La justice française s’intéresse aux paiements sur un compte suisse de commissions liées à l’aménagement du « Katara », le navire amiral de l’ancien chef de l’Etat qatari. Des versements aux circuits bien troubles qui ont conduit le parquet de Paris à ouvrir une enquête préliminaire pour blanchiment, et que révèlent ce jeudi « Marianne » et Mediapart.
Quand on aime, on ne compte pas. Surtout quand on s’appelle Hamad ben Khalifa al-Thani. Assis sur des milliards de pétrodollars, l’ex-émir du Qatar ne regarde jamais à la dépense quand il veut quelque chose. En France notamment. Grâce à Mayapan BV, un fonds privé domicilié à Amsterdam, aux Pays-Bas, l’ancien chef d’Etat – il a cédé le pouvoir à son fils Tamim, en 2013 – s’est offert une kyrielle de propriétés dans l’Hexagone. Des immeubles de la place Vendôme et de l’avenue Foch, en passant par le château de Marly-le-Roi, dans les Yvelines, ou le domaine de Fayence, dans le Var, Hamad ben Khalifa al-Thani est aujourd’hui l’heureux détenteur de plusieurs bâtisses somptueuses sur le territoire.
Le hic, c’est que certaines de ses emplettes ont été conclues dans des conditions pour le moins troubles. Le rachat des grands magasins du Printemps fait l’objet depuis près d’un an d’une information judiciaire pour abus de biens sociaux. Celui du Vista Palace de Roquebrune-Cap-Martin est dans le collimateur de la justice pour corruption et trafic d’influence. Et, d’après les informations recueillies aujourd’hui par Marianne et Mediapart, une autre affaire vient s’ajouter à la liste. Le procureur de la République de Paris a, en effet, ouvert une enquête préliminaire pour blanchiment confiée à la brigade financière au sujet des prestations effectuées par un cabinet français de décoration intérieure sur l’un des yachts de la famille royale du Qatar. Près de la moitié des honoraires de ce cabinet aurait atterri sur un compte en Suisse, avec l’aimable bienveillance de FPM, la structure chargée de piloter les opérations privées et commerciales du Qatar en France.
STRUCTURE SECRÈTE
FPM, pour French Properties Management, est ce qu’on appelle en jargon financier un « family office ». Filiale du fonds Mayapan BV, cette Sarl d’une dizaine de salariés est installée au 23, rue François-Ier, dans le VIIIe arrondissement de Paris. C’est là, derrière les murs d’un immeuble cossu, en face de la radio Europe 1, que sont négociées, achetées, puis administrées les possessions des princes qataris, en France mais aussi à l’étranger. Depuis sa création en 2002, la patronne des lieux s’appelle Chadia Clot, de son vrai nom Jihan Sanbar (photo ci-contre). Née en Palestine avant de s’exiler au Liban et d’épouser un ingénieur français, cette femme d’affaires de 68 ans, cousine du grand poète palestinien Elias Sanbar, est l’intermédiaire favori de l’ancien émir et de sa deuxième épouse, la cheikha Moza. L’histoire retient que Chadia Clot a rencontré le couple royal dans son ancienne galerie d’art et d’antiquités du quartier Montparnasse, il y a près de vingt ans. Discrète et influente, elle n’apparaît jamais en public, refuse de parler aux journalistes ou d’être prise en photo. Invisible, mais omniprésente : toutes les transactions de la famille Al-Thani passent par elle. Sur terre, comme sur mer.
Car l’ancien souverain du Qatar n’est pas qu’un amateur de belles pierres. C’est aussi un collectionneur compulsif de yachts. Sous son règne (1995-2013), il en a acquis pas moins de 13 ! Au début des années 2000, il décide de s’en faire construire un particulièrement fastueux, le Katara, le plus grand et le plus cher de tous (lire l’encadré ci-dessous). Avec ses 124 m de long, 19,5 m de large, et ses 7 922 t, ce palace flottant figure au palmarès des 15 plus grands yachts du monde. Et c’est tout naturellement Chadia Clot qui s’est occupée de l’intendance. Ainsi, le 14 décembre 2006, le célèbre bureau d’architecture intérieure du designer Alberto Pinto, domicilié au 11, rue d’Aboukir, dans le IIe arrondissement de Paris, signe un contrat avec le chef du protocole qatari de l’époque, cheikh Mohammad bin Fahd, sous l’égide de FPM. Ce cabinet de décoration, spécialisé dans le très haut de gamme et géré par Linda Pinto, la sœur d’Alberto, décédé en 2012, dessine les escaliers du Katara, orne les dômes et les plafonds, conçoit les ambiances lumineuses et commande les matériaux (bois rares, marbre, cuir…) destinés aux différentes pièces du yacht, du salon VIP à la suite royale. En tout, 9 millions d’euros de fournitures, auxquelles le décorateur ajoute la bagatelle de 4,3 millions d’euros au titre de ses honoraires. Comment cette commission a-t-elle été réglée ? Et par quels circuits l’argent a-t-il transité ?
