Entre démonstration scientifique et roman, Axel Kahn signe un conte philosophique et éthique, « Etre humain, pleinement », où il souligne l’importance de l’acquis et de l’environnement dans l’édification de l’être et du processus cognitif.
Homme de science, Axel Kahn a présidé la Fondation internationale de la recherche appliquée sur le handicap ainsi que le comité d’éthique de la Ligue contre le cancer, Paris Biotech Santé et l’université Paris Descartes. Ses travaux de chercheur portent sur les maladies génétiques, le cancer et la nutrition. Homme de conviction, il intervient souvent sur les questions morales et sociales de la médecine. Essayiste et penseur, il a écrit une vingtaine d’ouvrages. Après notamment Et l’homme dans tout ça ? (2000) ou L’Homme, ce roseau pensant… (2007), il publie aujourd’hui Etre humain, pleinement, l’histoire de Dewi et Eka, deux sœurs jumelles : gènes identiques mais destins opposés. Une passionnante fable scientifique, qui mêle fiction et réflexion, pour comprendre l’altérité et le semblable dans notre monde aujourd’hui. De quoi a-t-on besoin, au juste, pour être humain, pleinement ?
Marianne : Votre œuvre littéraire et scientifique interroge la signification d’«être humain, pleinement». Comment cette question s’inscrit-elle dans votre nouvel essai, sur le destin de Dewi et Eka, séparées tragiquement peu après leur naissance ?
Axel Kahn : Mes livres et mes responsabilités professionnelles, dans lesquelles je suis très impliqué – je viens de prendre la direction, voilà à peine quelques semaines, du comité d’éthique Inra-Cirad-Ifremer, sur l’agronomie et l’environnement, au niveau national et européen -, me conduisent toujours à cette question : en quoi le pouvoir découlant de l’avancée des connaissances, et des techniques qui en sont le résultat, peut-il attenter à ce qu’il y a d’humain en chacun d’entre nous, qui est partagé et qui mérite d’être défendu ? C’est d’ailleurs exactement ça, le sens de l’éthique. Savoir si ce que l’on peut maintenant faire, et que l’on ne pouvait pas faire auparavant, est attentatoire à l’humanité. Depuis quarante ans, vous avez raison, c’est le fil directeur de mes travaux. Mon nouveau livre, Etre humain, pleinement, en est à la fois la conclusion, la synthèse et le bilan.
Votre réflexion humaniste, éthique et philosophique repose ici sur la fiction de sœurs jumelles nées à Bornéo. L’une reçoit le prix Nobel de médecine, l’autre, enfant sauvage, souffre de retard mental. Comment expliquer le parcours opposé des deux jeunes femmes ?
« Le conte philosophique des deux jumelles porte sur les outils d’édification d’une vie »Généticien marcheur, j’ai souvent arpenté la France en randonnée solitaire et j’ai fait deux carnets de voyage sur mes rencontres et sur les territoires traversés. Chemin faisant, j’ai pensé aux conditions permissives, une fois hérité du génome de base, pour édifier une vie humaine. Le conte philosophique des deux jumelles porte sur les outils d’édification d’une vie. Comment deux destins se différencient-ils radicalement alors qu’il s’agit, génétiquement, de deux individus d’un clone unique ? Si elles possèdent au départ les mêmes potentialités, l’une devient une brillante biologiste, l’autre s’enferme dans l’autisme. L’enfant naît avec un cerveau encore immature. La libération des cellules par l’influx nerveux et les neurotransmetteurs s’accélère avec la stimulation d’un environnement humain positif (Dewi). En revanche, les systèmes synaptiques qui n’ont pas été convoqués, dégénèrent de manière irréversible (Eka). C’est l’explication.
Le personnage d’Eka, séparé de sa famille après un terrible incendie, disparaît et se retrouve, bébé, élevé seul dans la forêt par une femelle orang-outan. Pourquoi le choix littéraire de ce destin ?
J’ai ressenti une extrême émotion, à la ménagerie du Jardin des Plantes, à Paris, en regardant les deux femelles orangs-outans, Nénette et Théodora. Ces grands singes m’impressionnent. Mère de quatre fils, Nénette est arrivée de Bornéo il y a plus de quarante ans. Sa relation avec ses enfants est incroyable, extrêmement prolongée, avec des formes de tendresse et d’attachement. On voit la femelle orang-outan faire le lit, ou plutôt la couche, de l’enfant. Entre indépendance et connivence, les relations sont fortes. Par conséquent, il m’a semblé évident qu’il fallait que mon enfant sauvage fût élevé par des orangs-outans. Je tenais alors l’idéal de la dissociation entre, d’un côté, une relation affective profonde et réelle dans le monde de la nature – tout ce que je sais des orangs-outans témoigne que la mère singe adoptive et le bébé humain se sont aimés – et, de l’autre, l’intersubjectivité réflexive dans un environnement social et humain. Il y a un lien entre les deux dimensions, mais aussi une différence essentielle.
