Saint-Nazaire, la ville où "ça va mieux"…

Ils broyaient du noir il y a quelques années. Mais, portés par des commandes mirifiques de paquebots et l’essor du tourisme, les 70 000 habitants de la cité atlantique reprennent confiance.

Ce n’est pas la sortie d’usine, fantastique, immortalisée par les frères Lumière en 1895, mais tout de même. 7 h 28 du matin, dans le bleu gris lumineux du bassin de Penhoët, le plus grand chantier naval d’Europe étendu sur 150 ha, fondé en 1856 par les Pereire pour relier l’Europe à Veracruz (Mexique), des milliers de soudeurs, de charpentiers métalliques, de chaudronniers, d’informaticiens, veste bleue-casque blanc pour les CDI, gris-vert pour les sous-traitants, franchissent la porte 4 dans un ballet frénétique d’estafettes électriques, de vélos jaunes, de petites berlines, s’affairent autour de la masse ivoire et brune du Meraviglia, 315 m de long, 65 m de haut, commandé par la compagnie MSC, qui croisera en Méditerranée.

Sous le gigantesque portique rouge érigé pour hisser 1200 t surgissent les premiers « blocs » du sistership (« la réplique ») du Harmony Of The Seas, le plus grand navire de croisière au monde, lancé en mai dernier devant 70 000 personnes. A reculons… parce que trop haut sur l’eau pour passer sous l’élégant pont à haubans de Saint-Nazaire. A elle seule, cette livraison a dopé de 1 milliard d’euros les exportations françaises ! « Je ne répare plus, je crée », se félicite le rondouillard Antonio, 40 ans, originaire de Porto et monteur depuis dix-huit ans à STX. Fier, quand un paquebot appareille, d’entendre ses enfants sur la grève saluer « le bateau de papa qui s’en va ».

Versailles sur l’eau

Prélevant sur des chandelles des centaines de panneaux de tôle laminés par ArcelorMittal à Gijon (Espagne), des opérateurs Jedi les découpent à l’aide de torches laser avant de les ajuster. Achevée, cette structure pèsera huit fois la tour Eiffel ! « Ce navire offrira à ses passagers un bar bionique truffé de bras articulés, qui puiseront au goulot d’une myriade de bouteilles d’alcool suspendues au plafond les breuvages colorés de leurs cocktails. Les surfeurs pourront frissonner sur une piscine à vagues », égraine, intarissable, Laurent, jeune guide devant des touristes bluffés par ce luxe quasi psychédélique. Y compris Jean-Pierre, retraité après trente-cinq ans de navale, les poumons enneigés par l’amiante qui a emporté certains de ses collègues…

D’ici à 2026, ils devront livrer 14 navires. « C’est inespéré », raconte Christophe Morel, délégué CFDT.Dans une France estivale qui doute encore du « « ça va mieux » présidentiel », une Europe qui tangue, cette démesure offre aux 2 600 salariés de STX France, à leurs 3 500 cotraitants et au bassin de Saint-Nazaire, un répit inestimable : dix ans de sérénité planifiée. D’ici à 2026, ils devront en effet livrer 14 navires. « C’est inespéré, raconte Christophe Morel, délégué CFDT. En 2012, on broyait du noir car on n’avait plus que des « gris » à faire – un navire de guerre Mistral commandé par la Russie, récupéré in fine par l’Egypte. » Aussi, pour améliorer la trésorerie de ce chantier titanesque et ravir la construction du Harmony Of The Seas au concurrent finlandais de Turku, ce syndicaliste a signé, avec la CFTC, le gel du paiement pendant trois ans de sept jours de RTT des salariés. De leur côté, Jean-Marc Ayrault, Premier ministre, et Arnaud Montebourg, à Bercy, facilitaient le financement et les investissements du site dans lequel l’Etat détient une minorité de blocage. « Cette mobilisation commune – dans un bassin marqué par l’anarcho-syndicalisme, et un prix réduit – a convaincu la Royal Carribean Cruise Line américaine de nous confier son paquebot », justifie Christophe. Ce voileux tatoué survole désormais, dans une salle de réalité virtuelle, les maquettes des futurs navires, équipé de lunettes 3D avec des antennes qui lui donnent un faux air d’escargot…

