Le réquisitoire accablant du parquet contre Nicolas Sarkozy et son entourage dans l’affaire Bygmalion permet de retracer de manière détaillée l’emballement d’une campagne au final estimée à 45 millions d’euros – une explosion totale du seuil légal. Le vice-procureur conclut à une « stratégie de déni » de la plupart des mis en examen face à cet emballement quasi immédiat des dépenses et à un activisme bien réel pour cacher ces dépassements démesurés, via le système désormais bien connu de double-facturation. Voici le dernier volet de nos révélations.
À la fin de son réquisitoire au sujet du « financement illégal » de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy en 2012, le vice-procureur Nicolas Baïetto ne peut finalement que constater la « stratégie de déni » de la plupart des 14 mis en examen dans le dossier malgré le caractère accablant de nombreux faits constatés par les juges d’instruction et les policiers chargés de l’enquête.
Le magistrat remarque ainsi que les mis en examen dans cette affaire ont pu « soutenir parfois des positions relevant de l’aveuglement volontaire », et proposer des « réponses vagues et générales, peu affirmatives, voire dubitatives, quand elles n’étaient pas simplement invraisemblables ». Et de conclure, sous une forme de sentence : « L’ensemble des dénégations des mis en examen semblait témoigner de ce que, en général, la matière budgétaire et singulièrement l’obligation de respecter le plafond légal de dépenses, ne représentaient nullement des préoccupations prioritaires ».
Aveuglement, absence de préoccupation, certes, mais également une obéissance sans borne au candidat président d’alors. Sur ce point, une interception téléphonique d’une conversation d’Eric Césari, alors directeur général de l’UMP, et mis en examen pour faux et usage de faux, abus de confiance, complicité de financement illégal de campagne électorale, et complicité d’escroquerie, permet de « saisir un bref instant de vérité », selon les propres mots du magistrat du parquet. La voici : « (…) en politique tu sais bien que les mecs ils regardent jamais à l’argent, quand t’es le président d’un truc, il veut un truc, on le fait et après peu importe ce que ça coûte ».
Des paroles lourdes de sens qui souligne à quel point l’affaire « dite Bygmalion » est aussi l’histoire de l’emballement de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy en 2012. Rien n’était alors trop beau pour celui qui était encore l’hôte de l’Elysée pour quelques semaines. Pour le satisfaire, il fallait faire toujours plus. Toujours plus de meetings (un par jour sur le dernier tiers de la campagne), avec toujours plus de moyens (vidéos notamment pour satisfaire les demandes des chaînes d’info…). C’est justement ce que rapporte avec de nombreux détails le réquisitoire de Nicolas Baïetto : l’enchaînement des événements jusqu’au maquillage des comptes.
Ainsi, la responsabilité principale dans toute cette affaire est d’abord celle de l’équipe de campagne de Nicolas Sarkozy. A partir de février 2012, une réunion était organisée à 10h au QG de campagne, rue de la convention dans le 15e arrondissement de Paris, présidée par le directeur de campagne Guillaume Lambert, aujourd’hui mis en examen pour usage de faux, recel d’abus de confiance, escroquerie, et complicité de financement illégal de campagne électorale. Cette réunion rassemblait généralement une vingtaine de personnes, dont des salariés des sociétés Bygmalion et Agence Publics, les deux principaux prestataires de la campagne.
« Lors de cette réunion, nous apprenions de Guillaume Lambert la liste mise à jour quotidiennement des prochains meetings à organiser à J-10 au début de la campagne et J-3 ou 4 à la fin de la compagne, témoigne Jérôme Lavrilleux, alors directeur adjoint de la campagne et mis en examen pour usage de faux, recel d’abus de confiance, complicité d’escroquerie et complicitié de financement illégal de campagne électorale. Je tiens à préciser que les meetings n’ont jamais fait l’objet d’une planification avant le démarrage de la campagne et que nous n’avions pas de perspectives au-delà de 10 jours dans le meilleur cas. »
A Guillaume Lambert, les juges demandent ainsi : « Le candidat Nicolas Sarkozy participait donc activement à la stratégie de communication de sa campagne et décidait donc du rythme des meetings de campagne, n’est-ce pas ? » Réponse sans équivoque : « oui »
D’autres réunions hebdomadaires « budgétaires » se tenaient chaque semaine ou toutes les deux semaines. En présence d’Éric Césari, Jérôme Lavrilleux, mais aussi de Philippe Briand, trésorier de la campagne, Philippe Blanchetier, l’avocat de l’UMP, et les deux experts comptables de la campagne, tous les quatre mis en examen pour usage de faux, recel d’abus de confiance, escroquerie, et complicité de financement illégal de campagne électorale. « Ces réunions avaient pour objet le suivi financier de la campagne », reconnaît Fabienne Liadzé, la directrice des ressources de l’UMP, et mise en examen pour faux et usage de faux, abus de confiance, complicité de financement illégal de campagne électoral, et complicité d’escroquerie.
