BHL, JFK : deux adversaires acronymiques, deux débatteurs de trente ans. Excités de se retrouver, comme Holmes et Moriarty sous la cascade, pour un face-à-face musclé autour du nouvel opus de BHL, « L’Esprit du judaïsme ». JFK à sa façon, tressautante, les bras en moulinets, et BHL droit comme un i en chemise, la tension trahie, seulement, par le piètre état des capuchons de stylo qu’il avait sous la main. Voici le compte-rendu de leurs vifs échanges.
MARIANNE. – Vous vous faites grâce, l’un et l’autre, du titre d’« adversaire respecté ». L’un des derniers sujets sur lequel vous vous êtes affrontés (jamais, encore, en face à face) porte sur l’intervention en Libye. Vous, Bernard-Henri Lévy, l’avez fortement inspirée, et vous, Jean-François Kahn, l’avez violemment critiquée dans ses développements. Êtes-vous irréconciliables sur la question ?
Jean-François KAHN. – Intervenir pour protéger les populations civiles de Benghazi – j’ai approuvé -, mais aller au-delà, en violation de la résolution de l’ONU que nous avions nous-même fait voter, était une folie. Visiblement, à chaque fois, vous vous en souciez très peu. Cinq ans après, l’évidence s’impose : Kadhafi parti, la Libye a été livrée à la mainmise de milices, djihadistes ou pas, qui s’entretuent. Je m’interroge : n’avoir cure des conséquences de ses décisions, ou des décisions auxquelles on est associé, est-ce une conception viable de l’engagement ? Peut-on sérieusement continuer à faire primer l’éthique de conviction sur l’éthique de responsabilité ?
Bernard-Henri LEVY. – Bien sûr, qu’il faut « avoir cure » des conséquences ! Mais lorsqu’une des pires dictatures au monde est renversée, et lorsque ce renversement ne dissimule pas un projet totalitaire, il s’agit d’un acte noble et salutaire.
J.-F.K. – Franchement, dès l’instant qu’on contribue à l’effondrement d’une tyrannie s’effondre, il est très malaisé de discerner ce qui va peut être germer sur ses décombres. Et il y a presque pire qu’une autre tyrannie, c’est l’anarchie absolue et massacreuse.
B.-H.L. – Attendez ! Pour l’heure, la Libye va mal. Mais ce n’est pas, pour autant, l’anarchie absolue et massacreuse. J’ai connu les acteurs de l’insurrection libyenne. Pour la plupart, ce sont eux qui occupent toujours, aujourd’hui, le devant de la scène politique. Eh bien peu sont « islamistes ».
L’intervention en Libye n’a-t-elle pas ouvert un boulevard aux luttes intestines des tribus et des milices, qui permettent aujourd’hui l’expansion de l’Etat islamique ?
B.-H.L. – L’Etat islamique est né en Irak et Syrie, pas en Libye. Son explosion, l’explosion de Daech, trouve sa source, non dans l’intervention en Libye, mais dans la non-intervention en Syrie. Voilà notre faute originelle. Après, il est exact que nous aurions dû accompagner le peuple libyen dans l’étape suivante de son insurrection : la constitution d’un Etat.
J.F.K. – Non, Bernard, Daech existe et prospère aujourd’hui à cause d’une autre guerre insensée, la guerre d’Irak de 2003. Plus d’un million de morts depuis la libération du pays. C’est quand même incroyable que vous passiez cet élément sous silence.
B.-H.L. – Je ne passe rien « sous silence » : notre conversation commence à peine ! Disons, oui, pour être précis que Daech est le résultat de notre non-intervention criminelle en Syrie et de cette guerre injuste (au sens des théoriciens de la guerre juste) que fut l’expédition anglo-américaine en Irak.
J.-F.K. – Au passage, j’ai été étonné que vous vous inquiétiez de savoir si les combattants libyens que vous avez soutenus ne risquent pas un jour de se retourner … contre Israël ! Cette préoccupation est proprement extraordinaire ! Croyez-vous vraiment que ce soit le problème ? Et que le plus inquiétant n’est pas plutôt cette anarchie et ce chaos total qui règnent, aujourd’hui, en Libye ?
