Palmyre : ceux qui l'aiment, ceux qui l'abandonnent

Quoique désormais libérée, depuis mars 2016, la cité antique de Palmyre a connu la rage destructrice des djihadistes de l’Etat islamique, les pillages et les combats. Tandis que les archéologues syriens travaillent dans le dénuement le plus complet et appellent toutes les bonnes volontés, les polémiques franco-françaises se font entendre jusque dans l’enceinte du site. Reportage exclusif pour « Marianne ».

Tadmor, en Syrie, 9 heures du matin. Un minivan de la Direction générale syrienne des antiquités et des musées (DGAM) se présente à l’entrée du site de Palmyre. A son bord, une équipe d’archéologues syriens vient de traverser les vastes steppes du gouvernorat de Homs, bravant le danger des embuscades et la monotonie d’un paysage ruiné. La ville moderne est aujourd’hui totalement dévastée, et l’intimité des Palmyréens dégueule à travers les façades éventrées. Tandis que des hélicoptères tournoient dans le ciel, des déflagrations assourdissantes déchirent l’atmosphère : l’armée russe désamorce, un à un, les quelque 4 500 engins explosifs dissimulés par les combattants de l’Etat islamique avant leur fuite. C’est dans ce capharnaüm que les archéologues de la DGAM tentent désormais de sauver ce qui peut l’être.

Apparemment, le travail de déminage serait achevé dans l’enceinte de la cité antique. Ahmad Deeb, le directeur des musées de Syrie, progresse avec précaution, accompagné par des archéologues syriens, dont la jeune Diala qui y revient pour la première fois depuis que la ville a été libérée. Elle s’effondre en larmes :

«Je suis venue plus de 100 fois quand j’étais universitaire. Je me souviens de chaque pierre. Je pleure surtout la vie qui était présente ici, les moments de bonheur. Mes amis sont devenus des refugiés. Il y avait quelque chose que nous ne pourrons jamais reconstruire.»

Le petit groupe vagabonde dans les ruines du temple de Bêl, soufflé le 30 août 2015 par les artificiers de l’Etat islamique. Poussés par un vent chaud, dans un silence de mort, ils font face à ce qui était autrefois la cella, devenue un champ de chapiteaux à terre, d’amoncellements de pierres beiges et ocre. Seul subsiste, comme par enchantement, le porche monumental. La restauration de ce monument, vieux de deux mille ans, risque d’être délicate à mettre en œuvre, tout comme celle du temple de Baal-shamin, lui aussi dynamité par les djihadistes.

La solution ? le Système D

L’urgence, pour les archéologues de la DGAM, est aujourd’hui de dépoussiérer, d’identifier et de reconstituer le puzzle des pièces antiques endommagées. Le musée de Palmyre, devant lequel gît le lion d’Allât qui en ornait jadis l’entrée, est dans un état déplorable, ce qui complique encore leur travail : les toits ont été éventrés par les bombardements, les vitres ont volé en éclats, les câbles et les armatures métalliques s’entrechoquent. Par chance, un missile a traversé trois couches de béton pour atterrir dans les réserves mais il n’a pas explosé. Jonchant le sol, des statues saccagées rappellent que toutes les œuvres religieuses sculptées lors de l’ère de la Jahiliya – l’antiquité préislamique – étaient l’objet d’une condamnation par l’Etat islamique. La statue de la déesse arabe Allât (Athéna chez les Grecs) a ainsi été brisée et décapitée.

Pendant les dix mois d’occupation de Palmyre par Daech, le musée a par ailleurs été transformé en tribunal islamique. Mais pas seulement : d’après les documents retrouvés sur place, un bureau des fouilles y avait été créé, afin de gérer l’économie des pillages. Un archéologue explique que «ce n’est pas Daech qui faisait les fouilles, ses fonctionnaires se contentaient de fournir les autorisations aux voleurs locaux». S’inscrivant dans la coutume islamique du khoms, un impôt religieux juteux s’échelonnant entre 20 et 50 % était prélevé auprès des pilleurs, qui pouvaient ensuite alimenter le marché international via les camps de réfugiés de Turquie et du Liban. L’organisation djihadiste avait donc fait du pillage une véritable industrie.

Pour l’heure, les travailleurs de la DGAM ont recours au Système D. Des barres métalliques trouvées dans les gravats sont réutilisées pour servir d’outils, les plaques d’isolation du plafond tirées des décombres servent à caler les têtes des statues décapitées. On utilise des caisses d’armes fournies par les Russes afin de ranger les fragments, et de simples matelas, maintenus avec des cordes, permettent aux œuvres d’être protégées lors de leur transfert vers Damas. Devant le manque de moyens, des bas-reliefs de plusieurs centaines de kilos sont descendus à travers les ruines avec des cordes par la seule force des hommes. A chaque instant, un accident peut survenir. Au fil des jours, la chaleur devient de plus en plus pesante, la fatigue s’accentue, mais personne ne renonce.

Abandonnés par la France

Aucun découragement chez ces hommes, donc, mais l’impression d’avoir été abandonnés. Un jeune Syrien, venu à Palmyre afin d’apporter son aide bénévole, s’étrangle de rage : «Tout le monde pleure Palmyre dans les médias, ils ne doivent pas seulement parler, ils devraient être avec nous.» Les avis au sein de l’équipe sont pourtant partagés quant à la présence russe. Si certains y voient une forme d’ingérence, d’autres restent persuadés que leur action a été déterminante dans la reprise de la ville. Des tirs réguliers, venant de la palmeraie ou des collines environnantes, rappellent que le danger djihadiste reste une réalité lancinante. Le jeune volontaire sort son téléphone portable et nous montre deux photos juxtaposées : la première, qui date de mai 2015, témoigne de l’exécution de 25 militaires syriens par des enfants soldats de l’Etat islamique devant l’amphithéâtre ; la seconde, prise un an plus tard, montre l’orchestre symphonique du théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg donnant un concert pour célébrer la libération de la ville. Le jeune homme nous interroge :

«Je ne comprends pas pourquoi l’Occident a décidé que nous n’avions pas le droit de nous réjouir de la reprise de Palmyre ? Que devons-nous faire ?»

