Débat entre Caroline De Haas et Gaspard Koenig : comment lutter contre la précarité des jeunes ?

Caroline De Haas est une militante de gauche féministe. Elle est à l’origine de la pétition « Pour une primaire à gauche » et de celle qui a dépassé le million de signatures : « Loi Travail, non merci ». Gaspard Koenig est à l’inverse un jeune philosophe totalement libéral. « Marianne » les a fait débattre : contre la précarité, faut-il choisir la liberté ou la sécurité ? Une rencontre à retrouver dans « Marianne » en kiosques cette semaine et dont voici un extrait.

Marianne : Pour le gouvernement, la loi El Khomri est censée contribuer à une meilleure intégration des jeunes dans la société et à une lutte efficace contre la précarité. Est-ce, d’après vous, le cas ? Et qui se trompe ? Est-ce le gouvernement, ou les jeunes qui manifestent contre son projet ?

Gaspard Koenig : Lycéen, je me souviens d’avoir milité, pendant un bref laps de temps, au sein de la cellule communiste de mon lycée et participé aux manifestations contre les réformes Allègre. Dans les lycées français (surtout les plus bourgeois d’entre eux), la « manif » est un passage obligé, presque un rite initiatique, assez formateur mais épiphénoménal, au cours duquel on apprend à interagir avec une foule. Avec le recul, je trouve d’ailleurs que le ministre de l’Education nationale contre lequel nous manifestions alors s’est révélé beaucoup plus courageux que la plupart des occupants récents du poste. Les manifs, à cette époque comme aujourd’hui, sont le plus souvent le truchement par lequel la jeunesse est conduite, malgré elle, à réclamer le maintien des privilèges de la génération de ses parents (qui, je le rappelle, n’ont jamais été aussi riches) – autrement dit, à se tromper gravement de combat… Concernant la loi El Khomri, je dirais que, comme toujours, avec des lois de compromis, on prend le risque d’être battu sur les deux tableaux.

Il y a de très bons aspects dans ce texte, en particulier sur le droit à la déconnexion ou le compte personnel d’activité. Mais, si le gouvernement voulait vraiment faire preuve de courage, il statuerait sur le contrat de travail unique, soutenu par un prix Nobel d’économie comme Jean Tirole, qui mettrait fin à la distinction artificielle entre ceux qui ont un contrat précaire et ne parviennent pas à s’installer dans la société et ceux qui ont un contrat stable.Créant des statuts, on crée du même coup de la frustration et des injustices. Si la loi allait au bout de son esprit, elle instaurerait une réflexion sur le passage au contrat unique et mettrait vraiment à plat tous les statuts.

Caroline De Haas : Je ne pense pas que François Hollande, Laurence Parisot ou Pierre Gattaz, qui appuient la loi El Khomri, se trompent. Je ne crois pas non plus que vous, Gaspard Koenig, vous vous trompiez. Le problème n’est pas là. Rien n’interdit de reconnaître que des adversaires idéologiques sont conséquents avec eux-mêmes et s’inscrivent dans une logique intellectuelle cohérente reprise par le Monde dans un éditorial qui proclamait : « Chacun sait que cette réforme est nécessaire. » Cette façon d’inscrire un choix politique sous le signe de la nécessité est, à mes yeux, une insulte à l’intelligence. Car les opposants à la loi ne se trompent pas non plus ! De nombreux défenseurs de la loi y sont allés de leur couplet sur les jeunes-qui-n’ont-pas-lu-un-traître-mot-de-la-loi. Déjà, lors du débat sur le CPE, et surtout lors de celui sur la Constitution européenne, le même type d’arguments a été mobilisé. C’était déjà faux.

« La « génération Z » considère le CDI comme trop contraignant » (Gaspard Koenig)

A ce moment-là, le texte de la Constitution était décortiqué par une foule de militants, de même la loi El Khomri est analysée sous toutes ses coutures par les opposants. En légiférant sur le droit du travail, le gouvernement a lancé sans le vouloir une opération d’éducation massive sur le code du travail ! Suggérer qu’il serait facile et sans conséquence pour les salariés de se mobiliser, cela ne correspond pas du tout à la réalité. Les jeunes prennent sur eux pour dire « On vaut mieux que ça »… Une journée de grève coûte en moyenne 50 à 80 €. Lorsque vous gagnez le salaire médian, environ 1 600 € par mois, c’est une somme.

G.K. : Le problème, c’est que l’attachement au salariat protégé à longue durée ne me paraît pas cadrer avec les évolutions en cours du marché du travail dans une société postindustrielle. Nos systèmes sociaux sont certes constitués de telle manière que le CDI reste un élément important d’une vie stable et convenable. Mais ce modèle, encore sacralisé par une frange importante des manifestants, ne correspond plus en pratique à la façon de vivre de nombreux jeunes. Dans cette fameuse « génération Z », beaucoup considèrent le CDI, et ce qu’il implique de subordination, comme trop contraignant. On assiste d’ailleurs à un étrange chassé-croisé : la gauche s’arc-boute sur le modèle du salariat que les marxistes sont pourtant les premiers à avoir qualifié d’aliénation, et avoir voulu abolir. La multiactivité, qui concerne avant tout les plus jeunes, apparaît de moins en moins comme du précariat subi, et de plus en plus comme un choix porteur d’épanouissement personnel.

C. De. H. : Mon expérience de chef d’entreprise – de même que ma vie familiale – m’enseigne l’inverse ! Il me semble tout au contraire que la « génération Z » tient énormément au CDI, même s’il recouvre un emploi doté de peu d’heures hebdomadaires. C’est, pour beaucoup, un garant de stabilité et de sécurité, qui n’est pas seulement symbolique. C’est le moyen de n’avoir enfin plus de boule dans le ventre le matin !

« Le CDI est un garant de stabilité et de sécurité » (Caroline De Haas)

G.K. : Nous souffrons justement de cet enchevêtrement de microstatuts protégés ! Ces positions que vous qualifiez de stables me semblent s’apparenter souvent à de véritables rentes…

C. de H: Comme vous y allez !

G.K. : C’est un fait ! vous savez très bien qu’un CDI, notamment dans la fonction publique (mais pas uniquement…), donne la quasi-certitude de ne plus être remis en cause par de nouveaux entrants. Les carrières se résument trop souvent en une patiente ascension pour acquérir le statut d’« indéboulonnable » – est-ce vraiment ce dont rêvent les jeunes ?

(…)

 

>>> Retrouvez l’intégralité de ce long débat entre Caroline De Haas et Gaspard Koenig dans le numéro de Marianne en kiosques.
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