Utilisé dans le cadre de ces réunions, un premier document, établi le 6 mars 2012, et intitulé « budget 1er tour et 2e tour » est saisi par les enquêteurs au cabinet de Philippe Blanchetier (voir photo ci-contre). La somme consacrée aux dépenses de meetings était alors portée à 9 700 000 euros. « Il convenait d’observer qu’à cette date, les 5 premiers meetings ainsi listés avaient déjà eu lieu, si bien que les coûts étaient parfaitement connus et ne pouvaient donc, sauf de manière marginale, être modifiés après coup », remarque le vice-procureur.
C’est justement le lendemain, le 7 mars 2012, que l’alerte est donnée par les experts comptables au sujet du non respect des plafonds légaux de dépenses, et ce, seulement trois semaines après le début de la campagne. Dans une note transmise au directeur de campagne, les experts comptables alertaient alors le candidat sur le fait que le montant des dépenses engagées à cette date dépassait déjà de 642 000 euros la limite légale y indiquant plusieurs conséquences « extrêmement graves » : rejet du compte de campagne, l’absence de remboursement forfaitaire de l’Etat, l’obligation de verser à l’Etat une somme correspondant au montant du dépassement constaté, le remboursement par le candidat à l’Etat de l’avance forfaitaire de 153 000 euros. Une note qui a bien été transmise par Guillaume Lambert à Nicolas Sarkozy, selon ses propres déclarations. Cette alerte, pourtant, n’a pas été prise en compte par les équipes du candidat, comme en témoigne l’un des collaborateurs de Fabienne Liadzé relatant la réunion qui a suivi celle-ci :
« Ce jour là, avant d’aller à la réunion au QG il y a eu comme d’habitude la réunion préparatoire de 17h. Tout le monde était remonté et énervé. Les experts comptables ont beaucoup parlé. Tout le monde s’est accordé sur le fait qu’il fallait mettre fortement en garde l’équipe de campagne. Mais paradoxalement lors de la réunion au QG, les experts comptables n’ont rien dit, M. Blanchetier, et M Briand n’ont dit que quelques mots en expliquant qu’on était en danger de dépassement du fait de la partie meetings.
Guillaume Lambert a balayé ça d’un revers de main en disant « si Event&Cie est trop cher, il n’y a qu’à trouver un autre prestataire » et il a chargé Eric Césari de s’occuper du problème. Eric Césari a accepté de le faire ».
Commentaire du vice-procureur :
« La question des remèdes à apporter à la situation d’urgence soulevée par les experts comptables avait été traitée de manière expéditive et univoque, puisque seul un changement de prestataire, solution au demeurant peu réaliste à ce stade avancé de la campagne, avait été envisagé par les intervenants ».
Au collaborateur de la directrice des ressources de l’UMP, les enquêteurs demandent alors : « A-t-il été question de faire baisser les prix d’Event&Cie [la filiale événementielle de Bygmalion] et de leur demander de réajuster leurs tarifs ? ». La réponse est là aussi sans équivoque « Non », répond fermement le salarié de l’UMP interrogé dans le cadre de l’enquête. C’est toute la version présentée par Guillaume Lambert aux enquêteurs et aux magistrats instructeurs qui est contredite.
Ainsi, alors que l’ancien directeur de la campagne de Nicolas Sarkozy a répété à de multiples reprises lors de ses auditions, « mais de manière extrêmement imprécise », qu’il avait donné des instructions afin de diminuer les coûts des prestations facturées par Event&Cie, « ces affirmations étaient totalement contredites par la réalité des faits mis à jour par les investigations, qui démontraient qu’aucune négociation commerciale n’avait réellement eu lieu et que les ajustements tendant à élaguer certains aspects de ces prestations avaient été largement compensés par des demandes supplémentaires en sens inverse », constate le réquisitoire. C’est bien la fable d’une renégociation des coûts des prestations des meetings qui tombent à l’eau… Elle fut pourtant très fortement médiatisée par le principal intéressé.
Guillaume Lambert a ainsi expliqué aux enquêteurs que « des personnels qui étaient du service audiovisuel de la Présidence de la République se sont mis en congé de la Présidence pour venir regarder dans le détail, avec les équipes d’Event&Cie, cette question des coûts techniques ». Une version totalement contredite par les principaux intéressés. Ainsi, Bernard G., chef du service audiovisuel de l’Elysée, sous l’autorité de Franck Louvrier, conseiller communication du Président, estime lors d’une audition :
« A partir du moment où il a été choisi par la direction de campagne, d’organiser des gros meetings d’ampleur comme Villepinte, Trocadéro, et Concorde, en invitant 50 à 80 000 personnes environ, le coût minimum de l’opération, même en optimisant et en faisant des économies, devient incompressible. Le choix était donc surtout de faire ou de ne pas faire ces opérations. (…) En résumé le choix des lieux des meetings du candidat était déterminant, et cela revenait à la direction de campagne ».
