Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui autour de l’article 2 de la loi Travail, que ses opposants accusent d’inverser la hiérarchie des normes, entretien avec un spécialiste du sujet, Jérôme Pélisse, professeur de sociologie à Sciences Po.
Un terme très juridique aux conséquences pourtant très concrètes pour les salariés. La « hiérarchie des normes » est le sujet qui fixe les revendications des opposants à la loi El Khomri. La CGT, particulièrement, pointe le fait que ce projet de loi Travail inverse la hiérarchie des normes. En théorie, celle-ci établit cette « pyramide » de droits : l’accord de branche doit être plus favorable que la loi, l’accord d’entreprise doit être à son tour plus favorable que l’accord de branche et enfin, le contrat lui-même doit être plus favorable que l’accord d’entreprise pour le salarié. Alors, la loi Travail renverse-t-elle vraiment cette pyramide ? De quand date le début de sa remise en cause ? Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui autour de l’article 2 de la loi Travail, entretien avec un spécialiste du sujet, Jérôme Pélisse, professeur de sociologie à Sciences Po.
« La logique remonte à 1982, après l’élection de François Mitterrand »
Marianne : A quand remonte le début de la fameuse « inversion hiérarchie des normes » ?
Jérôme Pélisse : La logique remonte à 1982, après l’élection de François Mitterrand. On est dans l’époque « citoyenneté dans l’entreprise », « extension de la négociation », et les lois Auroux sur le droit du travail obligent alors les entreprises à négocier en interne, tous les ans, sur trois thèmes : salaires, temps de travail, conditions de travail (assez rapidement, ces fameuses négociations annuelles obligatoires – NAO – porteront principalement et souvent uniquement sur les salaires). C’est la première fois qu’on oblige les partenaires sociaux à négocier au niveau de l’entreprise ; jusqu’alors, ce n’était pas au obligatoire et la négociation collective avait lieu principalement au niveau de la branche. C’est donc le début de la systématisation des négociations au niveau de l’entreprise. Et dans ces mêmes lois Auroux, on instaure la possibilité de déroger à la loi dans le domaine du temps de travail. Cela se fait sous certaines conditions, très précises, et sur un registre limité au départ, mais c’est là que commence d’une certaine manière un processus d’inversion de la hiérarchie des normes.
Sur quoi portent ces dérogations ?
On peut organiser et moduler la durée du travail sur l’année en s’exonérant pour partie du seuil légal hebdomadaire. C’est-à-dire qu’on peut permettre que pendant une période – en 1982, c’est sur la moitié de l’année – on ait le droit de faire travailler plus que la durée légale hebdomadaire (39h) sans que les heures au-dessus soient décomptées comme heures supplémentaires, à condition que dans la deuxième partie de l’année, on fasse moins que 39 heures et que le tout s’équilibre. Donc on déroge au paiement des heures supplémentaires décomptées normalement sur la semaine, en défaveur des salariés par rapport à la loi. Le dispositif s’appelle alors modulation de type 1 mais il est soumis à un accord de branche et un accord d’entreprise, et à des justifications importantes auprès de l’administration pour pouvoir être adopté.
Quelle sera la deuxième étape ?
Michel Delebarre, ministre de Mitterrand, prévoira juste avant la fin de la majorité socialiste la possibilité d’étendre cette modulation en assouplissant ses conditions. Les socialistes perdent les législatives mais la loi Séguin reprendra et instaurera ce dispositif en 1987, créant une modulation de type 2.
Est-ce à dire que dans les faits, la hiérarchie des normes est inversée depuis 1982 ?
La logique dérogatoire a commencé à ce moment-là mais dans les fait, les accords dérogatoires sont ultra-minoritaires. En 1993, la loi quinquennale prise sous Balladur cherche à aller plus loin, en instaurant une modulation de type 3, qui s’apparente à une annualisation du temps de travail. A partir de là, sous réserve d’un accord d’entreprise, il est possible de faire varier entre 0 et 48 heures les heures de travail hebdomadaires, sans payer d’heures supplémentaires, si en moyenne annuelle on est à 39 heures. La loi encadre encore assez précisément la manière dont on peut lui déroger.
« La loi Aubry légitime la diffusion de la flexibilité négociée »
Quand la logique dérogatoire s’installe-t-elle dans les faits ?
