Littérature : qui a le droit d'écrire des livres en français ?

En ces temps de repli et d’incessants débats sur l’identité nationale, la rentrée livrait plusieurs ouvrages poussant à considérer que la la francophonie n’est plus le seul territoire de la littérature française. « Marianne » a organisé la rencontre entre l’écrivain Nathacha Appanah et la sociologue Kaoutar Harchi. Décapant.

La première est née à l’île Maurice, et parlait l’anglais et l’hindi. C’est parce qu’elle a lu des romans en français que Nathacha Appanah a choisi la langue de Molière pour composer une œuvre littéraire, dont Tropique de la violence (Gallimard), qui évoque tragiquement et poétiquement la jeunesse des quartiers délaissés de Mayotte. La seconde publiait, en septembre, un ouvrage emballant judicieusement titré Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. S’appuyant sur le parcours de cinq écrivains algériens d’après-guerre (Kateb Yacine, Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud et Boualem Sansal), elle se penche sur le déficit de représentation des auteurs francophones, mais aussi de ceux qui, étrangers non francophones, avaient choisi le français comme langue littéraire.

Marianne : La coloration très droitière du discours politique actuel oblige-t-elle les intellectuels à se saisir de la question de la langue ?

Nathacha Appanah : Pas pour moi. L’utilisation de la langue française est au-delà de tout ça. Je suis née dans un pays, devenu indépendant, où la langue officielle était l’anglais. Mais j’ai eu plusieurs langues maternelles. Le français fut et demeure pour moi quelque chose de très intime : je l’ai choisi parce qu’il représentait un lieu, une géographie, dans lesquels j’étais très libre d’exprimer ce que je voulais exprimer. Cette géographie-là, elle n’a pas du tout changé ! Mais il est vrai que je me suis souvent sentie obligée de me justifier de cette utilisation. Plus encore que d’expliquer, je devais justifier : pourquoi je n’utilisais pas l’anglais, le créole, l’hindi. J’ai toujours répondu de la façon la plus simple possible, sans rentrer dans un débat compliqué. Car mon rapport à la langue française est plus simple. Cette cristallisation actuelle, qui tente à ramener à une culture «d’origine» et une langue de même, c’est une cristallisation vers le bas. La langue des politiques s’appauvrit de jour en jour. Leurs mots sont secs, ils n’ont pas de chair, tout ça est de très bas niveau. Ils sont à côté des enjeux.

Kaoutar Harchi : Ce que dit Nathacha est vraiment significatif des conflits auxquels on assiste. On cherche à catégoriser des écrivains, à restreindre leur littérature. Comme s’il était plus important d’identifier leur rapport à la langue, de plonger dans ce qu’ils font de cette langue. C’est flagrant pour les écrivains africains, québécois, roumains, belges, suisses. Alors que beaucoup revendiquent d’écrire pour ne plus, justement, être ramenés à leur couleur de peau, leur religion. Mais, au vu de l’organisation du champ littéraire français – car c’est spécifiquement français, ces questions ne se posent pas en Grande-Bretagne -, on est encore dans une définition nationale de la littérature. Il s’y joue encore une identité qu’on voudrait monarchique, une verticalité hiérarchique de l’assimilation, du rapport parisianiste à l’universel, et de la fidélité à la langue. En France, devenir un écrivain universel, c’est devenir un écrivain parisien. Or, la littérature doit être universelle, donc échapper à ces questions, même à celle de la fidélité. Le débat que nous avons pose, cependant, la question de ce que signifie être un écrivain.

N.A. : Ça ramène à ce que vous pointez dans votre livre : concernant les écrivains francophones, essentiellement d’Afrique, on pose toujours et avant tout la fidélité à l’ancien empire colonial français. On juge son œuvre à l’aune de ça. Quand j’ai écrit mon premier roman, cet intérêt pour un nouvel écrivain adoptant le français permit aux critiques de flatter le livre sans avoir à parler du texte. On distingue donc l’œuvre de son propre sujet. C’est un piège dans lequel on reste enfermé, si on l’accepte, pour toute la suite de l’œuvre. Mais ce que je trouve plus sournois, procédant de ce que vous avez dit, est qu’on est décrété crédible sur un sujet donné, mais pas sur un autre. On acquiert une sorte d’identité exotique par laquelle on est bien accueilli, mais qui nous interdit de parler d’autre chose que de la francophonie, de la couleur. Nous sommes toujours rattrapés quand nous essayons de parler d’autres thématiques, même françaises. La situation est différente en Grande-Bretagne, il n’y a qu’à voir le palmarès des prix. Cette attention veut-elle dire qu’on lit différemment en Angleterre qu’en France ?