Son adjoint Claude V. affirme : « Je précise qu’on ne nous a jamais demandé, à un moment précis avec Bernard G. de réfléchir sur une logique de réduction des coûts des meetings ». Et le vice-procureur de constater que « ni Guillaume Lambert, ni aucun autre responsable de la campagne ou de l’UMP n’avait fixé ou même discuté le moindre objectif chiffré de renégociation, ce qui est pourtant l’essence de l’exercice ». Par ailleurs, nulle trace écrite d’une telle renégociation n’a été retrouvée.
Pas de renégociations auprès des prestataires donc, mais des éléments étranges constatés dans les différents budgets prévisionnels qui se sont succédés au cours de la campagne. Le vice-procureur note ainsi des évolutions « extraordinaires » entre les budgets du 6 mars 2012 et 20 mars 2012, constatant une baisse de 22 % sur la ligne comptable des meetings ayant déjà eu lieu, une baisse de 65 % sur les meetings prévus, et même une baisse de 82 % pour les meeting à prévoir !
Ainsi, après le 20 mars, alors que 19 meetings sont encore « à prévoir », le budget leur consacre la somme de… 1 900 000 euros (à comparer au budget initial en début de campagne de 9 700 000 euros). Conclusion du parquet : « L’analyse comparative des coûts moyens des meetings avant et après l’alerte du 7 mars démontrait amplement que l’écart constaté était nécessairement le résultat d’une fraude ».
L’analyse du vice-procureur est la suivante :
« En réalité, l’équipe de campagne et le candidat n’avaient nullement la capacité de financer légalement les prestations supplémentaires commandées auprès d’Event&Cie. Dans ces conditions, la parade choisie par les mis en cause pour faire face à une difficulté devenue insurmontable dans un contexte d’accélération des meetings consistait à arguer de l’ajout de simples petits meetings à 100 000 euros. Ce montant unitaire de 100 000 euros ne correspondait à aucune réalité dans les échanges entretenus pendant la campagne entre le prestataire et les responsables de la campagne.
Manifestement, il était défini en divisant la somme restant à engager par la quantité de meetings à programmer en surnombre, conformément à la volonté exprimée par Nicolas Sarkozy de les multiplier. C’est ce qui ressortait de la lecture de la situation budgétaire au 27 mars 2012 où figurait la mention suivante : “Si 1 meeting/jour : restent 19 meetings ? Estimés à 1 900 000 euros” ».
C’est dans ce contexte budgétaire qu’une véritable « ventilation » de facturation entre l’UMP et l’association de campagne va être mis en place, transformant ainsi le parti de droite en « variable d’ajustement permettant de déclarer un montant des dépenses de meeting inférieur au niveau du plafond légal de dépenses électorales ».
Franck Attal, directeur adjoint d’Event&Cie, filiale de Bygmalion, mis en examen pour faux et usage de faux, complicité de financement illégal de campagne électorale et complicité d’escroquerie confie ainsi aux enquêteurs :
« Je me souviens avoir rencontré, début avril dans mon souvenir, à l’UMP, Fabienne Liadzé, Jérôme Lavrilleux, et Eric Césari à ce sujet. Et c’est là qu’ils me disent que le rythme des meetings va encore s’accélérer mais qu’il y a un problème d’ordre financier lié au plafond de campagne qui va être complètement dépassé en raison du nombre de meetings déjà tenus et à venir ».
Pour autant, malgré l’explosion déjà constatée des budgets, et les premières tentatives de maquiller la situation comptable de la campagne, Nicolas Sarkozy, lui-même, décide d’accélérer le rythme des meetings, notamment après l’arrêt de la campagne du fait des assassinats commis par Mohamed Merah à Toulouse entre le 19 et 21 mars 2012. Devant l’énormité de la situation, Guillaume Lambert essaye de minimiser les conséquences d’une telle décision sur la situation budgétaire de la campagne : « Nicolas Sarkozy a souhaité relancer la dynamique de celle-ci par davantage d’interventions dans l’espace public (…) il m’a demandé d’ajouter comme événements supplémentaires que de petites réunions publiques rassemblant autour de 1000 personnes à coûts bas et maîtrisés ». En guise de « petites réunions », le candidat a eu droit à un grand meeting à la Concorde rassemblant entre 50 000 et 120 000 personnes, et un autre au Trocadéro avec 200 000 personnes…
Cette instruction donnée par le candidat était par ailleurs matérialisée par les termes d’un courriel d’Eric Césari en date du 19 mars 2012 adressée à Guillaume Lambert avec copie à Jérôme Lavrilleux :
« Cher Guillaume, Jérôme et moi avons bien pris note du souhait du Président de tenir une réunion publique chaque jour à partir de la semaine prochaine. Compte tenu des délais incompressibles pour mobiliser nos cadres et nos adhérents, il est indispensable que nous puissions disposer, dès ce soir, de votre calendrier (dates, horaires, lieux) afin de réserver les salles, d’organiser le travail des fédérations et d’annuler les réunions locales susceptibles de parasiter la mobilisation militante. »
Guillaume Lambert dans sa réponse à ce mail évoque alors « les impacts en matière d’organisation », mais nullement les conséquences financières auprès de ses interlocuteurs, alors qu’il était « pourtant informé de longue date de la situation de crise budgétaire ».