Le 5 janvier 2015, un ancien salarié de FPM adresse à François Molins, le procureur de la République de Paris, un dossier circonstancié détaillant la combine supposée. Entre janvier 2007 et mai 2010, 12 règlements – de 100 000 à 500 000 € – devaient être effectués sur les comptes bancaires parisiens du cabinet Pinto, à l’agence Crédit agricole de la rue de Rennes et à la banque Martin Maurel de l’avenue Hoche. Le schéma est le suivant : Pinto adresse ses factures, par tranches, à FPM. Puis FPM les transmet au ministère des Finances du Qatar en lui demandant de verser la somme correspondante à la Qatar National Bank, à Paris, sur un compte nommé Mayapan Private, propriété de l’ancien émir. Une fois que les fonds ont été transférés, FPM envoie ses ordres de virements à la Qatar National Bank, qui paye le fournisseur. Pinto, en l’occurrence, reçoit alors les fonds. Pas d’embrouille jusque-là. Sauf qu’à compter du mois de juillet 2007 un troisième compte fait son apparition. Et celui-ci n’est pas enregistré en France, mais à l’antenne suisse de la banque privée Edmond de Rothschild, à Genève… Ce compte, baptisé « Kalika », est associé à une mystérieuse société, Kalika Assets Holdings Inc., domiciliée dans les îles Vierges britanniques, un paradis fiscal des Caraïbes. A l’été 2007, la décoratrice Linda Pinto adresse un petit mot manuscrit sur sa carte de visite à Chadia Clot : « Chère Madame, Veuillez trouver ci-joint la facture de Kalika qui annule et remplace la précédente. Je vous souhaite de très bonnes vacances. A bientôt. LP. » French Properties Management s’exécute, envoie la facture de Kalika Assets Holdings au Qatar. Son objet : « Virement étranger. Pour le compte et au nom de l’Etat du Qatar ». Dans la foulée, la Qatar National Bank de Paris procède au virement à l’ordre du compte suisse.
Au total, quatre opérations de ce type seront effectuées, et 1,9 million d’euros fileront discrètement à Genève, au nez et à la barbe du fisc français, selon les informations portées à la connaissance de la justice. Dans son courrier au procureur de Paris, l’ex-employé à l’origine de l’alerte affirme que Chadia Clot a donné aux salariés de FPM des consignes très strictes de confidentialité au sujet de l’existence de ce compte suisse et de cette société exotique. A la suite d’un rendez-vous qui se serait tenu avec Linda Pinto dans les bureaux de FPM, fin 2009, l’impératif de discrétion serait même monté d’un cran, puisque la chargée d’affaires d’Al-Thani aurait demandé que soient détruits l’ensemble des documents relatifs au contrat Pinto.
Les autorités qataries étaient-elles au courant que ces versements à Kalika avaient quelque chose à voir avec les honoraires du cabinet de décoration ? Et quel avantage Chadia Clot a-t-elle tiré de ce montage ? Jointes par Marianne, ni Chadia Clot ni Linda Pinto n’ont souhaité faire de commentaires. L’avocate de cette dernière, nous précise que sa cliente « réserve ses explications aux magistrats ».
Le Katara est un yacht hors norme, à l’image de l’incroyable fortune de son commanditaire, le septième émir du Qatar, Hamad ben Khalifa al-Thani. Livré en août 2010, ce monstre des mers, initialement baptisé Crystal, a été facturé 312 millions d’euros hors taxes par le constructeur allemand Lürssen Werft. Mais, avant que l’ancien souverain qatari n’en profite en invitant sa famille et ses amis – 35 personnes peuvent loger à bord –, le navire a été envoyé à Gibraltar pour immatriculation. Une astuce qui lui permet de s’exonérer de la TVA sur la construction et les équipements à bord.
Les prestations effectuées par Lürssen, qui n’a pas répondu à Marianne, donne la démesure du navire. L’une des salles de bains, ornée de bois précieux, ne convient pas à l’émir ? Il fait mettre du marbre, pour 159 000 €. Un four spécial, destiné à « rôtir un mouton entier », est posé en cuisine, moyennant 52 000 €. L’ajout d’un ascenseur hydraulique reliant le pont inférieur au pont supérieur : 250 000 €. Le matériel de plongée avoisine quant à lui les 135 000 €. Et, pour les virées aériennes, c’est Eurocopter – désormais baptisé Airbus Helicopters – qui fournit l’engin, un modèle civil de 13 m de long, type EC 155, stationné à l’arrière du bateau. Prix du joujou à rotor : plus de 6 millions d’euros. Comme l’indique l’arrêté d’autorisation de vol rendu en novembre dernier par la préfecture de Martinique, pas moins de cinq pilotes sont au service du souverain qatari. Plus on est de fous au méchoui, plus on rit.
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