C’est la loi Aubry qui sera un formidable accélérateur de cette diffusion de la flexibilité du temps de travail. Elle déplace le curseur de 39 heures à 35 heures en termes de seuil de déclenchement des heures supplémentaires mais ne change rien sur les possibilités de dérogations, tout en incitant très fortement les acteurs à l’appliquer de manière négociée, via la mise en œuvre d’accords d’entreprise. L’échange qu’elle promeut (emploi contre flexibilité et gel ou modération salariale) est repris par de très nombreux accords : entre 1998 et 2000, la moitié des 35.000 accords d’application des 35 heures qui sont signés comprennent une clause de modulation, contribuant à annualiser la gestion du temps de travail dans de nombreuses entreprises. La loi des « 35 heures » devrait en réalité s’appeler la loi des « 1600 heures ». En échange, il y a des choses qui sont obtenues : la diminution du temps de travail, la création d’emplois, etc. Mais la loi Aubry légitime la diffusion de la flexibilité négociée.
Mais au moment des 35 heures, personne ne parle d' »inversion de la hiérarchie des normes » ?
C’est en 2004 qu’on va parler vraiment pour la première fois d’inversion de la hiérarchie des normes, avec la loi Fillon. Celle-ci prévoit qu’un accord d’entreprise peut être dérogatoire à un accord de branche mais plus uniquement sur la modulation du temps de travail. La possibilité de majorer de seulement 10% les heures supplémentaires (et non 25% comme dans la loi) est introduite à ce moment-là. Tout en exigeant tout de même que les branches acceptent d’abord le principe qu’un accord d’entreprise soit moins-disant. Mais personne n’y trouve vraiment son compte, même pas les négociateurs patronaux pour qui les accords de branche sont aussi un instrument de régulation de la concurrence, qui permet d’éviter un dumping social en leur sein. Cette loi ne fonctionne donc pas, très peu de branches (et donc d’entreprises) utilisant ces possibilités d’inverser la hiérarchie la norme. En 2008, la loi Bertrand ira encore un peu plus loin en permettant, par exemple, de fixer par accord d’entreprise (et non plus de branche), le contingent d’heures supplémentaires (le nombre d’heures supplémentaires que peut imposer l’employeur sans autorisation de l’inspection du travail), enterrant encore un peu plus les 35 heures. La loi permet aussi des négociations de gré à gré entre l’employeur et ses cadres, permettant à ces derniers de renoncer à leurs jours de repos. Il n’y a même plus, dans ce cas, la condition d’un accord collectif.
« On a bien un mécanisme d’inversion de la hiérarchie des normes »
En quoi la loi El Khomri diffère-t-elle de ces lois Fillon et Bertrand ?
Aujourd’hui, on essaie de faire sauter le verrou qu’a constitué la branche en affirmant dans la loi que l’accord d’entreprise est premier et que c’est uniquement lorsqu’il n’y a pas d’accord d’entreprise que l’accord de branche s’applique. Et la loi dit bien que dans cet accord d’entreprise, on peut diminuer la majoration des heures sup’ à 10%, et ainsi être moins-disant par rapport à la branche et à la loi. Donc il y a bien un mécanisme d’inversion de la hiérarchie des normes. Et je n’ai pas entendu ceux qui disent le contraire développer leurs arguments…
Mais cela n’est toujours possible que dans le cadre de négociations…
C’est pourquoi certains syndicats acceptent voire soutiennent cette évolution, en considérant que comme il y a une négociation collective dans les entreprises, il y a un équilibre des intérêts, un compromis qui va être construit, des avancées pour les salariés qui vont être obtenues en échange des reculs qui sont acceptés sur demande de l’employeur. Et que négocier au niveau de l’entreprise plutôt que de la branche permet de produire des règles plus adaptées, et ainsi plus légitimes et donc, aussi, mieux appliquées. Mon analyse de la mise en œuvre des accords 35 heures oblige à douter fortement, néanmoins, de cette logique, dans une période où le chômage reculait pourtant fortement (1998-2001) et n’était en tout cas pas aux niveaux actuels (2002-2008). Car le problème, selon moi, est que dans une période de chômage de masse, on est structurellement dans une forte situation de déséquilibre des rapports de force. Le chantage à l’emploi, individuel et collectif, d’un employeur envers ses salariés, ça existe, il y a eu des exemples : beaucoup pensent aujourd’hui qu’on peut toujours trouver quelqu’un d’autre qui acceptera ce que vous refusez…
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