findakly a 56 ans, elle est coloriste de bandes dessinées. Avec Lewis Trondheim, son mari, le dessinateur et scénariste des Aventures de Lapinot, elle raconte son enfance et l’histoire de sa famille dans Coquelicots d’Irak. On pense tout de suite aux œuvres de Marjane Satrapi et surtout à l’Arabe du futur, de Riad Sattouf. Les souvenirs d’enfance, la vie quotidienne en Irak (rythmée par les coups d’Etat). L’école, les communautés religieuses – les parents de Brigitte Findakly sont chrétien orthodoxe pour l’un et catholique pour l’autre. C’est une narration à épisodes, des allers-retours entre le présent et le passé, entre la France et l’Irak. Lewis Trondheim a abandonné son style zoomorphique pour créer des petits personnages aux traits simples. La famille de Brigitte, des voisins, des militaires sont mis en scène dans des séquences quelquefois drôles, d’autres fois violentes. Avec peu de dialogues, les vignettes sans cadre retranscrivent les saynètes de la vie sociale et politique irakienne, contées par la voix adulte de Brigitte. Précis et descriptifs, ces souvenirs en dessin de Brigitte Findakly sont aujourd’hui un témoignage précieux. Au-delà de la nostalgie de l’enfance, Findakly et Trondheim racontent un monde qui a disparu, totalement disparu.
M.Q.

* Coquelicots d’Irak, de Brigitte Findakly et Lewis Trondheim, L’Association, 112 p., 19 €. A l’origine, la BD est parue en version numérique sur l’application La Matinale du « Monde ».

 

Un bien étrange rituel

Miles Hyman n’est pas que le créateur d’images internationalement reconnu, passant avec aisance de l’illustration des pages des grands quotidiens aux couvertures de roman, aux affiches et à la BD. L’auteur de la magistrale version graphique du Dahlia noir, de James Ellroy, réputé inadaptable, est aussi l’enfant d’une famille d’artistes et d’intellectuels. Si son grand-père était le critique littéraire du New Yorker dans les années 50, sa grand-mère, Shirley Jackson, y écrivait des récits fantastiques, à l’origine de miniséismes moraux dans l’Amérique d’Eisenhower. Une nouvelle, entre autres, la Loterie, étudiée depuis par tous les lycéens américains, sema l’effroi et causa un taux record de désabonnement au magazine de prestige. Y délivrait-elle, sous les atours de la fiction, une horrible vérité ? Certains lecteurs le crurent. L’argument ? Dans une bourgade bucolique de la Nouvelle-Angleterre se déroule tous les ans une bien étrange loterie, une sorte de rituel païen, à laquelle s’adonnent tous les habitants. Car «loterie en juin, abondance de grain». Chaque villageois extirpe, d’une sombre urne, un papier blanc plié. Un seul, le gagnant, recèle un rond noir en son centre. Et le gain n’en est pas forcément un… C’est à ce difficile travail d’interprétation – et de mémoire familiale – auquel s’est livré Miles Hyman. Le résultat est somptueux, inquiétant à souhait. Tout en gardant l’élégance de son trait, ses cadrages originaux, son sens du rythme et ses énigmatiques images de foule compacte et anonyme, il imprime, grâce à ses fusains denses, tout en teintes chaudes, les lumières dures et les noirceurs de cette terrifiante histoire qui découvre, en peu de mots mais autant d’angles de vue, le visage d’une barbarie tranquille censée maintenir l’illusion d’une cohésion sociale.
M.P.

* La Loterie, de Miles Hyman, Casterman, 168 p., 23 €. En librairies le 14 septembre.

