Au soir de sa vie, rongé par la maladie, Michel Rocard s’était longuement confié, en mai 2015 puis en mars 2016, pour analyser les raisons de l’échec de la gauche au pouvoir, l’insoutenable légèreté de François Hollande et dévoiler le nom de l’assassin du socialisme : François Mitterrand.
Michel Rocard rassemble ses dernières forces. Il a les joues creusées, les yeux fixes. Il reprend sa respiration. Se crispe. Et lâche dans un souffle : « S’il faut désigner le tueur intellectuel du socialisme…». Pause. Une lueur de défi illumine son regard. « Il s’appelle François Mitterrand ! » Il est plus de dix-neuf heures ce jeudi 28 mai 2015 et l’ancien Premier ministre en revient, encore et toujours, au sujet qui a empoisonné sa vie politique, François Mitterrand.
Rocard enfonce le clou : « C’est épouvantable. Nous gérons les conséquences de son mépris non seulement pour l’économie, mais pour la pensée à long terme. Il y a de quoi se flinguer ! Mais comme ce n’est pas dans mon tempérament, je suis toujours là… » Vaillant, combatif, courageux. Michel Rocard sait pourtant qu’il n’en a peut-être plus pour très longtemps. Deux heures plus tôt, il avait accueilli le visiteur par ces mots glaçants : « Je vais bientôt mourir…» (1) Puis, exhibant plusieurs pages de notes griffonnées de sa petite écriture nerveuse, il avait ajouté : « J’ai préparé cet entretien car c’est sans doute ma dernière prise de parole publique… » Sacrée entrée en matière… Dans ce petit bureau encombré, niché au fond d’une petite rue du VIIIème arrondissement de Paris, l’atmosphère est tout-à-coup lourde, pesante. L’émotion fige l’instant.
Michel Rocard se trompe, fort heureusement. Des entretiens, il en accordera bien d’autres au cours des treize mois qu’il lui reste à vivre. Jusqu’aux dernières semaines, jusqu’au dernier moment, le père de la « deuxième gauche » continuera de réfléchir, de disserter, de discuter du sujet qui lui tenait le plus à cœur : le « socialisme démocratique », ses limites et ses bienfaits. Mais ce soir du printemps 2015, il est vrai que l’ancien Premier ministre, alors âgé de 84 ans, fait pâle figure. Sur son bureau s’entassent des piles d’analyses médicales. Autour de son cou, une petite alarme vibre à intervalles rapprochés. L’hôpital cherche à le joindre. Michel Rocard lutte contre le cancer. Il ne s’en cache pas. Sans même qu’on l’interroge, il raconte volontiers ce terrible combat qui ronge son quotidien.
Et pourtant son visage s’illumine, son regard s’éclaire et son débit s’accélère dès qu’il est question de se pencher sur le sort de la social-démocratie. Les références se bousculent : Olof Palme, le leader suédois assassiné en 1986, son « vieux camarade » espagnol Felipe Gonzales, la rupture avec le marxisme du SPD allemand lors du congrès de Bad-Godesberg en 1959 mais aussi la création du RMI ou les accord de paix en Nouvelle- Calédonie lors de son passage à Matignon entre 1988 et 1991, les souvenirs s’entrechoquent et Michel Rocard reprend vie.
«C’est Mitterrand qui a détruit ma réputation auprès des journalistes»
Seule l’évocation d’un nom rembrunit son visage : François Mitterrand… Son meilleur ennemi est mort presque vingt ans plus tôt, le 8 janvier 1996, mais Michel Rocard continue de régler ses comptes avec celui qui lui a gâché la vie publique, et même la vie tout court, celui qui lui a barré la route de l’Élysée. À cause de lui, Michel Rocard a souffert. Beaucoup. Souvent. Dès son ralliement au PS, en 1974, lors des Assises du socialisme, il a été moqué, méprisé, humilié. Son débit rapide et saccadé, son souci de la négociation et du compromis social, sa prise en compte des réalités économiques, tout chez lui était objet de railleries pour François Mitterrand le littéraire, le stratège cynique, l’ambitieux si sûr de lui et de son destin quand Michel Rocard, lui, au fond, n’a jamais cessé de douter de lui-même. « C’est lui qui a détruit ma réputation auprès des journalistes, raconte-t-il ce jour de mai 2015. C’est Mitterrand qui ne cessait de leur répéter : ‘Rocard, pffff… De toute façon, on ne comprend rien à ce qu’il dit !’ ».
Ses trois années passées à Matignon sous la férule du grand homme, de 1988 à 1991, le pape de la « deuxième gauche » les a vécues comme une torture. Chaque mercredi matin, il arrivait à l’Elysée la boule au ventre pour son tête-à-tête avec le chef de l’État. Trente minutes plus tard, Michel Rocard en ressortait lessivé. Au plus profond de lui, cette séance d’humiliation hebdomadaire réveillait le souvenir lointain de ses terribles face-à-face avec son père, Yves Rocard, ce scientifique illustre qui n’a cessé de rabrouer son fils parce qu’il avait osé choisir la voie médiocre de la politique… Après avoir subi la foudre jupitérienne de Mitterrand, Rocard s’en allait retrouver les membres de son gouvernement qui le scrutaient et riaient sous cape en le voyant arriver au conseil des ministres, mine défaite, démarche incertaine, dans la foulée souveraine du président en majesté.