« Regarde sous le ciel déchiré, tout s’est ensoleillé, c’est indéfinissable », chantait Barbara en 1981. En 2016, la renaissance de son chantier naval libère le cœur de la cité. C’est Noël en été ! Au troquet du Ralliement, Daniel l’Auvergnat, 64 ans, polo rayé bleu et marron, moustache d’Astérix, et son épouse, Brigitte, native de Pornic, ont laissé les guirlandes. « On va pas pleurer la bouche pleine. On travaille bien, même avec les employés étrangers, on est contents », virevolte le bistrotier en servant le métallo comme le sous-traitant à attaché-case qui peaufine son Powerpoint avant son grand oral ou le cadre chevronné de STX. « Nous gérons des villes, des Versailles sur l’eau, s’enorgueillit un ingénieur en engloutissant sa tartine. C’est un beau défi stimulant ! » STX recrutant trois ou quatre personnes par jour, apprentis, cols bleus et blancs, ce gradé se réjouit d’apercevoir de « nouvelles têtes » et justifie le recours massif à des travailleurs détachés, dans des spécialités introuvables ou asséchées dans le bassin d’emploi. « STX préfère embaucher des Polonais logés dans des bungalows à Saint-Brevin plutôt que de former des jeunes apprentis de Loire-Atlantique qui n’ont pas de travail, tonne au contraire Philippe, soudeur, trente-huit ans d’ancienneté. Et à 35 heures, les ouvriers du chantier gagnent ce qu’ils gagnaient il y a quinze ans ! » poursuit-il amer. La CGT a pu tarir le détachement international de Nazairiens… en Loire-Atlantique, via des boîtes d’intérim luxembourgeoises. Un comble !

Ça va mieux à « Saint-Naz ». D’autant mieux que l’estuaire compte un deuxième jackpot. Depuis trois ans, à Montoir, commune voisine, l’usine d’Airbus assemble la pointe avant et le tronçon central de 50 avions par mois.

Payés 2 000 € net en moyenne, une rémunération solide pour s’installer, fonder une famille dans le bassin, les 2 800 « compagnons » de ce site high-tech ont étoffé leurs rangs de 500 « nouveaux », puisés dans 1 500 « extérieurs » en sous-traitance chez Daher ou Stelia. « Notre carnet de commandes à dix ans nous confère une tranquillité qui n’a pas de prix », soulignent Régis Belliot et Tony Raimbault, bronzés et relax. Ces élus CGT militent cependant pour qu’Airbus recrute plus de précaires en CDI, notamment pour anticiper les départs en retraite. « La pression sur les lignes qui tourneront les samedis dès septembre ne doit pas être trop pesante. Nous devons passer du travailler plus au travailler mieux », insiste Régis, en rappelant que son groupe verse 1 milliard d’euros à ses actionnaires.

Déjà Airbus, apprend-on au Pôle emploi de Saint-Nazaire, logé près de l’université et des « quartiers », facilite l’embauche de locaux, d’apprentis, en n’exigeant plus des chômeurs présélectionnés sur leur projet professionnel et leurs aptitudes détectées lors de simulations. « Une fleuriste, un bijoutier et même un prothésiste dentaire, minutieux, ont pu être engagés et sont ravis de leur reconversion », se félicite Laurianne Allanic, responsable d’une équipe spécialisée de Pôle emploi. « Nos 3 712 demandeurs d’emploi, jeunes, de longue durée, doivent se projeter dans d’autres métiers, ne serait-ce qu’en se formant plus de 400 heures. Avec l’Etat, la région, nous saurons les épauler », assurent ses chefs Catherine Pelletreau et Alain Brouillet.

Laissés-pour-compte

En attendant ce grand soir du plein-emploi, le chômage touche encore 10 % des actifs, deux fois plus qu’en 2002, les deux serveuses du Trou du Fût, un bar à vins gourmand à l’ambiance bon enfant, courent les CDD « pour aller chercher leurs sous ». « Ça va mieux car les jeunes traînent moins et il y a moins de vols de voitures ou de déprédations de petits commerces, détaille Cindy, frange châtain et paupières maquillées aux couleurs de la France. Toutefois, à 25 ans, alors que je travaille depuis mes 18 ans, je me désole de ne pas décrocher un emploi stable, regrette cette maman d’une petite fille. Heureusement que mon mari occupe un poste sécurisant dans l’aéronautique, même s’il travaille en trois-huit, ce qui n’est pas simple. » Célibataire et sans famille sur Saint-Nazaire, Carole, 33 ans, bac pro de pépiniériste, alterne entretien d’espaces verts, production de plantes et jobs de serveuse l’été. « Il n’y a que la plonge que je refuse car je peux trouver mieux », confie-t-elle. Avenue de la République, certains magasins gardent encore le rideau baissé toute la semaine…