B.-H.L. – On a le droit de penser deux choses à la fois. Je fais partie des Français, heureusement nombreux, pour qui le salut d’Israël est quelque chose qui compte. Et bien sûr que, par ailleurs, il y a le sort de la Libye elle-même. Mais justement. Il y a une chose très importante. C’est que, pour la première fois, en Libye, l’Occident a montré qu’il n’était pas systématiquement, et comme par l’effet d’un réflexe pavlovien, du côté de la tyrannie. Pour la première fois, nous avons montré que l’ «occidentalisme» n’était pas, n’était plus, l’alpha et omega de notre politique étrangère.
J.-F. K. – Alors il faut intervenir en Arabie Saoudite, le pays le plus totalitaire après la Corée du Nord. En fait, ce sont les pays qui ont été épargnés par nos interventions qui se portent le mieux : la Tunisie ou l’Egypte, par exemple. Partout où nous avons envoyé nos bombardiers, nous avons semé la désolation…
B.H.L- Parce que vous croyez que Kadhafi ce n’était pas, déjà, la désolation ? Vous croyez que le chaos était moindre ? Et, même, le morcèlement ? Avec, en prime, l’arbitraire absolu, les tortures, les enlèvements à grand échelle, les mitraillages dans la cour des prisons, et j’en passe.
« Daech existe et prospère aujourd’hui à cause d’une autre guerre insensée, la guerre d’Irak de 2003. Plus d’un million de morts depuis la libération du pays. C’est quand même incroyable que vous passiez cet élément sous silence. » JFK
Vous publiez, Bernard-Henri Lévy, un livre-événement intitulé L’esprit du judaïsme. Un fait d’actualité – l’agression d’un professeur juif à Marseille – a suscité il y a trois semaines un grand émoi. Tout comme les déclarations, dans la foulée, du consistoire local, enjoignant les juifs portant la kippa de l’enlever « en attendant des jours meilleurs »… Quelle analyse faites-vous de cette attaque, et des recommandations qui l’ont suivi ?
B.-H.L – Le modus operandi de l’agression de Marseille témoigne d’une sorte de miniaturisation du terrorisme antisémite. Sans obéir à une chaîne de commandement complexe, et sans avoir besoin de prendre ses ordres auprès de Daech ou d’Al-Qaïda, le premier quidam venu, mû par la passion mimétique, peut descendre dans la rue et attaquer à la machette les porteurs de kippa. Cette dissémination est terrifiante. Quant aux recommandations auxquelles vous faites allusion, elles reviennent à exhorter une communauté entière à plier le genou face à l’intimidation. J’ai écrit un livre dont le chapitre central s’appelle « La Gloire des Juifs » : vous imaginez bien que je ne vais pas, après cela, accepter que l’on dénie aux Juifs le droit de vivre leur foi comme ils l’entendent.
J.-F. K. – Bien sûr, chacun a ce droit ! Je suis, a priori, peu friand de l’affichage ostentatoire de sa religion ou de son idéologie – même chose s’il s’agit d’arborer un signe franc-maçonnique ou une faucille et un marteau. Mais si un juif est agressé, parce qu’il porte une kippa, alors la réponse aurait pu être d’appeler les Marseillais à en porter une, une journée, par signe de solidarité et de refus de la haine confessionnelle.
B.-H. L. – Non. Je n’aime pas cette idée. La kippa n’est pas un gadget: C’est une histoire sérieuse, grave, qui marque corporellement le lien des juifs avec la transcendance.
J.-F. K.- Je parlais des juifs – de tous les juifs…
B.-H.L-Moi, je ne porte la kippa que lorsque j’entre dans une synagogue, participe à un kaddish, ou à l’occasion d’un voyage en Ukraine pour me recueillir sur la tombe de rabbi Nahman de Bratzlaw… La kippa, ce n’est pas un « truc citoyen ». C’est un signe, disons, métaphysique – indiquant la délimitation du Sujet. On ne peut pas en faire un slogan politique. On ne peut pas faire du droit de la porter une variante du « Touche pas à mon pote » de jadis.
J.-F. K. – La kippa, que vous le vouliez ou non, relève autant de la tradition que de la religion. Mais bon, peu importe. L’essentiel me paraît être de rompre avec ce manichéisme, ce binarisme que vous avez souvent incarné, les diables contre les archanges – comme en Lybie, comme en Syrie. J’en ai marre des excommunications, des anathèmes inquisitoriaux. Adieu ! Je ne vous connais plus, je ne vous serre pas la main. Mais, le plus souvent, je vous réprouve, mais je vous connais et je vous serre la main.