K.H. : Des écrivains considérés comme «nationaux» ont ainsi un accès illimité à l’universel. Ils peuvent écrire sans que leur roman vienne éclairer une problématique à laquelle ils seraient rattachés, ils peuvent faire de l’art pour l’art. Alors que cette possibilité-là est plus difficilement déployable pour les autres. Qui doivent, en plus de thèmes sur lesquels ils écrivent, prendre position sur une question à laquelle on les associe malgré eux (identité, mémoire postcoloniale). C’est paradoxal !

Kamel Daoud ou Boualem Sansal, pour leur destin personnel comme pour leurs thèmes littéraires, en sont des exemples récents et concrets. Même si ça a changé, il était rare qu’on dise d’un tel écrivain qu’il avait une belle langue, on disait que son œuvre était intéressante…

N.A. : En France, on aime que les auteurs d’anciennes colonies utilisent un français lissé. La France se pose en garant du «bon français».

K.H. : C’est parfois encore plus pervers que ça. C’est une manière qu’a l’institution de confier à ces écrivains-là une place symbolique : valoriser la langue et l’histoire nationale, mais par ses marges. L’institution sous-traite l’amour de la nation à certains étrangers. Ça se vérifie d’ailleurs avec tous les étrangers : on leur demande d’être des Français plus français encore que les autres, de le choisir. Dans les années 20-30, au moment où la littérature algérienne de langue française vit le jour, les écrivains en question n’osaient même pas écrire des romans, mais se comportaient en ethnographes de leur société, tant la langue française leur paraissait intimidante, insaisissable. Plutôt que d’en faire un usage littéraire imaginaire, ils en faisaient un usage descriptif, dans des textes réalistes, une description assez froide de leur société. Pour faire comprendre aux Français de métropole ce qu’était l’Algérie. Il y avait, déjà, une vraie difficulté de posséder la langue, car dans sa définition cette langue était dominante. Leur travail a consisté à se défaire de cette domination. Chose très difficile, car tout était organisé dans le sens contraire.

Pensez-vous que le problème vient d’en haut (institutions, médias) ou d’ailleurs (les citoyens, le rapport au monde des citoyens français) ?

N.A. : J’ai réalisé très tôt que, pour beaucoup, il y avait deux sortes de francophones. Il y a le Russe ou le Chinois, qui a laissé une belle langue derrière lui, et qui décide d’adopter le français, faisant honneur à cette langue. Lui, c’est un francophone supérieur, en quelque sorte. Il y a aussi le francophone de seconde zone, comme moi, qui a laissé le créole, une langue africaine, et qui «accède» à la langue française. Ça, je l’ai senti très tôt, me concernant. Je le sens un peu moins aujourd’hui, mais, en revanche, je sens bien que la légitimité de ce que j’écris y demeure liée. Là aussi, il faut travailler deux fois plus. Et encore, moi, je suis considérée comme «exotique», avec mes thématiques souvent mauriciennes (donc : des îles). Une Africaine qui vit les mêmes problématiques sera considérée comme «ethnique». Pour l’institution, elle, elle peut dire des choses qui font peur.