Un quart de siècle après, secoué de quintes de toux, épuisé par la maladie, Michel Rocard n’en démord pas. Il le répète inlassablement : le coupable, celui à cause duquel le malheur s’est abattu sur la gauche, celui qui la confine dans l’échec et l’impuissance au pouvoir, c’est François Mitterrand. Et le pire pour Rocard, c’est qu’au soir de sa vie, le cauchemar s’est répété lorsqu’il a vu François
Mitterrand revenir à l’Élysée réincarné en… François Hollande. Le vice de forme qui obère le quinquennat en cours depuis 2012, Michel Rocard l’a identifié d’une formule: « François Hollande est un fils de Mitterrand. Il est entré de plain-pied major de promo dans l’école Mitterrand dont le précepte principal était : ‘Tout ce qui n’a pas de signification, de traduction électorale forte et proche, n’a aucune importance. Il ne faut s’occuper que de l’immédiat, gérer au jour le jour !’ »
«Comme Mitterrand, le pauvre François Hollande a fini lui aussi par oublier l’économie»
Ce jour de mai 2015, le prof Rocard corrige la copie de l’élève Hollande. La note est sévère : « Comme Mitterrand, le pauvre François a fini lui aussi par oublier l’économie non pas à cause d’une sorte d’ostracisme politique, mais parce qu’il fait partie de ces politiques incapables de distinguer ce qui est important et ce qui ne l’est pas.» Aux yeux de Michel Rocard, François Hollande est l’archétype de cette génération de responsables politiques qui cèdent tout aux caprices des médias, à leur futilité, à leur légèreté. « Les politiques n’ont plus le temps, car ils subissent une pression de plus en plus terrible de la part des médias qui interdisent de parler de choses compliquées », explique-t-il. Son « copain François » comme il dit, l’amoureux de la presse, l’ami des journalistes, parle trop et trop vite, et n’agit non pas pour l’Histoire, mais pour contenter une poignée d’éditorialistes parisiens.
Pendant de la superficialité de l’action du président, son cynisme directement hérité, selon Rocard, de ce Mitterrand auprès duquel Hollande fit ses premières armes à l’Élysée et qui lui fit prononcer le 22 janvier 2012 désormais célèbre discours du Bourget que le chef de l’Etat porte comme une fardeau depuis son élection. « Mon véritable adversaire n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance », lança le candidat Hollande. Cette envolée lyrique est devenue son boulet de son quinquennat. Rocard hausse les épaules et soupire : « Pfff… Guy Mollet a fait douze discours de cet acabit et Mitterrand bien plus encore. Ce n’est qu’une écriture soignée, attentive et brillante de ce que les gens veulent entendre. Mais c’est extérieur à toute réalité. »
Dix mois plus tard, le vendredi 25 mars 2016, dans le même petit bureau encombré du VIIIème arrondissement de la capitale, Michel Rocard avait retrouvé un peu d’énergie lors de l’ultime entretien qu’il accorda à l’auteur de ces lignes. C’est peut-être cette vitalité retrouvée qui lui faisait regarder avec un peu d’indulgence le parcours de François Hollande dans cette interview publiée dans L’Obs. (2) Montant au créneau pour défendre la loi El Khomri, et la culture du contrat et de la négociation contre les « archaïsmes » du tandem CGT-Medef et la surenchère des « frondeurs », ultimes « partisans du « socialisme administratif », l’ancien Premier ministre accordait un grand mérite au chef de l’Etat au regard de son prédécesseur : « La différence avec Mitterrand, c’est que François Hollande est un honnête homme, ce que caractériellement Mitterrand n’était pas. Il est quand même plus sympathique ». Avant d’ajouter : « Mais il a ceci de commun avec Mitterrand que c’est un homme de la culture de l’instant ». On ne se refait pas…
«Ils ne pensent pas, parce que Mitterrand a interdit tout débat»
Se payer de mots pour ne pas regarder la réalité en face. Se laisser bercer par une douce euphorie lexicale plutôt que de mettre les mains dans le cambouis de la gestion pragmatique. Tel
était le tragique destin historique de la gauche française aux yeux de Michel Rocard. Imprégnés d’un épais surmoi marxiste, les socialistes refusent de se mettre en danger intellectuellement. « Ils ne pensent pas, déplorait-il, parce que Mitterrand a interdit tout débat. Pour lui, les idées, c’était dangereux parce qu’elles peuvent potentiellement créer de la subversion. » Hibernatus de la pensée
socialiste, Mitterrand a donc enfanté un disciple tout aussi rétif au débat d’idées, François Hollande.
Résultat, assénait Michel Rocard, « tout s’aggrave et on court à la catastrophe. En 2017, nous risquons de perdre dans des conditions électorales déplorables et pour longtemps ». Ce soir de mai 2015, le vieil homme reprend son souffle une dernière fois. Il réfléchit et glisse : « Et encore, une raclée aux élections, ce ne serait que la petite catastrophe » « Et la grande ? », lui demande-t-on. « Ce serait que tout cela finisse par un règlement de comptes dans la rue ! » Avec Michel Rocard, une certaine idée de la gauche, et de la politique, s’éteint.
(1) La scène est racontée dans « Frères ennemis, l’hyperviolence en politique », Renaud Dély et Henri Vernet, Calmann-Lévy, 2015.
(2) L’Obs, 7 avril 2016.
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