B.-H.L. – Je n’aime pas non plus les anathèmes. Mais je crois à la vertu de la querelle, du choc des idées désaccordées. Comme nous le faisons, aujourd’hui, vous et moi.
« Vous pointez, et ça ne manque pas de classe, votre goût irrépressible pour ces « fortunes provisoires qui sont un grand danger. » JFK
Jean-François Kahn, vous avez lu le dernier livre de Bernard-Henri Lévy. Qu’en avez-vous pensé ?
J.-F. K. – Je vais commencer par les amabilités (ils rient tous les deux). J’ai particulièrement aimé que vous disjoignez le mysticisme de la croyance en Dieu ; j’ai apprécié que vous écriviez que l’on peut être pénétré de Dieu sans croire en Dieu, et même qu’un Dieu qui n’existe pas a un grand pouvoir d’irradiation y compris en nous. Je crois, comme vous, que l’essence de Dieu n’implique pas son existence, comme n’aurait pas dit l’autre. Votre absence d’autocritique sur la Libye me consternait, j’étais en colère, mais soudain, dans les cinquante dernières pages, j’ai découvert ce qu’on pourrait appeler votre retour déchirant sur soi, votre effort de lucidité et d’authenticité. Vous percevez le clivage entre vous et une partie de l’opinion française. Vous êtes conscient de vous être tendu à vous–même le piège suprême – celui de « l’idolâtrie du grand et du sonore », vous le dites. Vous pointez, et ça ne manque pas de classe, votre goût irrépressible pour ces « fortunes provisoires qui sont un grand danger». Vous affirmez qu’il est temps pour vous de sortir du « chemin des hommes arrogants ». Je suis sensible, quoique perturbé, en outre à votre style, je ne connais personne d’autre qui soit capable de parler à ce point comme il écrit et d’écrire comme il parle. Votre livre est comme un psaume. Il déploie une musicalité lancinante et incantatoire qui entraîne, envoûte parfois, même quand on n’y comprend rien. Au-delà de toutes les critiques qui ne manqueront pas de vous être faites, je vous connais un sens de la fidélité et un vrai courage. Mais je dois vous le dire aussi : rarement texte m’a paru particulièrement réactionnaire. J’attends avec gourmandise les réactions dans Libé et dans Le Monde après leur campagne contre les néo-réacs.
Bernard-Henri Lévy, vous avez conscience d’avoir écrit un livre réactionnaire ?
B.-H. L.- Non, j’avoue ne pas bien comprendre… J’aime bien Jean-François Kahn. Depuis trente ans que nous nous opposons sur presque tout, je le tiens pour l’un des plus respectables et des plus loyaux de mes adversaires. Mais c’est vrai que, là, je ne comprends pas ce qu’il dit…
J.-F.K.- Votre livre est réactionnaire, en cela, vous le dites, que vous choisissez Moïse contre Spinoza, Bossuet contre Voltaire, que vous diabolisez la révolution, et rejetez le progressisme. C’est Barrès judéisé. Cela dit, j’admire que vous suggériez que c’est Dieu qui vous a envoyé à Tripoli ou à Kiev ?…
B.-H.L- Ah bon ? Je dis cela ? Non. C’est mon idée du droit, c’est ma faculté d’indignation, c’est ma haine des dictatures qui, dans les deux cas, m’ont mis en mouvement. Mais c’est aussi, c’est vrai, l’idée que je me fais du judaïsme et de son humanisme. Car être juif, c’est ça. C’est aller à Ninive. C’est aller jusque dans les lieux où l’être juif est le plus radicalement mis en question. Le judaïsme étant tout entier dans le rapport à l’autre, il est au sommet de soi-même quand cette altérité est à son sommet L’esprit du judaïsme résidant, tout entier, dans son rapport aux nations, sa vocation n’est pas de cultiver la chaleur matricielle de l’entre-soi, mais de s’accomplir dans le saut périlleux maximal et, donc, dans le nouage difficile avec l’altérité la plus radicale. C’est toute l’histoire du livre de Jonas. C’est tout son message. On dit « petit prophète ». Je vois, moi, dans sa pérégrination le cœur battant de la sagesse juive. Il y a autre chose, bien sûr, dans le judaïsme. Il y a l’étude, la patience interminable de l’étude, cette modestie quotidienne de la connaissance, cet humble artisanat du commentaire midrashique, ce temps de la réflexion qui suspend les évidences de la fausse clarté. Mais il y a, aussi, cette relation au Dehors que dit exemplairement Jonas.
