L’économiste Robin Rivaton, 29 ans, nouvelle coqueluche des hommes politiques en manque d’idées, et Jacques Attali, banquier, conseiller de chefs d’Etat, croisent leur vision du monde d’aujourd’hui et de demain. Entretien.
Marianne : Qu’est-ce qui nous arrive ?
Jacques Attali : Le monde va mal. Nous sommes à un point de bascule et, comme le montre l’élection de Donald Trump, des dérapages vers le nationalisme et le souverainisme risquent de se multiplier dans toutes les grandes démocraties. Une bonne utilisation des technologies et un appui donné à l’ascension des classes moyennes, corrélés à l’altruisme, pourraient nous aider à sortir des ornières qui s’accumulent. La France possède, en fait, tous les atouts pour réussir, géographiquement, sociologiquement, économiquement, climatiquement. Néanmoins, notre pays a des problèmes spécifiques, qui sont au nombre de quatre.
1. Notre école, dans les classements Pisa, est très mal notée, par contraste avec des « émergents » comme le Vietnam ou la Chine qui s’améliorent énormément. Il n’y a guère que l’Inde qui va plus mal que nous. 2. Notre balance des paiements est déficitaire, alors que celle de l’Europe est excédentaire. 3. Le chômage des jeunes est effroyablement élevé. 4. Nous manquons de vision commune, ce qui divise la nation.
Robin Rivaton : Dans son sens étymologique, le mot « crise », krisis [« décision » en grec], se réfère au moment où l’on doit faire des choix. D’élection en élection, des espoirs déçus de 2007 aux renoncements de 2012, rien n’est fait, les chantiers se multiplient. Ce n’est plus seulement le marché du travail mais aussi l’école, la santé et la sécurité qui sont menacés. L’heure des choix a sonné, depuis longtemps, en France : en refusant d’accomplir les réformes indispensables – notamment en matière de formation -, la France s’est pour une part marginalisée face à la marche du monde. Le travail doit monter en gamme.
Or, en empêchant cette évolution, on ne parvient qu’à bloquer l’ascenseur social, condamnant de nombreux Français à se retrouver exclus, les poussant en retour à développer un investissement identitaire très fort. La défiance à l’endroit des institutions s’observe avec la même force en France que dans les pays anglo-saxons en dépit de modèles orthogonaux. En créant des exclus du système, on sème les germes d’une révolte ultérieure.
Si les richesses étaient redistribuées plus adéquatement, les tensions identitaires s’apaiseraient-elles ?
J.A. : Dans la société française prévaut la conviction que « c’était mieux avant ». (C’est ce « c’était mieux avant » qui a par ailleurs assuré aussi la victoire de Trump). Chez nous, l’immense majorité des parents pensent que leurs enfants vivront plus mal qu’eux. Conviction mortelle et délétère, qui conduit de nombreux jeunes à quitter la France. Attirer de nouveau les investisseurs et libérer les énergies, plus encore que favoriser les partages, est devenu une nécessité. De là, quelques réformes indispensables que je détaille dans mon livre.
R.R. : Ces tensions trouveraient toujours un carburant, en raison de l’importance des défis mondiaux qu’ils soient liés aux migrations ou à la redistribution de richesses. Mais ces tensions, j’en suis convaincu, seraient très amoindries si nous étions capables de renouer avec la prospérité dans notre pays. De même, elles prendraient une forme moins alarmante si, avant même d’avoir créé de la richesse, nous étions capables de donner le sentiment qu’il est possible de réaliser ses rêves en France, autant d’un point de vue individuel que d’un point de vue collectif. « L’altruisme rationnel viendra. Mais dans la douleur »
J.A. : Certains enjeux macroéconomiques de nature géostratégique vont peser de manière accrue. Mais un enjeu sera absolument prépondérant dans les décennies qui viennent, c’est celui des ressources en eau. La question de l’eau rejoint et dépasse l’enjeu climatique. Nous avons, devant nous, un évident manque d’eau potable. Le nombre d’habitants du continent africain va croître en quinze ans, et une part importante de cette population est concentrée dans les pays du Sahel, véritable hinterland de la France. La survenue de guerres de l’eau apparaît donc éminemment probable, sauf si nous parvenons à mettre en œuvre des solutions miracles du type désalinisation de l’eau de mer, pratiquée de façon massive et rentable par Israël.
R.R. : A long terme, les défis mondiaux qui nous menacent sont cruciaux, mais ils ne doivent pas être instrumentalisés par des forces réactionnaires, dont j’observe qu’elles sont actuellement déchaînées !
Il faut vraiment se méfier du discours antiscientifique et antitechnologique très à la mode. La technologie comporte certes sa part d’ombre, mais elle pourrait bien aussi nous donner les moyens de résoudre le « stress hydrique », répondre au défi alimentaire et allonger considérablement l’espérance de vie. Je suis absolument certain que la mondialisation, associée à une recherche technologique beaucoup plus ouverte, rendra caduques à terme les lamentations des auteurs déclinistes.
J.A. : Je vous rejoins sur ce point. Je dois avouer que, sur le long terme, je suis assez optimiste – même parfois très optimiste !
