De nombreux événements illustrent la profonde désaffection que suscite l’Europe. Pourtant, ce n’est pas l’idée européenne qui est à proscrire, mais plutôt les gouvernants qui prétendent subir des règles qu’ils ont eux mêmes façonnées.
La coupe est pleine. Dix ans après le non des Français à la Constitution européenne, trois ans après la crise de l’euro, deux ans après la tempête de la dette grecque, six mois après le Brexit, on pourrait penser que la question européenne est devenue aussi lancinante que le fut au XIXe siècle la question des minorités. Ces événements brochent sur un fond continu d’échecs l’austérité budgétaire sans lendemain, les crises des migrations, les liens toujours plus visibles entre autorités européennes et intérêts financiers, la concurrence fiscale et sociale dans un marché qui devait être « harmonisé », ou encore l’échec des droits fondamentaux proclamés dans la « Charte » qui n’empêche pas le vote de lois réactionnaires. Sur ce dernier point, il suffit d’observer le racisme institutionnel qui a cours en Hongrie et les restrictions de l’IVG en Irlande et en Pologne. Ajoutons pour finir l’aphanisis du continent européen, ce lent glissement visible aux yeux de tous hors du champ du dialogue mondial entre les puissances.
Les sondages le montrent constamment depuis dix ans, l’opinion a majoritairement intégré la réalité de l’obscurantisme postmoderne qui s’est abattu sur les peuples européens. L’austérité budgétaire imposée par le traité TSCG, en 2012, fut, si l’on ose dire, le coup en trop, mettant en évidence l’étroitesse de vues de ses auteurs et leur obstination contre toute chance de guérison (« La saignée ! La saignée, vous dis-je »).
Deuxième constat, cette prise de conscience collective n’est plus récupérable par le catéchisme traditionnel. L’Europe plus sociale, l’Europe des projets, l’Europe à mieux expliquer pour la faire aimer : tout cela est fini, même si une bonne part de nos politiques continue à courir la tête coupée dans la mauvaise direction.
L’opinion sait maintenant que ces maux ne viennent pas d’une méchante fée nommée Europe mais bel et bien de l’engagement européen de leurs gouvernants, qui prétendent subir des règles auxquelles ils ont en réalité applaudi. Le temps où l’on faisait remonter vers Bruxelles tous nos maux est révolu. Aujourd’hui, le roi est nu. Les politiques qui poussent des cris d’orfraie devant la montée du Front national – fruit de leur inconscience et de décennies d’entêtement dans l’erreur – feraient bien de s’en aviser : la force d’entraînement de ce mouvement dans sa version mariniste vient de ce qu’il a su faire le lien entre les dérives de l’Europe et la responsabilité des élites nationales dans ces dérives.
Face à cela, un autre constat est tout aussi évident. C’est que ces mêmes élites feront tout pour bloquer le réveil de la conscience populaire. Elles s’obstineront à défendre un indéfendable système, fût-ce au prix de l’extrême-droitisation de franges de plus en plus larges de la population. L’auteur de ces lignes les a trop fréquentées pour nourrir des illusions à cet égard. Alors, baisser les bras ? Notre pays et son peuple méritent autre chose. Et les Français, quant à eux, sont prêts.
Dans un appel lancé au lendemain du Brexit par des intellectuels et des politiques, nous demandions la mise en place d’une nouvelle conférence de Messine, du nom de celle qui fut appelée, en 1955, à reconstruire l’Europe à la suite de l’échec de la CED. Quelle que soit la force des résistances de tous ceux qui ont fait leur nid dans le système européen, une telle conférence devra inévitablement voir le jour lorsque les peuples seront suffisamment armés pour l’exiger de leurs gouvernants.