Il y a, dans L’Esprit du judaïsme, une longue section qui revisite de façon très originale l’histoire de France. Quelle lecture en avez-vous fait, Jean-françois Kahn ?
J.-F. K.- C’est là que surgit mon désaccord fondamental. Je ne fais vraiment pas la même relecture des fondations historiques de la France. Face à la crise sociale, politique, morale et identitaire que traverse notre pays, nous sommes appelés à procéder à une recomposition des vieux schémas, autour d’une nouvelle centralité.
« Etre juif, c’est opposer le saint au sacré. C’est réduire la quantité de religion diffuse dans le monde. C’est, comme disait Rosenzweig, être irreligieux. » BHL
Oui, c’est quoi, exactement, un recentrage, pour vous ?
J.-F.K- Quiconque refuse la centralité de l’état ou celle de l’argent est appelé à imaginer et à proposer ou d’instituer une nouvelle centralité qui ne soit pas celle du sol, du sang, de la race, si chère à l’extrême droite. Là, d’accord ! En revanche, je ne pense pas que la réponse soit le retour à la centralité d’un message prophétique, d’une révélation, d’un livre qui contiendrait tout ou d’une identité. C’est un ouvrage ré-ac-tion-naire, je vous dis !
B.-H.L- Bon… Si vous le dîtes ! Je ne sais pas ce que vous entendez par réactionnaire. Mais il y a une chose, en tout cas, que ce livre essaie de déconstruire : c’est l’idée d’identité telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Et cette déconstruction, je l’opère à partir de cette grande et belle machine à pourfendre les dogmatismes, à pulvériser les idées simples, à remettre au travail les idées toutes faites et, last but not least, à désacraliser le monde qui s’appelle le judaïsme. être juif, c’est aussi ça. C’est opposer le saint au sacré. C’est réduire la quantité de religion diffuse dans le monde. C’est, comme disait Rosenzweig, être irreligieux.
J.-F.K. – Ecoutez, la centralité d’un livre, fût-il habité par le refus de l’idolâtrie, est toujours problématique. Admettons que la Torah contienne moins de toxicité que le Petit livre rouge de Mao Zedong (encore qu’on a versé des fleuves de sang au nom de la fidélité à la Bible et que Dieu ait, paraît-il, inspiré les massacres de Josué à Jéricho), qu’elle est moins toxique même que les Hadith tels qu’ils sont trop souvent lus… Reste que L’Esprit du judaïsme, tel que vous le célébrez, fait toujours fond sur un imaginaire de centralité du transcendant et du révélé. Avec toute l’intolérance, toute la violence potentielle que cela implique, même la centralisation des Evangiles, livres de paix par excellence, a déchaîné guerres et croisades. Et de tout cela, je crois non au « retour sur », au repli, mais qu’il est urgent de se défaire. Je crois dans un humain démiurge de lui-même, qui se réalise dans l’extension du processus initié par les Lumières.
B.-H.L.- Eh bien, c’est exactement ce que dit le Talmud quand il explique qu’un verset a toujours « 70 visages ». Pourquoi 70 ? Parce que c’est le nombre des nations. Par extension, le nombre des sujets. Et parce que la lecture d’un verset est donc, selon cette théorie, une façon de se réaliser, une aventure de subjectivation – presque au sens où vous l’entendez. J’ajoute une deuxième chose. Le judaïsme, c’est donc le Talmud. Or le Talmud n’est pas un livre central au sens où vous le dites. C’est l’antithèse exacte d’un livre identitaire, replié sur une signification univoque et rivant chaque homme à une place assignée. Le Talmud – c’est sa précieuse singularité – est un livre indéfiniment ouvert. Et le judaïsme est donc accélérateur, non de croyance, mais d’incrédulité. D’ailleurs, rêvons un peu : le monde de l’Islam ne se porterait-il pas mieux s’il s’y trouvait plus d’hommes pour faire souffler dans son livre saint la bourrasque de la complexité ? si on pouvait l’arracher à l’impasse salafiste de la lettre gelée, cachetée ?