Entre démonstration scientifique et conte romanesque, vous montrez le passage des premiers moments de l’édification cognitive d’un enfant au sein d’une société humaine, à travers la période de la scolarisation. Comment améliorer l’éveil et la transmission chez l’enfant ?
« L’autonomie absolue n’existe pas »Quand j’étais président de l’université Paris Descartes, j’ai créé une action interdisciplinaire, sans équivalent en France, qui s’appelle « Transmettre, apprendre, savoir », où collaborent des neurobiologistes spécialistes de l’imagerie cérébrale, des psychologues de la cognition et de l’adolescence et des sociologues en sciences de l’éducation et de la famille. Parmi eux, Olivier Houdé, disciple de Jean Piaget, analyse le développement cognitif de l’enfant sur trois niveaux : les capacités innées, très rapides ; la réflexion cérébrale et logique, plus lente ; enfin, une résistance mentale et psychique, favorisée par l’enseignement parental, scolaire et par l’apprentissage. L’autonomie absolue n’existe pas, mais chacun d’entre nous a les outils pour inscrire sa volonté dans son destin. A partir de là, j’aborde tout ce qui peut faire partie intégrante de l’épanouissement de la vie humaine : l’amour, l’amitié, l’émotion et la joie, la vie spirituelle et religieuse, la famille, mais aussi l’altruisme, la fraternité, la solidarité, ou encore l’ambition, l’engagement pour la communauté humaine et l’envie de faire des projets.
Votre livre insiste aussi sur l’extraordinaire plasticité des rôles parentaux, et penche un peu du côté féminin…
Vous avez raison, il a une dimension féministe. Je m’explique d’un point de vue personnel : Jean Kahn, mon père, philosophe et poète, intellectuel brillant et pédagogue charismatique, nous a tellement marqués, mes deux frères et moi, que, dans notre enfance, le monde de l’esprit était masculin. Et le monde de l’affectif plutôt féminin, du côté de notre mère. Il fallait rééquilibrer les choses et lui rendre un peu justice. D’un point de vue professionnel, dans ma carrière de directeur de structure et de laboratoire, la moitié des chefs d’équipe de recherche est composée de femmes. Progressivement, j’ai développé une admiration croissante pour la manière féminine d’être humain. Et, dans une famille aujourd’hui, les rôles parentaux sont en effet variables. Dans mon livre, l’héroïne Dewi ne veut pas d’enfant et ne choisit pas la maternité. Une vie de femme peut être épanouie sans passer par la maternité. Mais il n’empêche que la maternité est aussi l’exercice d’une épiphanie féminine. Je suis un peu jaloux des femmes qui peuvent donner la vie et connaître, quand elles le désirent, cette épiphanie-là. Les femmes peuvent faire tout ce que font les hommes, les hommes, eux, ne peuvent pas faire tout ce que font les femmes. La femme qui accouche est d’emblée mère. L’homme, lui, n’est pas père, il le devient.
Comment penser ensemble l’éthique, les progrès de la science et les bouleversements actuels de la société ?
Les neurosciences et la psychologie insistent sur la capacité humaine, dès l’enfance, à s’adapter à une variété de configurations ou de familles recomposées. Faculté étonnante : il y a un darwinisme des circuits neuronaux, un potentiel très présent chez l’enfant, mais qui ne se développe pas toujours. L’édification psychique ressemble à de la sculpture, où la forme naît en enlevant de la matière. Bien sûr, il y a d’abord des particularités et des données biologiques, intériorisées dans l’évolution humaine. Puis les individus s’autonomisent de cela et arrivent, par exemple, à remplacer le couple parental masculin-féminin par d’autres formes de lien affectif. Regardez la relation entre l’homme et l’animal, un lien très fort existe. Chez l’être humain, si l’on observe un couple d’amis ou un couple d’amants, on voit que l’univers psychique intervient. Le lien entre deux êtres est un incroyable enrichissement pour l’individu. La relation est une fécondation mutuelle où se crée du nouveau, à l’interface des êtres. Etre humain, pleinement, c’est faire l’expérience de l’altérité. C’est un privilège totalement unique, que possède seule l’humanité, parmi toutes les espèces vivantes.
Etre humain, pleinement, d’Axel Kahn, Stock, 248 p., 18,50 €.
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