Justement, Robin Rivaton : Jacques Attali théorise ce qu’il appelle « l’altruisme rationnel ». Pour lui, des millions de personnes, qui constituent des « étincelles de l’espérance », ont compris la nécessité morale de tout changer à l’échelle de la planète… Partagez-vous son point de vue ?
R.R. : Je pense que nous assistons à la prise de conscience dont parle Jacques Attali. La résurgence des valeurs individuelles se traduit nécessairement par une mise en adéquation des valeurs des organisations, au premier rang desquelles les nations. C’est ce qui est susceptible de redonner du sens à l’intérêt général, qui a pu, un moment, paraître une expression un peu galvaudée, au point de devenir une simple formulation juridique.
J.A. : En effet, ce que j’ai constaté, c’est qu’une entreprise qui pratique l’altruisme intéressé est nettement plus performante. Car les salariés ont besoin d’être fiers du lieu dans lequel ils travaillent.
L’altruisme intéressé, c’est une notion un peu… oxymorique !
J.A. : Assurément, mais ce concept accompagne la prise de conscience, parfaitement valide, que nous avons intérêt à soigner les populations, à soulager les maux d’autrui, car c’est autant de bien-être, de santé et de sécurité que nous nous offrons.
R.R. : Oui, cet altruisme intéressé se réfère à la théorie du cercle vertueux. Son axiome est simple : une contribution positive envers les autres finit toujours par me profiter. Cette question-là remet en fait au goût du jour une vieille notion française, qui mériterait de réapparaître, car elle fait partie de notre ADN culturel. La bienveillance est une maladie contagieuse. L’altruisme rationnel viendra. Mais, comme tout accouchement, cela sera dans la douleur – sauf si la démocratie réussit à fonctionner comme une « péridurale politique », en proposant une vision et en compensant ceux qui souffrent et perdent aux changements.
Le happy end final, dans le livre de Jacques Attali, repose néanmoins sur un préalable : le ralentissement. Est-ce compatible avec la logique désentravée du capital, qui conduit au court-termisme ?
J.A. : Je ne plaide pas pour le ralentissement, non, pas du tout ! Contre le court-termisme, j’en appelle plutôt à la patience… C’est très différent !
R.R. : Tout phénomène génère d’abord ses propres excès avant de rencontrer ses limites. Il va apparaître assez rapidement que les entreprises et les organisations, fondées sur le profit ou pas, sont au climax de la rentabilité quand elles recherchent la patience. Les exemples abondent de grands groupes voraces et empressés qui s’effondrent, à la différence des champions cachés de taille plus modeste qui ont su jouer la carte de la longue durée et qui se montrent ainsi plus résilients.
« Contre le court-termisme, j’en appelle plutôt à la patience… »J.A. : Entièrement d’accord ! Les riches sont impatients, et les pauvres, patients. Cela devrait évidemment être l’inverse ! Le capitalisme patient, néanmoins, commence à exister, et c’est réjouissant. « Capitalisme » et « patient », je reconnais volontiers qu’il s’agit là, certes, d’une association un peu oxymorique, certes, néanmoins cela prend forme. Cette question renvoie à quelque chose de très fondamental, qui est le rapport que nous entretenons à nos propres enfants. Rien n’est plus patient que des parents qui font leur métier de parents. Un homme politique se projette par définition dans le temps long et considère que les générations suivantes sont ses enfants. Parfois, j’ai l’impression que la vraie devise de la République française devrait être « Liberté, égalité, maternité ».
R.R. : Et l’organisation patiente par excellence est la nation. Autant l’Etat peut être soumis à des intérêts court-termistes, et par son incapacité à produire le moindre équipement sur la durée, autant la nation reste l’organisation qui dure et survit à la marche du temps. Les souverainistes et les réactionnaires doivent être combattus parce qu’ils prônent une conception immobile de la nation ; mais il faut se méfier aussi beaucoup des transhumanistes, qui nous annoncent la fin absolue des nations et l’abolition totale des frontières. L’efficacité n’est pas une fin, une société peut être efficace tout en étant inhumaine.
Concernant le défi migratoire, vous regrettez que l’Etat bloque déjà l’inclusion des quelques dizaines de milliers de réfugiés présents sur le sol français…
R.R. : Le but n’est pas de déplacer les populations pour instaurer une concurrence déloyale, comme le prétendent de nombreux réactionnaires ; 10 % des 45 000 migrants accueillis à Berlin travaille dans les travaux d’intérêt général : certes, ces emplois ne sont absolument pas pérennes, mais ils permettent à ceux qui commencent à maîtriser des bribes d’allemand de pouvoir entamer une démarche d’intégration par l’activité.
J.A. : J’ai prophétisé, il y a près de quatorze ans, l’avènement d’un monde nomade, et je crois que celui-là prend – enfin – forme. Les puissances thalassocratiques prennent leur revanche sur les puissances continentales, et tout l’enjeu va être pour la France de se mouvoir dans ce nouvel univers.
Quand l’État tue la nation et Aux actes dirigeants !, de Robin Rivaton, Plon, 208 p., 15,90 €.
Vivement après-demain, de Jacques Attali, Fayard, 234 p., 15 €.
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