 

Pour un sourire de trop

Rosângela est dentiste, mariée à un cardiologue avec qui elle a deux enfants. Elle vit à Niteroi, au Brésil, près de Rio. Rosângela a le sentiment d’appartenir à une classe supérieure. Un jour, elle reçoit sa cousine qui vit à Barreto, un quartier populaire. Cette cousine et son sourire provoquent l’effondrement de son monde. Talc de verre est l’histoire d’une vie parfaite qui se fendille jusqu’à exploser. Marcello Quintanilha, lauréat du Fauve polar avec Tungstène à Angoulême cette année, livre la chronique glaçante d’une descente aux enfers. En noir et blanc, sur des fonds gris tramés ou noirs charbonneux, les protagonistes de Talc de verre évoluent dans des décors qui semblent parfois les aspirer. Le dessin expressif de Quintanilha, les regards, les sourires toutes dents dehors, les positions du corps, installent un malaise et une tension dès les premières pages. La voix off qui accompagne les dialogues place d’emblée le lecteur en spectateur inquiet du destin de Rosângela. Une fois son assurance ébranlée par le sourire de sa cousine, le vernis de sa vie parfaite s’écaille, le mal s’installe. Peu à peu, l’héroïne se détache de la comédie jouée par son entourage, une bourgeoisie confite dans sa réussite professionnelle et familiale. Marcello Quintanilha décrit la bonne société brésilienne en établissant dès le départ sa raison d’être : la conviction de sa supériorité sociale. Une conviction qui, pour Rosângela, se nourrit du regard des autres, de ceux de la classe inférieure. Et quand le doute s’installe, jusqu’à penser qu’ils font tous partie du même monde, elle et ceux de Barreto, le point de non-retour est atteint. Talc de verre est un tourbillon, Marcello Quintanilha y entraîne le lecteur sans le laisser respirer, jusqu’au fond, jusqu’à l’étouffement.
M.Q.

* Talc de verre, de Marcello Quintanilha, Çà et là, 160 p., 18 €.

 

La tête contre les murs

Après avoir épinglé les affres de la vie de famille en trois tomes dans le Guide du mauvais père, le Québécois Guy Delisle, Fauve d’or à Angoulême en 2012 pour ses pointillistes Chroniques de Jérusalem (où il parvenait à rendre compte de la réalité du conflit israélo-palestinien au travers de l’immersion de sa famille dans la Ville sainte), a délaissé l’autobiographie tendance chronique sociale – Shenzhen, Pyongyang, Chroniques birmanes – pour la biographie. Mais pas n’importe laquelle, celle de Christophe André, responsable des finances et de l’administration d’une ONG dans le Caucase, enlevé dans la nuit du 1er au 2 juillet 1997, après seulement trois mois de mission, et dont le dessinateur a recueilli le témoignage. A Grozny, l’humanitaire passera cent onze jours menotté à un radiateur dans une pièce vide, dont l’unique fenêtre a été obturée par des planches. Dans une incompréhension et une solitude totale – ses geôliers ne parlent que le russe, pas lui. Ne lui reste plus avant d’oser s’enfuir qu’à s’échapper… dans sa tête. A y revivre les batailles napoléoniennes et à y égrener le nom des généraux d’empire pour ne pas la perdre, à la manière de Jean-Paul Kauffmann, otage au Liban entre 1985 et 1988, qui avait dressé mentalement, pendant sa captivité, la liste de tous les cépages et domaines du Bordelais. En plus de 400 pages rigoureusement mises en scène, avec, pour la première fois, un passage à la couleur – une palette froide teintée de bleu blafard et de gris – et une économie de traits qui tend à l’épure, signant le dénuement matériel et mental oppressant de la détention, Guy Delisle illustre de façon magistrale cet arrêt sur image, cette permanence de la pénombre, cette angoisse de chaque minute à venir qu’on imagine être la dernière. Dans ce huis clos immersif et asphyxiant, avec pour seule perspective le bouillon de légumes et le thé chaud attendus rituellement trois fois par jour, on ne rêve, comme son protagoniste, que d’écarter les murs et de pousser cette porte. Pour revoir l’horizon. Enfin.
M.P.

* S’enfuir, récit d’un otage, de Guy Delisle, Dargaud, 432 p., 27,50 €. En librairies le 16 septembre.

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