K.H. : C’est une douleur, pour des individus qui consacrent leur vie à cet art, d’être sans cesse confrontés à cette pensée monarchique. Quand on observe de près l’histoire des écrivains étrangers de langue française, comme je l’ai fait, on voit l’extraordinaire kaléidoscope de stratégies qu’ils ont mises en place pour tenter de contourner ce problème, ou le vivre de manière moins douloureuse. Il y a un rapport de domination évident produit par l’institution. C’est quelque chose qu’on oublie, en France : considérer la littérature pour ce qu’elle est. C’est-à-dire pour une idée – contrairement à ce que veulent des gens qui, eux aussi, mettent une énergie folle à démontrer qu’elle ne serait qu’un monument d’évasion, déconnecté de l’Histoire et du réel. La littérature française laboure des imaginaires, des questions, la problématique coloniale, insulaire, raciale. Mais les possibilités de résistance sont limitées. C’est pourquoi le problème vient «d’en haut». Un écrivain étranger de langue française est plus souvent jugé à l’aune de ce qu’il a fait en tant qu’homme ou femme (ses combats, ses épreuves, sa vie) que pour son travail littéraire. C’est le cas de Daoud. Mais, pour un écrivain français, c’est l’inverse : on critiquera son œuvre en tant que telle avant de savoir qui il est. C’est le cas de Houellebecq. Ces schémas se perpétuent car ils correspondent à une définition de la France. Cette dernière est forcément différente ailleurs. L’Angleterre est entrée dans une ère postnationale. Notion sur laquelle on ne dit jamais rien en France, car ça fait peur. Tous les autres pays me semblent perturbés par ces questions, mais ils les ont prises en compte. La France se vit encore comme une nation, avec des frontières, et ce, même pour la culture – précisément là où il n’y en a pas.

Le problème, c’est l’âme française plutôt que le modèle républicain ?

N.A. : Je le pense. Prenons les départements français ultramarins (Réunion, Mayotte, etc.). On y parle créole car de nombreux jeunes ne connaissent pas un mot de français. Mais ce sont des départements français, comme la Corrèze. Ça ne pose aucun problème. Et nous écrivons pour eux aussi. Donc, c’est l’âme métropolitaine qui est en question, pas le modèle républicain.

K.H. : Ça tient vraiment à l’organisation sociale et politique. Il faut se poser plus profondément la question de qui sont les autres qui parlent la même langue que nous.

N.A. : La véritable question est : qui sommes-nous ?

K.H. : Mais, avec la façon dont les politiques et les médias l’abordent, le nous n’existe pas. Ils parlent de «communautarisme», ce qui dit bien le désespoir de la France de ne plus être une communauté nationale homogène. Mais la France n’est pas homogène, elle est multiculturelle depuis longtemps. La France est en retard sur les grandes questions culturelles qui agitent le monde : l’animal, l’environnement, le transhumanisme, les nouvelles technologies dans nos vies intimes.

N.A. : Ici, nous parlons de la langue. Mais il ne faut pas oublier le langage, car c’est lui qui est l’instrument de communication, de rencontre. En France, on parle français dans les grands quartiers, dans les villages et dans les banlieues, et pourtant on n’y parle pas le même langage. C’est ça aussi qu’il faut étudier. Qu’il faut écouter et respecter de façon égale. C’est là que repose notre travail «républicain».

Les choses ont-elles changé depuis l’arrivée de Makine, Cheng, Laferrière à l’Académie française ? Ou les récents cours de Mabanckou au Collège de France ?

K.H. : On parle de Dany Laferrière ou d’Alain Mabanckou en oubliant tout ce qu’ils ont dû faire ! Ce dernier a dû mettre l’Amérique à ses pieds pour devenir l’écrivain francophone qu’il est ! Leur percée prouve bel et bien qu’il faut toujours en faire plus. Restons donc vigilants. Evitons ce qu’en sociologie nous appelons «l’effet Matthieu» : la valorisation d’un individu vaut pour valorisation de tout le peuple dont il est originaire. Car cela ne peut marcher avec la littérature ! Le piège se refermerait encore : on penserait que leur pays d’origine a gagné sa place dans la langue, puisque leur représentant est là. Non… Donc, il faut plus que des Laferrière, des Cheng et des Makine à l’Académie. Il faut que soit définitivement acquis, inscrit, le traitement égalitaire de tous les écrivains qui utilisent une langue. Dénationalisons la littérature !

*Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve, de Kaoutar Harchi, Pauvert, 303 p., 19 €.

*Tropique de la violence, de Nathacha Appanah, Gallimard, 192 p., 17,50 €.

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