Mais comment la préparer ? Ici se pose un autre obstacle, celui de l’opacité. L’obscure clarté qui tombe des étoiles du drapeau européen tient à l’empilement des traités (Acte unique, 1988 ; Maastricht, 1992 ; Amsterdam, 1999 ; Nice, 2000 ; Lisbonne, 2009 ; TSCG, 2012). Cette accumulation a organisé une situation d’interdépendance profonde qui noue entre eux, par des règles uniformes, des pays hétérogènes, assise sur des procédures rigides faites pour tenir en lisière leurs choix budgétaires et assujettir les économies à coups de décisions de justice à la « concurrence libre et non faussée ». S’y ajoute la mécanique des règlements et directives qui, dans les domaines les plus variés, font proliférer des normes conduisant elles-mêmes à des transpositions mécaniques et souvent illisibles dans le droit national.
Si les ténèbres des dogmes indémontrés ont pu un beau jour être percées par la démarche cartésienne, il devrait être possible, quatre siècles plus tard, de combattre les idées « obscures et confuses » pour arriver à quelques évidences basiques. Première évidence : le fonctionnement des institutions est à rebours du standard démocratique dès lors que les peuples ne peuvent révoquer les responsables des politiques qu’ils subissent, politiques qui reposent largement sur les initiatives de la Commission et ses pouvoirs exorbitants, tel le contrôle des budgets nationaux au sein du « semestre européen ».
De plus, les compétences de l’Union en font le gendarme de tout libre choix économique des pays membres. C’est ce qu’a montré le CICE, que la France s’est crue obligée d’appliquer jusqu’à l’absurde à l’ensemble des activités économiques. En même temps, ces compétences sont exercées de façon timorée lorsqu’il s’agit de mettre sur pied de grands projets de recherche ou de technologie. Par eux, l’Europe trouverait, outre une relance économique, son indépendance face aux Etats-Unis et la garantie de peser face aux grands pays émergents.
Enfin, les règles définissant l’euro qui en font une monnaie rigide appliquée à des économies hétérogènes sont une absurdité que de plus en plus d’économistes, et non des moindres coome Joseph Stiglitz, dénoncent.
Que proposer ? Face au catéchisme dominant qui trouve un large écho dans les médias, il faut appeler à une pédagogie de l’Europe. Elle pourrait être entreprise par des chroniques régulières de magazine, des ouvrages déclinant de façon accessible et systématique les questions essentielles à travers une collection éditoriale, un site interactif entièrement consacré à l’information et au dialogue citoyen sur ces questions.
Bien penser l’Europe pour savoir ce que nous voulons d’elle. Nous « serons » Européens lorsque nous aurons défini les priorités. Pour cela, la consultation populaire par voie de référendum doit être la base du mandat donné aux gouvernants pour négocier. Là encore, la difficulté est dans l’absence de politique porteur de ce mandat et non dans la vision à proposer. Des institutions fondées sur la souveraineté populaire conduisent nécessairement à une Europe des Etats, que l’on a parfois nommée confédérale. Un exercice en commun de certaines compétences est souhaitable quand l’exemple en montre la réussite (PAC), les règles communes ne doivent pas conduire les pays membres à entrer en concurrence les uns avec les autres, le marché intérieur doit permettre une préférence européenne dans les secteurs stratégiques, la « concurrence libre et non faussée » ne doit plus être érigée en règle impérative et notamment ne pourra plus être opposée aux services publics, les choix d’investissements prioritaires de pays aux besoins différents (démographie) doivent être possibles (fin de la règle du déficit budgétaire). Enfin, le fonctionnement de l’euro doit perdre sa rigidité contre-productive pour des économies disparates : on imagine mal que de telles réformes n’aient pas l’assentiment citoyen. Une consultation populaire organisée sur un site dédié en serait la confirmation.
Le moins que l’on puisse dire, dans le débat présidentiel qui s’amorce, est que cette question essentielle brille par son absence. Une « rébellion » de la France « insoumise » ainsi que des bruits de vaisselle cassée ne suffiront pas. Nos gouvernants futurs nous doivent d’annoncer clairement qu’ils iront à la table des négociations pour une réforme ambitieuse, portée par le consentement populaire.
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