Revenons à la France… Jean-François Kahn, êtes-vous d’accord avec Bernard-Henri Lévy pour souligner l’importance du judaïsme dans l’histoire de la France moderne ?
J.-F.K. : Cette importance est indéniable, mais, Bernard, pour montrer à quel point l’héritage juif est capital, vous passez votre temps à expliquer qu’un tel ou un tel, dans la philosophie, la littérature, l’art, etc. , est juif. Vous faites, de ce point de vue-là, un peu comme Drumont, l’ignoble pape de l’antisémitisme : lui prétendait que le juif étant partout et que, revendiqué ou non, il était forcément juif par l’empreinte de sa judéité indélébile. Et c’est grosso modo ce que vous faites et, concernant Proust par exemple, vous affirmez que : même s’il ne s’en réclame pas, même s’il ne le dit pas, la judéité est partout dans ses écrits…
« Le judaïsme étant tout entier dans le rapport à l’autre, il est au sommet de soi-même quand cette altérité est radicale. » BHL
Comprenez-vous la gêne de Jean-Francois Kahn ?
B.-H.L.- Bien sûr que non ! D’abord, le rapport de Proust au judaïsme est bien plus complexe que vous ne semblez le croire : voyez, pour ne prendre que cet exemple, le kaddish qu’il fait dire à la mort de sa mère. Mais, surtout, La Recherche du Temps perdu est incompréhensible si on ne prend pas en compte cette judéité profonde, cette familiarité vivante, mystérieuse, avec les textes. Vous en doutez ? Eh bien, jetez un œil sur ses cahiers de travail. Voyez le passage où il parle, textuellement, de « lire le Zohar ». Voyez aussi ces passages de la Recherche où il compare les mots à des coques qu’il faut fracturer et ouvrir « pour en faire jaillir les étincelles du réel »…
J.-F.K. – On peut penser tout cela. Mais je redis qu’il y a comme une résonance de votre démarche avec l’obsession des antisémites cultivés, qui faisaient des recherches poussées pour débusquer les juifs cachés. Trotski, bien qu’internationaliste et totalement indifférent à l’ «être juif », n’a pas pu empêcher la floraison d’une littérature affirmant que la révolution était juive, parce que son inspirateur l’était…
B.-H.L.- C’est absurde ! Je ne « débusque », évidemment, rien ni personne. J’essaie juste de rendre justice à l’apport extraordinaire du judaïsme à la construction de la France. Et puis, par ailleurs… Est-ce qu’il faut exclure que, du fond de leur ignominie et de leur bassesse, Drumont et les autres aient saisi quelque chose de cela ? Est-ce que ce n’est pas cette saisie, cette intuition, qui les rendaient, et les rendent encore, positivement fous ?
J.-F K.- Il y a quelque chose de juste dans ce que vous dites, mais c’est difficile à dire…
B.-H L.- Et pourtant… Après, vous avez le cas des juifs qui ont effacé le judaïsme en eux parce qu’il leur semblait synonyme d’opprobre et de malheur : je crois qu’il faut, ceux-là, les laisser en paix. Mais Proust, ce n’est pas ça. Il n’avait pas effacé son judaïsme. Il l’avait crypté. Et c’est tout autre chose. C’est, au fond, un geste marrane.
Reculons de quelques siècles. Comment lisez-vous le récit que fait Bernard-Henri Lévy de la naissance de la France et de la langue française, dans la période qui court de Clovis à Bodin ?
J.-F. K.- OK, mais attention ! Bodin a tout de même été un théoricien de l’absolutisme et un pédagogue de la chasse aux sorcières. Beaucoup d’historiens de droite, c’est un classique, ont insisté comme vous sur l’importance du moment Clovis… Mais nuançons : d’abord le paganisme gréco-latin avait quand même un mérite, autoriser tous les cultes, dans un méli-mélo très égalitaire. On retrouvait ce joyeux désordre théologique au IIème siècle, dans la Rome de Marc-Aurèle. Et 7 écoles philosophiques rivalisaient à Rome librement. Clovis a rompu avec le paganisme, surtout avec le sien d’inspiration germanique et vous avez raison d’y voir, en ce sens, le fondateur de la francité. Mais il fut le dernier : avant lui, tous les peuples barbares avaient déjà sauté ce pas, et ils avaient embrassé la version arienne, c’est-à-dire antitrinitaire du christianisme, la plus monothéiste. Clovis, lui, a choisi la version la moins juive du christianisme, car la plus trinitaire. Quant aux écoles philosophiques, elles ont toutes été interdites. Un seul livre, une seule idéologie.
