L’attentat au camion piégé perpétré le dimanche 3 juillet dans le quartier chiite de Karrada, à Bagdad, est l’un des plus sanglants qu’ait connu la capitale irakienne qui en compte des milliers depuis l’époque où Bush, Blair et consorts plastronnaient : « Mission accomplie ! ». Mais nous savons depuis longtemps que toutes les victimes ne se valent pas.
Qu’on me permette ici une anecdote personnelle : en avril 2003, peu après le début de l’invasion du territoire irakien menée par les Etats-Unis, j’avais choisi d’illustrer la une d’un magazine qui n’était pas Marianne avec la photo d’un marine américain embourbé à mi-cuisses avec ce titre : « Irak, un nouveau Vietnam ? ». Quelle impudence ! A l’époque, j’avais reçu une sacrée volée de bois vert provenant de la majorité de mes confrères : la chute de Saddam Hussein était forcément une promenade de santé. Comment ne pas communier dans la certitude que les cartes allaient être redistribuées dans cette région du monde avec le retour de l’oncle Sam ? Emettre un doute relevait de la haute trahison. Un grand éditorialiste (par ses réseaux), dont je tairais le nom, avait même prédit (ou espéré) mon exécution professionnelle. C’est bien simple, avant même d’avoir envahi les ruelles de Bagdad, les néocons avaient disposé leurs snipers à tous les coins des boulevards germanopratins.
Une fois le dictateur irakien tombé après le renversement symbolique de sa statue, il n’a pourtant pas fallu attendre bien longtemps pour voir se lever milices, brigades et bandes armées, avec, notamment, côté sunnite l’Armée islamique en Irak, puis, peu après, côté chiite, l’Armée du mahdi. Dès la fin du mois de juin 2003, tous les ingrédients avaient été réunis par les sorcières de Macbeth qui pouvaient commencer à faire bouillir la marmite.
Le terrorisme nous révèle ainsi notre commune humanité C’est pour le moment l’attentat le plus meurtrier survenu dans le monde depuis 2016. Pour autant, les grandes chaînes de télévision françaises ont opté pour un traitement minimal de l’information dans leurs journaux d’inactualité. L’une d’elles a grassement consacré treize secondes à cette tragédie. Treize secondes. Service pudique, je présume. Avec au moins 213 morts et 200 blessés, parmi lesquels de nombreux enfants, l’attentat au camion piégé perpétré le dimanche 3 juillet dans le quartier chiite de Karrada, à Bagdad, est l’un des plus sanglants qu’ait connu la capitale irakienne qui en compte des milliers depuis l’époque où Bush, Blair et consorts plastronnaient : « Mission accomplie ! » Treize secondes, mais nous savons depuis longtemps que toutes les victimes ne se valent pas. C’est la fameuse et fumeuse « loi du mort-kilomètre » qui pose comme base que plus un événement est éloigné, moins il éveille notre attention et moins les victimes suscitent notre empathie. Cependant, Bagdad se trouve à 4 900 km de Paris et Orlando, par exemple, se trouve à 7 200 km. On nous parle alors d’identification. Traduction : la possibilité que ces crimes surgissent ou non dans l’Hexagone. Mais, précisément, n’est-ce pas la marque du terrorisme pratiqué par Daech et ses métastases : savoir que désormais nous sommes aussi vulnérables que le tisserand de Dacca ou que le pasteur de Baga ? Cruelle ironie que le terrorisme nous révèle ainsi notre commune humanité que nous oublions trop souvent quand il s’agit de partage.
S’agissant de l’Irak, la raison de ce manque d’intérêt provient d’une indifférence encore plus grande. L’attentat du 3 juillet n’a pas bénéficié de la même solidarité que l’attentat du 28 juin à l’aéroport d’Istanbul. L’opinion, déjà peu encline à se pencher sur le sort des Bagdadis, s’est, à la longue, « mithridatisée » en entendant depuis plus de dix ans ces communiqués laconiques annonçant 20 morts dans un marché ou 30 morts devant une mosquée… Des chercheurs ont établi dernièrement une carte où figurent les explosions de voitures piégées dans la capitale irakienne depuis 2003. Elles sont représentées par un point rouge. C’est bien simple : la capitale irakienne est écarlate.
Sur Facebook, une jeune artiste irakienne, Zukreat Nazar, a écrit le lendemain de l’attentat un court texte qui en peu de temps a été partagé près de 12 000 fois : « Je suis allée au marché pour acheter du sang. Ils m’en ont montré. Le plus cher venait de Paris, celui d’après provenait de Bruxelles. J’ai dit : “Montrez-m’en un qui soit plus à ma portée.” Ils m’ont présenté du sang du Pakistan et de Turquie. J’ai dit : “Et celui-ci ? Combien coûte-t-il ?” On me répondit que personne n’en voulait, que je pouvais le prendre, que c’était gratuit. J’ai pleuré et j’ai demandé : “A qui appartient ce sang ?” Ils m’ont répondu : “Ça ? C’est du sang irakien.” »
Honte du martyre que subit ce peuple depuis treize ans Il y a l’indifférence mais aussi la honte. Honte du martyre que subit ce peuple depuis treize ans. C’est cette honte qui nous conduit également à détourner le regard. Le refus de Jacques Chirac de s’engager dans l’aventurisme militaire et la défense des intérêts des grandes compagnies pétrolières ne suffit pas à nous exonérer de notre mauvaise conscience. Sans doute parce que, fort de ce veto chiraquien, nous n’avons pas voulu aller jusqu’au bout de la démarche qui consistait à dessiner ce qui aurait pu être un acte fondateur de l’indépendance européenne. Un rendez-vous manqué. Les opinions publiques y étaient prêtes à l’exception des… Anglais manœuvrés par le gouvernement de l’époque. Se sentant sur la sellette avec le rapport de la commission d’enquête, commandé en 2009, sur l’engagement controversé du Royaume-Uni dans la guerre en Irak, ce faux cul de Tony Blair vient de faire des excuses partielles au moment même ou Donald Trump ne craignait pas d’affirmer : « L’intervention en Irak a été une erreur gravissime. » Il y a plein de Tony Blair en France dont on attend encore les excuses pour ce qui demeure un des plus grands crimes de ces deux dernières décennies.
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