La politique française, en particulier, est ici l’objet de critiques acerbes. On continue de se désoler de la décision, prise par Sarkozy en 2012, de fermer l’ambassade de France en Syrie et le Centre culturel français, et de cesser les aides au lycée Charles-de-Gaulle de Damas. Le directeur de la DGAM, Maamoun Abdulkarim, s’en émeut :

«Je me suis senti abandonné par la France, et tout ça pour des raisons politiques. L’archéologie syrienne est francophone, comme vous pouvez le voir ; tout est écrit en français dans mon département. Pourquoi un tel gâchis historique après un siècle de coopération entre l’archéologie syrienne et française ? Une exposition sur l’art syrien aura lieu au musée Pouchkine en octobre : figurez-vous que nos échanges avec les Russes se font en français…»

Et Maamoun Abdulkarim de critiquer aussi la politisation des débats sur Palmyre : «Pourquoi, au sein de l’Unesco, pas une personne française n’est venue à notre rencontre ? Et pourquoi certaines institutions françaises ont même été jusqu’à refuser de nous recevoir ? La DGAM est une organisation scientifique, et non politique. J’attendais un soutien moral et scientifique, pas des attaques.»

Les propos de l’historienne Annie Sartre-Fauriat, qui a déclaré dans Télérama que la libération de Palmyre était avant tout un «coup médiatique d’El-Assad» et qu’«y aller maintenant serait une caution donnée au régime», passent très mal chez les archéologues et les travailleurs de la DGAM, qui s’échinent chaque jour à tenter de sauver ce qui peut encore l’être. Le directeur de la DGAM ne cache pas son affliction :

«Après cinq ans de guerre, je suis fatigué. La vie ici, en Syrie, est assez dure comme ça, et nous n’avons pas besoin de subir des polémiques venues de France. Le patrimoine de Palmyre appartient au monde entier. Les gouvernements changent mais les pays restent, l’Histoire reste.»

Appel à l’aide

Certains Français, cependant, n’hésitent pas à faire le voyage à Palmyre. Jacques Seigne, directeur de recherches émérite au CNRS, a ainsi passé quelques heures sur le site en juin, et il a été rassuré en découvrant que les blocs de l’Arc monumental étaient suffisamment compacts pour envisager une reconstruction du monument – probablement grâce à l’utilisation des techniques d’anastylose dont les archéologues se sont servies pour restaurer les temples khmers d’Angkor. Un architecte français, Yves Ubelmann, s’est aussi rendu plusieurs fois sur place. A la tête de son entreprise, Iconem, il s’est donné pour ambition de fournir une documentation 3D, grâce à des drones, afin de nourrir des algorithmes de retraitement visuel qui pourront aider à la restauration de zones archéologiques.

Maamoun Abdulkarim se félicite évidemment de ces interventions personnelles : «Le retour de Jacques Seigne, les travaux innovants d’Yves Ubelmann, c’est la France que j’aime. J’appelle tous les archéologues français à venir.» Mais, pour l’heure, la présence française reste bien ténue, alors que des offres de service affluent du monde entier. Deux archéologues polonais, qui avaient participé à la restauration du lion d’Allât en 2005, sont ainsi revenus faire un nouvel état des lieux. Trois pièces cassées par Daech vont également être transportées en Italie, pour être exposées au Colisée avant d’être restaurées et renvoyées en Syrie, à l’initiative de l’ancien maire de Rome Francesco Rutelli.

La présence russe sera peut-être plus conséquente encore, comme en témoigne l’engagement du musée de l’Ermitage. Il y a aussi des actions moins consensuelles : un archéologue de la DGAM, sortant d’un tiroir une vieille photo de l’Arc monumental, ne comprend pas pourquoi une réplique 3D du monument a été inaugurée en grande pompe à Trafalgar Square :

«La moitié de son coût aurait pu payer la restauration de l’original. Daech l’a détruit ici et l’on ne trouve rien de mieux que de reconstruire une copie à Londres, qui n’a aucune valeur. J’ai vécu cela comme une provocation.»

D’autant plus qu’il est prévu d’«imprimer» d’autres répliques 3D de l’Arc monumental à New York et à Dubai…

La reconstruction de la Perle du désert, évidemment, prendra des années. Depuis la France, Annie Sartre-Fauriat a exprimé sans ambages ses réserves : «Si c’est pour transformer Palmyre en Disneyland, ça ne vaut pas la peine.» On se demande ce que ça veut dire. Maamoun Abdulkarim sait bien qu’il n’y aura pas de reconstruction avant la paix :

«Chaque chose en son temps : d’abord le retour des habitants, le rétablissement de l’eau, de l’électricité. Ensuite viendra le temps des études. Puis, une fois ces études discutées avec des experts et ratifiées par l’Unesco, nous pourrons entreprendre la restauration.»

Près de lui, dans son bureau damascène, se tient le directeur des antiquités de Bosra. Ce dernier travaille dans des régions qui sont sous le contrôle de factions rebelles. L’un et l’autre rappellent cette évidence : «Les archéologues ne font pas, ou plutôt ne devraient pas, faire de politique.»

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