B.-H.L.- Ce que dit, au fond, L’Esprit du judaïsme c’est, je vous le répète, que l’humanité est à son plus haut quand la religion est à son plus bas. Or vous direz ce que vous voudrez. Mais le paganisme, c’est le summum du religieux. C’est la prolifération du religieux, sa débauche, son omniprésence. Et le judaïsme, c’est l’inverse : c’est une philosophie de la séparation qui sépare les ordres, qui tient Dieu à distance et qui permet aux hommes de vivre pleinement leur aventure de sujets libres. Ça, c’est une chose. L’autre chose c’est que, si être juif c’est accompagner l’autre dans son aventure d’humanité, y compris jusqu’à Ninive, si être juif c’est manifester, dans la relation à autrui, cet « universel secret » qui est la clef de tout, alors il faut aller voir ce que cet esprit du judaïsme a généré en France ; il faut aller voir ses effets sur la définition des fondamentaux métapolitiques de la France. De Rachi à Proust…
En quoi, justement ?
B.-H.L. – Eh bien un exemple. Sur le tronc Clovis, la fonction juive et la lettre juive se sont greffées, et elles ont contribué à l’invention de ce que notre pays a de plus précieux, de plus rare et de plus fécond : la langue française.
J.-F.K- N’empêche, dans les serments de Strasbourg (842), où on utilise pour la première fois une esquisse de Français, les juifs n’y ont été pour rien…
B.-H.L. – Oui, mais la gésine de la langue elle-même, ce fabuleux ensemencement qui va produire, un jour, le Collège de France et le reste doit énormément à un talmudiste du XIè siècle. Et ce talmudiste, c’est Rachi de Troyes. En permettant à sa postérité immédiate ou plus lointaine de voir les voix du premier français, en lui donnant sa noblesse et en le faisant sortir, par cette transcription en langue sainte, de son état second de langue populaire et triviale, ce vigneron champenois a donné le coup d’envoi du processus complexe de génération et de dégénération, de dégradation créatrice et de retransformation, qui va faire notre langue. Entre le travail du lexique français qui commençait d’émerger à travers la parturiente du Moyen-âge et qui aboutira bientôt à l’éclat extrême de Descartes, et, de l’autre, l’œuvre de ce Juif secret, il y eut un effet miraculeux de contagion et d’entraînement – on dirait, aujourd’hui, d’hybridation.
J.-F.K- Dans ce qui va produire la langue française, il y a plus de judéité que d’héritage gréco-romain ? Vous en êtes vraiment sûr ?
B.-H.L. – En tout cas, la part prise par le judaïsme dans la formation de la langue française et, donc, dans l’édification de la France moderne a été totalement sous-estimée.
J.-F. K – Attention : ceux qui se sont historiquement appuyé sur le modèle de République des Hébreux pour défendre l’idée républicaine jouaient sur les mots. C’est le cas de Bodin. Ce qu’il appelait une pseudo-idée républicaine, c’était le modèle absolutiste ! Bossuet aussi s’appuyait sur la tradition biblique pour glorifier l’absolutisme.
B.-H. L. – Le modèle absolutiste, sans doute, mais aussi le droit naturel. Les grandes théories dont nous parlons disent les deux à la fois. Elles inventent le concept de volonté générale. Elles défendent le droit des sujets à une part d’autonomie. Les droits de l’homme, – car c’est bien d’eux qu’il s’agit -, sont nés de cette friction inaugurale avec l’héritage biblique et avec la lettre juive (2).
J.-F. K – Jefferson et les philosophes des Lumières n’y étaient pour rien ?
B.-H. L. – Si. Mais tenez-vous pour rien, vous, la Bible de Jefferson, cet étrange petit livre que compose, à la fin de sa vie, le troisième président américain ?
*Photos Hannah Assouline
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