« On aurait aimé qu’ils puissent bâtir leur vie à Saint-Nazaire. »Permettre à tous de « rester et vivre au pays », selon le slogan consacré, c’est donc le défi du maire rocardien, David Samzun, 46 ans, dont le père travaillait dans la navale. « Avec les éoliennes de General Electric, la production de biomasse, nous diversifions l’industrie dans laquelle nous avons toujours cru [28 % de l’activité du bassin]. Mais je veux en finir avec le cliché d’un Saint-Nazaire triste où l’on s’épuise à travailler. Notre ville doit devenir une cité plaisir, où il fait bon vivre, jouir de ses vacances. » Ces concitoyens plébiscitent la réhabilitation du front de mer, vite devenu la balade familiale incontournable, la guinguette, les portiques de bois flotté sur la plage, sur lesquels les enfants rivalisent d’acrobaties. Ingénieur du son, producteur de cold wave à Bruxelles, mais toujours ravi de retrouver les gris subtils de sa baie natale, Jonathan, 25 ans, se régale de sauts dans le skate park. Les Français connaissaient depuis longtemps la plage de Saint-Marc, sa jetée, son groupe de rochers et même son hôtel de la Plage puisque Jacques Tati, conquis par son ambiance familiale, y tourna en 1951 les Vacances de M. Hulot. Près de la statue du personnage pince-sans-rire, penchée sur les baigneurs, un couple de retraités lève le voile sur sa vie culturelle « agréable ». Dominique, ancienne de l’Education nationale, fréquente l’école d’arts plastiques, le théâtre, le Grand Café, le Life, une salle de spectacle nichée opportunément dans l’alvéole 14 de l’indestructible base sous-marine construite par les Allemands. Patrick l’accompagne, s’adonne au tai-chi, milite au Secours populaire. Sans regretter d’avoir quitté Nantes. C’est dire ! Leurs enfants, en revanche bien diplômés, se sont expatriés en Suisse et à Lyon. « On aurait aimé qu’ils puissent bâtir leur vie à Saint-Nazaire. »

Permettre à ce futur d’advenir en fortifiant la résilience du tissu économique mobilise aussi l’amène Jean-François Gendron, président de la chambre de commerce et d’industrie (CCI) de Nantes-Saint-Nazaire, qui promeut les filières du design, de l’ameublement et des industries culturelles. « Actifs dans le programme national Usine du futur, bien représentés dans la tribu French Tech, nous offrons, à la sortie de Saint-Nazaire, à toutes les start-up, l’accès à un centre de réalité virtuelle collaboratif », vante le patron de Sotec (matériel médical). Réseau entrepreneurial très actif, Neopolia, 220 boîtes, s’appuie sur l’IRT Jules Vernes, un institut de recherche industrielle lancé en 2012 dans le plan Investissements d’avenir. Pour éradiquer deux tares du capitalisme tricolore, à savoir l’étranglement des sous-traitants et les factures réglées en retard qui coulent des PME, Gendron a créé un Club Stratégies Achats », mobilisant de grands donneurs d’ordres comme Total, présent à Donges, commune voisine, ou EDF, et facilitant l’escompte des traites des plus fragiles.

Enfin, pour engranger de la croissance à l’international, il a lancé le premier club Stratexio du pays, un programme qui incite les grands groupes à chasser en meute avec leurs sous-traitants à l’export, comme le font les entreprises allemandes depuis trois décennies… et comme le promet Pierre Gattaz depuis son élection au Medef. « Cette symbiose exceptionnelle de nos territoires, longtemps renforcée par une grande proximité politique entre région, département et ville, contribue à remobiliser les demandeurs d’emploi », affirme Alain Brouillet, en longeant au volant de sa voiture des HLM nichés dans la verdure. Un rebond collectif qui pourrait en inspirer bien d’autres…

La popularité de Hollande, elle, ne va pas mieux

Saint-Nazaire n’est pas Nantes. Il n’empêche. Dans l’estuaire, le président-candidat devra aussi défendre ses réformes pour reconquérir le cœur de ses électeurs. Les manifestations contre la loi Travail ont rassemblé jusqu’à 1 000 personnes place de l’Amérique-Latine. Philippe, soudeur, reproche au chef de l’Etat de ne pas avoir lutté contre cette Europe du dumping social, qui enrichit les banquiers mais rogne la galette des cols bleus, en tolérant une concurrence déloyale. « Avec le Brexit, François Hollande ose faire la leçon aux Anglais. Mais lui devait combattre les financiers et il les a arrangés ! » s’indignent les syndicalistes. Côté patronat, on salue certes le Cice, la conversion à une politique d’offre. « Hollande doit encore, avant 2017, face à des zadistes, nous prouver qu’il est capable d’imposer l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes dont nous avons besoin ! » tonne un chef d’entreprise. Depuis l’hôtel de ville de Saint-Nazaire, David Samzun vole donc au secours du président : « Les Nazairiens doivent se souvenir que François Hollande a aidé STX à décrocher la commande décisive du Harmony Of The Seas, quand Nicolas Sarkozy n’avait rien fait pour sauver d’autres commandes », milite le maire PS, dans un département qui a basculé à droite.

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