Attentats du 13 novembre : les victimes oubliées de Saint-Denis

Propriétaires ou locataires, ils ont vécu l’assaut du Raid contre leur immeuble où se réfugiaient Abaoud et ses complices le 18 novembre 2015. Traumatisés, démunis, hébergés en foyer, ils se heurtent à des murs administratifs et n’ont toujours pas réintégré leurs appartements.

Helena Lopez Tavarez ne dort plus. « A partir de 2 heures du matin, il faut que je surveille », dit-elle. Toutes ses nuits se passent désormais à guetter une menace. Les terroristes qui reviennent, les hommes en noir de la police, une explosion, des coups de feu. Elle ne peut plus prendre le tram sans subir de brusques accès de panique. A chaque fois qu’elle raconte ces moments, son récit s’emballe : « Oh la la ! J’ai vu la police, ils ont tiré vers ma maison ! » Une transe qui l’amène à revivre sans cesse les heures interminables de l’assaut. « Attendre la mort à chaque seconde, il n’y a pas plus horrible », gémit-elle. Elle va et vient dans l’appartement tandis que Léandro, son mari, passe son temps à balayer, comme s’il cherchait une occupation pour tromper son angoisse. Il n’entend plus d’une oreille : « J’ai des sifflements de ce côté. J’ai vu un spécialiste, on ne sait pas encore si ça va passer ou si c’est à vie. »

Paradis perdu

Pour cette famille d’origine cap-verdienne, la vie s’est arrêtée dans la nuit du 18 novembre, lors de l’assaut du Raid à Saint-Denis, sur la planque d’Abaoud et de ses complices, au 48, rue de la République, qui fait l’angle avec la rue du Corbillon. Les terroristes se trouvaient dans le bâtiment C, eux, dans le bâtiment B. Juste en face. « Quand mon mari est passé devant la fenêtre, je lui ai dit : « Baisse-toi, ils vont te tuer ! » On a traîné les enfants par terre, et on est restés cachés sous les lits. » Locataires depuis seize ans d’un petit appartement de 25 m2 qu’ils payaient 600 € par mois, ils y vivaient à cinq.

« Quand mon mari est passé devant la fenêtre, je lui ai dit : « Baisse-toi, ils vont te tuer ! » On a traîné les enfants par terre » Aujourd’hui, ils habitent dans un hébergement d’urgence, la résidence de la rue Charles-Michels, près de la station du RER. Le lieu a beau être plus grand, ils évoquent leur vie d’avant comme une sorte de paradis perdu. Avec le sentiment que personne ne s’intéresse à leur sort, qu’on les a oubliés, tout simplement. Ils sont partis sans rien, ont vécu une semaine dans un gymnase municipal et n’ont jamais pu revenir chez eux, ne serait-ce que pour récupérer quelques affaires personnelles.

Des scellés ont été posés sur l’immeuble, placé en état de péril imminent : « Le patron du Raid nous a dit qu’ils avaient probablement touché la structure », explique Stéphane Peu, adjoint au maire de Saint-Denis et responsable de l’urbanisme et du logement. Ils ont été levés le jeudi 12 mai au matin, sur décision du juge antiterroriste en charge de l’affaire, mais seuls les experts de la mairie ont pu pénétrer dans le bâtiment.

Ni l’avocat du syndic de copropriété, ni les experts des assurances n’ont pu les suivre. La municipalité évoque le danger qu’il y aurait à réinvestir les lieux sans avoir consolidé les escaliers au préalable : « L’analyse que font nos techniciens recoupe celle de la Préfecture. La brigade criminelle a accepté que nous levions les scellés à condition que nous garantissions la sécurité. »

Des 85 personnes (dont 42 ménages et 24 enfants) qui habitaient l’immeuble, composé de quatre bâtiments (A, B, C et D), seuls quelques-unes ont retrouvé un logement. Et, contrairement à la rumeur, il ne s’agissait de squatteurs qu’en très petit nombre : « Sur l’ensemble, sept étaient des propriétaires occupants, 15 locataires, 17 hébergés, trois squatteurs et 17 sans-papiers », précise l’adjoint au maire. Sur ce nombre, seuls 14 ménages ont étés relogés, dont 10 par la ville et quatre par l’Etat. Cinq ont eu des propositions et attendent encore une réponse des bailleurs.

