C’est une sorte d’ironie tragique : l’Union européenne (UE) s’était construite, à l’origine, pour tenir en respect les pulsions nationalistes qui avaient secoué le XXe siècle. Elle est aujourd’hui une raison de la résurgence de ces mêmes sentiments à travers une bonne partie de l’Europe. Le référendum britannique qui a décidé du Brexit est la dernière et spectaculaire indication du fait que ce nationalisme est là pour rester.
Ce nationalisme-là a progressé largement en réaction à l’évolution de l’UE au cours des dernières décennies. Ce qui avait commencé comme un marché commun s’est élargi à d’autres sphères : monnaie unique, espace Schengen et intégration des politiques judiciaires et intérieures. Tout cela a dilué des aspects clés de la souveraineté nationale : les États ont moins de contrôle sur la politique macro-économique, le contrôle des frontières et des personnes.
L’UE s’est également élargie pour accueillir l’Europe centrale et de l’Est. L’inclusion de 12 nouveaux États membres avec des histoires, des structures économiques et des traditions démocratiques différentes a rendu plus lourd le processus de prise de décision en Europe. Dans le même temps, cela a rendu les politiques européennes d’autant moins sensibles aux opinions publiques. Ces transformations ont été très perturbantes pour les électeurs dans certains pays, comme au Royaume-Uni.
Mais ce que nous avons observé en Grande-Bretagne est une partie seulement d’un retournement plus large des attitudes publiques dans l’Europe des 27, qualifié par les analystes du passage d’un « consensus permissif » à un « dissensus contraignant ». Dans le passé, les leaders européens poursuivaient tranquillement l’intégration dans des secteurs comme l’agriculture et pas grand monde n’y prêtait attention. Mais, plus récemment, ces responsables ont cherché à prendre des décisions collectives dans des domaines tels que les services, la finance ou le droit d’asile. Or ils doivent garder à l’esprit, une fois de retour dans leurs circonscriptions, que leurs électeurs sont susceptibles d’accorder plus d’attention à ces sujets et de se montrer sceptiques.
Ce scepticisme tire sa force de la perception suivante : l’UE est responsable des maux divers qui sous-tendent le malaise ressenti par de nombreux électeurs européens. Dislocation économique, restructurations industrielles, austérité, privatisations, chômage, précarité de l’emploi, peur de l’immigration et sentiment plus général de perdre de l’influence sur les décisions qui affectent la vie quotidienne, tout cela nourrit les sentiments négatifs envers l’UE.
L’euroscepticisme se retrouve aux extrêmes du spectre politique. A gauche, les électeurs et les partis voient l’UE comme un complot néolibéral. L’Union existe uniquement pour servir les grandes entreprises qui font du lobbying à Bruxelles en faveur d’une législation qui leur serait favorable. À droite, l’UE est perçue comme un mastodonte bureaucratique qui impose une réglementation excessive et menace les identités nationales en encourageant les migrations de main-d’œuvre. Lorsque ces deux points de vue se fondent, comme on l’a vu au sein de la base politique de UKIP, ils sont puissamment toxiques.
Or UKIP n’est qu’un parti parmi beaucoup d’autres. La même rhétorique et les mêmes modèles politiques sont à l’origine du succès d’autres formations : le Front national en France, les Nouveaux démocrates en Suède et le Parti des Finlandais en Finlande ont tous regardé de près les événements au Royaume-Uni. Certains ont même appelé à des référendums dans leurs pays, dans l’espoir d’un Frexit ou d’un Swexit après le Brexit. D’autres encore ont adapté leur euroscepticisme pour convenir aux idiosyncrasies locales. Prenez le Parti de la liberté aux Pays-Bas et son programme virulent contre les musulmans, par exemple, ou les actions violentes promues par le parti grec Aube dorée.
Marine Le Pen et la première famille d’eurosceptiques. EPA
Mais dans tous les cas, nous avons assisté à la recrudescence d’une forme robuste de nationalisme populiste. Il va durer car il surfe sur les lignes de faille sociales existantes tout en les renforçant.
Plus important encore, l’euroscepticisme est lié à l’existence de divisions entre les gagnants et les perdants de la mondialisation au XXIe siècle. Il prospère sur les différences entre les expériences des polyglottes instruits et voyageurs, travaillant dans des professions hautement qualifiées, et les personnes statiques et écrasées, les laissés pour compte des transformations économiques au niveau mondial.
Qu’ils travaillent dans des emplois peu rémunérés dans les villes portuaires en Essex ou qu’ils soient demandeurs d’emploi à Lille, ceux qui ne bougent pas partagent un sentiment commun de désespoir et de frustration qui a engendré un rejet viscéral de ce qui est perçu comme un corps étranger.
Dans certains pays, comme la Pologne ou les pays nordiques, les divisions sociales et idéologiques recouvrent les divisions géographiques. Les habitants de la campagne qui se vivent comme patriotes voient les urbains comme des décadents, porteurs de valeurs libérales, qu’ils regardent avec suspicion.
Et, en l’absence d’une alternative socialiste crédible pour les protéger, beaucoup se sont tournés vers l’instinct le plus fondamental de la solidarité , celui qui conduit à se lier avec sa famille ethnique autochtone et dominante, les Anglais, les Français, les Allemands. Dans tous les pays, le nationalisme rassemble des personnes ayant des intérêts économiques de gauche et des valeurs culturellement conservatrices, qui divergent fortement de l’opinion dominante.
Lorsque ces sentiments sont exploités par des acteurs entreprenants comme l’UKIP, ils se chargent d’une saveur politique qui rappelle les nationalismes du passé. Celle-ci porte une vision de l’histoire d’un pays qui glorifie un contrôle démocratique de la nation accompagné d’un retour réactionnaire au passé, peu importe les coûts économiques.
C’est une vision profondément anti-intellectuelle, qui offre des solutions faciles à des problèmes complexes, et préfère ce que l’on appelle le « franc-parler » à une déclamation bien articulée. Elle assume sans complexe son dédain pour l’« establishment ».
Manifestation d’Aube dorée en Grèce. EPA
La principale différence avec le passé est que la démocratie est désormais l’unique option politique. Les systèmes dans lesquels ces partis nationalistes opèrent sont (assez) stables, et le changement de génération devrait conduire à la prédominance des valeurs libérales. Cette réalité laisse à penser que la recrudescence du nationalisme sera, malgré tout, limitée.
Cependant, même si les institutions elles-mêmes ne sont pas en cause, la démocratie offre la possibilité pour ces partis nationalistes de contaminer les programmes politiques d’autres partis traditionnels. Ils peuvent exercer des pressions lors des élections locales, nationales et européennes, ce qui oblige les grands partis à changer leur offre politique pour éviter de perdre des électeurs.
Ainsi, à moins que des réformes économiques et sociales significatives puissent s’attaquer aux divisions de plus en plus aiguës sur lequel ce nationalisme populiste prospère, il persistera à l’avenir. Et à moins que l’UE ne puisse donner à ses institutions une plus grande légitimité démocratique, l’Europe continuera à attiser la colère populiste. Les électeurs doivent être en mesure d’identifier les personnes qui prennent des décisions en leur nom.
Le Royaume-Uni est certes le premier pays à quitter l’UE, mais il pourrait bien ne pas être le dernier. Le nouveau nationalisme en Europe est là pour durer.
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