Le réquisitoire estime ainsi que Jérôme Lavrilleux, Guillaume Lambert, Eric Césari et Fabienne Liadzé étaient bien « conscients, dès le début de la campagne, et même avant l’alerte du 7 mars 2012, de la problématique du plafond des dépenses et savaient alors pertinemment qu’il existait un risque de dépassement ».
La directrice des ressources de l’UMP indiquait d’ailleurs aux enquêteurs que la décision de soustraire les factures d’Event&Cie du compte de campagne avait été initiée dès le début de la campagne :
« Marc Leblanc [expert comptable, mis en examen, ndlr] et Philippe Briand, lors d’une des réunions organisées dans mon bureau début mars 2012, en ma présence, ont indiqué que tous les devis et les factures reçus d’Event&Cie ne devaient pas être mis dans le processus d’engagement de dépenses. Cette information est transmise lors d’une des réunions au QG de campagne deuxième quinzaine de mars.
Etaient présents, Guillaume Lambert, Eric Césari, Philippe Briand, Philippe Blanchetier, Marc Leblanc, Pierre Godet, Eric G. et moi-même. En l’absence de Jérôme Lavrilleux, Guillaume Lambert a indiqué à Eric Césari qu’il fallait vraiment s’en occuper et Eric Césari a répondu qu’il transmettrait à Jérôme Lavrilleux ».
C’est alors que la double facturation est mise en place chez Event&Cie. Mais selon un comptable de la filiale de Bygmalion, celle-ci fut particulièrement rendue difficile par la multiplication des meetings à la fin de la campagne : « Une fois le système de ventilation mis en place, avez-vous eu à refaire à plusieurs reprises les factures pour modifier les prix ? » Réponse : « Oui. On a dû refaire les factures au moins une fois pour baisser les prix. En effet, les meetings se multipliant, il a fallu reprendre les premières fausses factures et les refaire en baissant à nouveau les prix ». Ce stratagème aboutira aux « fausses conventions » de l’UMP », à l’origine du scandale :
« La fabrication a posteriori de faux documents avait essentiellement pour but que de permettre de donner aux comptes de l’UMP une apparence de régularité, en adossant aux montants des engagements de dépenses frauduleux des factures cohérentes. Il s’agissait de dissimuler la fraude aux dépenses électorales, indument comptabilisées sous couvert d’événements de l’UMP », analyse le réquisitoire.
En dehors des meetings, les autres dépassements – notamment les dépenses de transport… – étaient finalement bien plus faciles à cacher aux autorités. Il suffisait de les faire supporter entièrement par l’UMP. Résultat, en 2012, le montant des dépenses incluses dans la « ligne présidentielles » découvert dans des tableaux comptables de l’UMP, s’élevait à 11 196 245 euros, alors que le montant présenté au budget prévisionnel approuvé par le conseil national n’était que de 2,5 millions d’euros, soit un écart de 347 %. « Tous les partis sont en déficit en année électorale. Mais un tel montant est en effet inédit », commente laconiquement François Logerot, président de la Commission Nationale des comptes de campagne et des financements politiques. « Je n’ai pas d’explication sur cet écart. C’est tout ce qui n’a pas été mis dans le compte de campagne », remarque tout simplement le collaborateur de la directrice des ressources de l’UMP interrogé au cours de l’instruction. « Il était clair que ce mode opératoire était beaucoup plus simple à mettre en œuvre, constate le vice-procureur, puisqu’il suffisait de s’abstenir de comptabiliser telle ou telle facture de dépense électorale ».
Au final, selon le réquisitoire, la campagne de 2012 de Nicolas Sarkozy a coûté plus de 45 millions d’euros. Des dépenses que les collaborateurs de l’ex-chef de l’Etat ont essayé tant bien que mal à « ventiler » entre les comptes officiels de campagne et l’UMP…
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