Une situation aberrante, due essentiellement à la lenteur de la machine administrative et à des tiraillements entre la mairie, la préfecture et les différents ministères (Intérieur, Famille, secrétariat d’Etat aux victimes), chacun se renvoyant la balle de la prise en charge matérielle et administrative de personnes qui, pour l’heure, ne sont pas reconnues comme victimes d’attentats (sept habitants ont par ailleurs été blessés lors de l’assaut) : « Elles sont considérées comme victimes d’une intervention policière. Ce ne sont pas les mêmes procédures, et les droits ouverts en matière de santé sont différents. » Raison pour laquelle, en l’absence de statut clairement défini, les assurances ne bougent pas et n’indemnisent toujours pas les habitants.


Camille Millerand

Détresse matérielle

La situation conduit à des états de détresse matérielle et psychique qui scandalisent Me Claudette Eleini, avocate de la famille Kojic, dont l’appartement se trouvait sur le même palier que celui des terroristes, dans le bâtiment C : « Mes clients sont propriétaires. Le couple vivait avec son petit garçon de 6 ans et la grand-mère, qui a travaillé toute sa vie pour mettre les siens à l’abri, et avait fini de payer son appartement. Aujourd’hui, ils ont signé un bail pour un nouvel appartement, mais ils ne peuvent pas y emménager. Ils n’ont pas de meubles, pas de vaisselle, pas de papiers, rien. Mais ils ont déjà dû verser deux mois de loyer, 800 € à chaque fois, alors que ma cliente, caissière en soirée dans un magasin parisien, gagne 1 200 € par mois, et son mari, agent de ménage à temps partiel, 300. »

Impossible d’acheter quoi que ce soit, alors que la famille paie encore les matelas achetés à crédit qui se trouvent toujours rue de la République.

Toujours plus loin dans l’absurde, ils continuent à recevoir des factures EDF qui ne cessent d’augmenter, intérêts de retard compris, alors qu’ils ont quitté l’immeuble depuis six mois, et que l’électricité a été coupée. Incapables de payer, ils sont désormais relancés par les sociétés de recouvrement de créances mandatées par l’organisme public.

Dans un café face à la basilique, épuisée, Zaklina Kojic craque et fond en larmes : « Ce matin, j’ai dit à mon fils que j’allais lui rapporter son vélo. Il devait y avoir la visite avec les experts, et nous n’avons finalement pas pu entrer. Il pleure souvent parce qu’il n’a plus ses jouets. » Son mari, Goran, un géant qui s’illumine quand il parle de son garçon, poursuit : « On va aller lui en acheter un quand même, maintenant que nous lui avons promis, nous sommes obligés. » Lui se dit qu’il a échappé à la mort de peu.

La nuit de l’assaut, il s’était endormi devant la télévision, qui retransmet les émissions de Serbie. Il s’est réveillé pour aller se coucher. Une demi-heure plus tard, l’attaque était déclenchée : « Je ne sais pas si je serais toujours là si j’étais resté dans le canapé. Il y avait huit balles dans le salon quand j’ai quitté l’appartement. » Sa santé était bonne, désormais les soucis s’accumulent. Diabète, une tension qui est montée à 22, et une paralysie faciale qui l’a amené à l’hôpital. « Je prends quatre ou cinq médicaments le matin, autant le soir. Je ne peux pas dormir autrement qu’assis, par petites périodes, et je transpire toute la nuit. Je fais des rêves bizarres, dans lesquels tous les gens que je connais sont morts. Ou bien je tue les terroristes, et ils sont tout petits… » « Personne ne s’est déplacé, personne n’a pris la mesure de ce qu’ont vécu ces gens, de leur détresse. » Stéphane Peu, adjoint au maire de Saint-Denis

Zaklina, elle, ne dort plus, malgré les somnifères. « Avant, nous étions une famille normale », dit-elle. Quant à la grand-mère, elle s’est murée dans une profonde mélancolie : « Elle a élevé seule trois enfants, s’est démenée pour que nous ayons un toit, et maintenant nous n’avons rien », dit son fils. Les dépenses du quotidien et les déplacements s’accumulent, comme la laverie où il faut désormais se rendre plusieurs fois par semaine. La mairie leur a donné 250 €, leur assurance, 1 500, « pour s’habiller ».

