Haïfa, la ville où juifs et Arabes vivent bien ensemble

Alors que les haines flambent dans le pays, les habitants tentent de préserver la coexistence qui a toujours eu droit de cité dans le grand port israélien.

Au café Fattoush, on essaie d’être heureux. A droite, sur les pentes du mont Carmel, brille le dôme d’or du sanctuaire bahaï. A gauche, la mer et les pulsations du port. Ici, à l’ombre des glycines, des pampres et des bougainvillées, on se parle en arabe et en hébreu. On échange les coupelles et les verres de thé en souriant, la menthe embaume avec l’espoir. Un moment rare en Israël à l’heure des couteaux. Dans ce café, avenue Ben-Gourion, sont attablés des jeunes gens pour qui Ben Gourion est un géant et d’autres qui n’ont aucune raison historique de lui dire merci. Tant pis : ici, il y a même un olivier. La paix rêvée surgit par effraction entre les interstices sanglants du réel. Du reste, un peu plus haut sur la montagne vit le doyen de l’humanité, Yisrael Kristal, 112 ans, un rescapé d’Auschwitz. C’est qu’on est à Haïfa.

« Une ville saine, encore une maison commune« , aiment à répéter les habitants. Pas seulement les clients du café Fattoush, jeunes et branchés, mais aussi ceux des marchés de Wadi Nisnas, l’un des plus anciens quartiers arabes. Là aussi l’arabe et l’hébreu tintent sans s’affronter dans un air chaud qui ne sent pas les fièvres comme à Jérusalem. Un phénomène unique en Israël, dans cette société construite sur la séparation. Dès l’enfance, juifs et Arabes, qui étudient dans des systèmes scolaires différents, sont voués – hors quelques écoles exceptionnelles – à ne jamais se connaître. Comme les êtres, les langues s’ignorent, les musiques jaillissent dans des espaces où l’identité obture même les gammes, les voix, les sons. Fini les luths qui unissaient Arabes et juifs orientaux. A leur place : la lutte.

Haïfa échappe à DieuMais Haïfa, la troisième ville d’Israël, avec ses quelque 300 000 âmes, dont 10 % d’Arabes, ne veut pas que cela arrive. Dans le quartier du Hadar (« Splendeur », en hébreu), des familles de tous les horizons vivent dans les mêmes immeubles : des juifs russes, des Arabes, des ultraorthodoxes, des juifs éthiopiens. Pendant le shabbat, les bistrots sont ouverts et il ne vient à l’idée de personne de vouloir les fermer pour offense au jour sacré. Haïfa échappe à Dieu, c’est peut-être l’un de ses secrets. Sa population double dans les années 30 avec les réfugiés juifs allemands sceptiques et intellos, mais aussi avec la classe ouvrière arabe venue travailler sur le port. Le Parti communiste se taille la part du lion. Ce sera Haïfa la rouge, sociale et laïque. Même au lendemain de la guerre d’indépendance qui ensanglante les rues du Hadar et celles de Wadi Nisnas, la ville ne perd pas la mémoire.

Uri Weltmann, 32 ans, explore passionnément ce passé antérieur. Fils de musiciens juifs roumains, il est communiste, membre du parti Hadach (qui réunit juifs et Arabes) mais pas vraiment matérialiste. Il a envie de rêver, comme tout le monde ici, en se penchant sur un hier qui pourrait redessiner les lendemains. «Avant 1948, il y avait un maire arabe et un maire juif, explique Uri, le poste attribué au maire arabe n’a été rétabli qu’après les accords d’Oslo. Pourtant, Haïfa a produit un style de vie différent parce que la composition socio-économique arabe est unique : une classe moyenne libérale, des médecins, des avocats. Et la ville est devenue un foyer de recherche et de création pour les intellectuels arabes. Beaucoup rencontrent les intellectuels juifs. Depuis la vague d’agressions au couteau, on a organisé ensemble plusieurs manifestations. Ici, il y a des juifs et des Arabes qui refusent d’être ennemis et ne veulent pas que leurs enfants grandissent dans une société xénophobe.»

Le refus de désespérer

Uri avale le dernier verre de thé noir trop sucré à la russe : « La droite et l’extrême droite ont leur récit. Mais c’est peut-être ici, à Haïfa, que nous pouvons forger un contre-récit en montrant que l’extrémisme fait d’Israël un pays invivable, mais qu’il n’est pas une fatalité. On peut y échapper.« 

Ayman, 25 ans, s’est échappé. Il arrive de Ramallah. Palestinien de Cisjordanie, il a obtenu un permis de six mois à Haïfa pour rejoindre la communauté ahmadie, rassemblant des musulmans réformistes et pacifistes, considérée comme une secte dissidente par l’islam orthodoxe qui la persécute. « Avant, dit Ayman, j’étais heureux quand il y avait un attentat-suicide ou qu’une voiture-bélier écrasait des Israéliens… » Les ahmadis l’auraient arraché à la haine. Leur histoire est liée à celle de la ville. Ils ont fui Damas en 1928 pour s’installer à Haïfa. L’émir actuel de la communauté, Muhammad Sharif Odeh, 50 ans, a ouvert une Fondation Haïfa dans le quartier de Kababir. L’édifice tout blanc domine la Méditerranée. Des juifs religieux sont venus, ce matin, de Jérusalem pour faire la connaissance des ahmadis. « Notre but, c’est de guérir l’islam de l’idolâtrie qui s’en empare« , dit le doux émir, qui dénonce les attentats et le djihad sur toutes les radios et sur tous les plateaux. En djellaba pourpre, la barbe fleurie, il règne philosophiquement sur Kababir. Ayman est donc, à ses côtés, en cure ahmadi à Haïfa. Une double chance d’atteindre enfin la normalité.

Cobie Brosh, 54 ans, est un des habitués de la fondation. Né à Haïfa, ce diplomate qui fut en poste au Caire et à Amman échange dans un arabe parfait avec son ami l’émir ahmadi les dernières nouvelles du front. Le front de la terreur qui a ces derniers temps épargné Haïfa. Pourtant, naguère, le sang a coulé. Pendant la deuxième intifada, en octobre 2003, un attentat-suicide, revendiqué par le Djihad islamique, a fait 21 morts, juifs et Arabes, au restaurant Maxim, la cantine préférée des footballeurs du Maccabi Haïfa. Sept mois plus tôt, l’attentat du bus 37, revendiqué par le Hamas, avait tué 17 personnes. Un choc immense pour les deux communautés. Onze ans plus tard, à l’été 2014, celui de la guerre de Gaza, l’extrême droite appelle au boycott des magasins arabes. Le mot d’ordre n’est pas suivi et les contre-manifestations s’enchaînent. « Soit on vit ensemble, soit on meurt ensemble, résume froidement Cobie Brosh, mes arrière-grands-parents ont été tués lors du pogrom de Hebron en 1929, mon père commandait le bataillon du Carmel pendant les combats de 1948, je connais chaque pierre et chaque douleur de ma ville natale. Ici, il faut continuer à parler avec ceux qui veulent parler.« 

Du Beit Hagefen, le centre culturel judéo-arabe, au Hapoel Khalisa, le club de foot où les équipes mixtes continuent à jouer ensemble, quelle que soit la couleur des jours, Haïfa refuse de désespérer.

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