Les avocats reprochent à la mairie de Saint-Denis la faiblesse des sommes versées, et de faire traîner le dossier. « Nous en sommes à 170 000 €, sans compter les aides matérielles, bons alimentaires et de transport, nous avons organisé un séjour à la campagne et nous allons le refaire, se défend Stéphane Peu. En ce qui concerne l’avenir de l’immeuble, nous avons donné trois mois au syndic pour qu’il évalue le coût des travaux. Nous voulons aller très vite pour l’escalier C, afin que les gens puissent récupérer des biens de première nécessité. »

A l’entendre, la municipalité semble bien isolée pour gérer le dossier : « Ça traîne. Le statut de victime d’attentat dépend d’une décision du juge, ce qui est un peu pratique pour le secrétariat d’Etat aux victimes, qui en attendant ne fait rien. Personne ne s’est déplacé, personne n’a pris la mesure de ce qu’ont vécu ces gens, de leur détresse.»

Stress post-traumatique

En attendant, le traumatisme s’installe durablement, renforcé par cette sensation d’abandon : « Les gens de la DNAT [Division nationale antiterroriste] nous l’ont dit : 95 % des militaires et des policiers partent à la retraite sans jamais avoir vécu une scène de guerre aussi intense. » Une jeune femme qui vivait seule dans l’immeuble vient d’être à nouveau hospitalisée en psychiatrie. Une autre, Chaffia Attek, mère célibataire au chômage, vient d’y faire un séjour d’un mois. Elle habitait dans le bâtiment C, un appartement déjà soutenu par des étais. Sa sœur s’est occupée de ses trois enfants, tous suivis par un psychologue, pendant son hospitalisation.

Pourtant, le suivi psychiatrique de tous n’est pas une évidence. Helena Lopez Tavarez a dû chercher elle-même des spécialistes et n’a pu obtenir un rendez-vous pour sa fille aînée, Cindy, âgée de 17 ans, que le 23 mai. Elle ne va pas bien, et montre des signes très nets de stress post-traumatique, que ses parents, seuls, ne peuvent pas comprendre ni soigner. Le deuxième, Sidney, 11 ans, qui veut devenir médecin, a vu ses résultats chuter depuis l’assaut. Il oublie des choses qu’il n’oubliait jamais avant, a du mal à se concentrer. Et Meilly, 4 ans, les yeux cernés, ne dort plus la nuit et sombre dans le sommeil à l’école. Les parents ont tous deux perdu leur emploi.

Evoquent-ils cette nuit entre eux ? « Non, jamais, c’est mieux », dit Léandro. Cindy s’enferme dans sa chambre, a de brusques accès de colère. Les yeux dans la vague, Helena se souvient brusquement d’avoir vu « la chair de la jeune fille » en sortant de leur appartement. Les autres l’ont sans doute vue aussi, mais ils ne s’en sont jamais parlé. Helena est assise près de la fenêtre : « Maintenant, j’y arrive. C’est parce qu’il y a un mur en face. Ça me rassure. Je me dis qu’on ne peut pas nous tirer dessus. Et que je peux sauter pour m’échapper. »

Il y a deux semaines, après une manifestation organisée par le DAL (Droit au logement) dans la basilique et une évacuation par la police, paniquée à l’idée que « ça recommence », Helena est revenue en courant à la résidence et a serré son mari et ses enfants contre elle. Ils se sont cachés sous les lits, loin des fenêtres, pour éviter les tirs. Jusqu’à 6 heures du matin.
 

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