Dans son dernier ouvrage, l’historienne Claire Zalc a enquêté sur les retraits de nationalité par le régime de Vichy. Une thématique qui n’est pas sans lien avec l’actualité récente. Entretien.
Marianne : Que vous a inspiré la polémique sur la déchéance de nationalité ?
Claire Zalc : «Les questions que les historiens posent au passé sont les enfants du présent», disait Marc Bloch. J’admets donc volontiers que, depuis les années 90, mon intérêt pour l’histoire de l’immigration s’est accru au gré des polémiques. Celles-là ne datent pas de décembre dernier : souvenons-nous par exemple de 2010 et du discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy… C’est un sujet politique. En fait, il faut rappeler la différence entre la déchéance, liée à une faute, et la dénaturalisation, mise en œuvre sous Vichy par une commission de révision et sans lien avec un quelconque délit.
Vous soulignez que c’est «l’universalisme du modèle républicain français» qui fut «fondamentalement mis en cause par l’option politique choisie en 1940». Est-ce la quintessence du régime de Vichy ?
Avant l’instauration du régime de Vichy, la nationalité était déjà l’objet d’une politique régie de façon discrétionnaire par la seule administration, ce qui tend à battre en brèche le mythe de l’universalisme républicain. Certes, des critères d’éligibilité à la nationalité française existaient, mais il est parfois impossible de comprendre pourquoi tel dossier a été accepté et tel autre, refusé. Jusque dans les années 2000, l’administration n’avait pas à rendre de comptes, et c’était donc le cas sous la IIIe République. En instaurant une commission de révision, Vichy continue dans cette logique, mais sans aucun critère. L’Etat acquiert ainsi toute latitude pour définir ce qu’est un bon Français.
Vous rappelez que les binationaux faisaient l’objet de toutes les suspicions…
C’est le critère du loyalisme, suspecté dans les cas de double nationalité, comme si la fidélité au pays devait être conçue de façon sentimentale, puisqu’il serait impossible d’être fidèle à deux Etats en même temps. Ce schéma de pensée n’est pas propre à Vichy : les formulaires de naturalisation demandaient si «l’individu fréquente surtout ses compatriotes», ou «dans quel pays a-t-il fait son service militaire ?» Sous Vichy, il faut rappeler que les critères politiques jouent beaucoup dans les dénaturalisations, notamment au niveau local, où celles-là prennent la forme de règlements de comptes : les antifascistes ou les personnes qui ont participé de près ou de loin au Front populaire en sont les premières victimes. Ce n’est pas un hasard si on dénaturalise en premier ceux qui sont devenus français en 1936.
En dehors du nombre colossal de cas que devait examiner cette commission (notamment les 648 000 personnes naturalisées entre 1927 et 1940), quelles ont été les difficultés ?
Dans l’empreinte laissée par le système républicain, qui interdit depuis 1872 toute déclaration religieuse. Il n’y a aucun moyen, pour l’administration française, de savoir qui est juif et qui ne l’est pas. Les 25 % énoncés par le préfet de la Seine ont été vraisemblablement établis sur la base des patronymes, ce que j’appelle l’antisémitisme onomastique. Cet usage des noms et prénoms pour répertorier des individus a été, semble-t-il, utilisé il y a peu à Béziers, mais pas seulement : désigner une personne par son prénom, comme la ministre de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, régulièrement privée par certains de son patronyme complet, est une façon de renvoyer aux origines, d’assigner une identité. On retrouve cela dans les discours du Front national, sans même parler de la récente sortie d’Eric Zemmour sur les prénoms. Mais, sous Vichy, ce type de désignation des personnes est devenu une politique d’Etat.
Ces lois auraient-elles été possibles sans la passivité, voire l’assentiment, de l’opinion, assommée par la défaite, mais aussi préparée par la propagande de l’extrême droite et d’une partie de la droite ?
Le terrain a aussi été préparé par des mesures juridiques qui créaient des «sous-Français». Des campagnes d’opinion vont, par exemple, aboutir, en 1934, à interdire les professions de médecin ou d’avocat dans les dix ans qui suivent la naturalisation. Idem à propos du droit de vote, dont étaient privés pendant dix ans les nouveaux Français en vertu des décrets-lois Daladier de 1938. Le fait que l’une des premières mesures de Vichy ait trait à la dénaturalisation de ces Français désignés par le passé comme des citoyens de second rang s’inscrit donc dans une certaine continuité. Rappelons que la déchéance figure dans la loi de 1927, l’une des plus libérales en termes d’accès à la nationalité française. En contrepartie, ce libéralisme est assorti de la possibilité de déchoir de la nationalité. Une fraction de la gauche s’est insurgée, estimant qu’on ne pouvait reprendre d’une main ce que l’on avait accordé de l’autre. Mais la déchéance a été adoptée à une large majorité.
Dans quelle mesure la dénaturalisation a-t-elle contribué à la Shoah ?
D’abord en rendant visibles les naturalisés. On trouve trois cas de figure de dénaturalisation : en 1940-1941, sur la base du dossier (en fonction du nom, du prénom, de la profession, du pays d’origine…). Assez rapidement, on constate un fort taux d’erreurs, l’exemple le plus connu étant celui de Georges Montandon, un ardent antisémite frayant dans les hautes sphères de Vichy et dénaturalisé en tant que Suisse. On ordonne donc des enquêtes pour actualiser les informations relatives aux «suspects», aboutissant à localiser des personnes qui avaient tout intérêt à se cacher : le commissaire de police lance des recherches, adresse un rapport à la commission de naturalisation, et trois semaines après la personne est arrêtée. Enfin, les déportations ont surtout touché les juifs étrangers, car pendant longtemps la nationalité française offrait une relative protection. En retirant la nationalité française, on supprimait cette protection.
Dans la lignée du livre Vichy et les juifs (de Michaël Marrus et Robert Paxton, Calmann-Lévy), votre travail constitue une réfutation des vieilles thèses du «sauvetage des juifs français par Vichy»…
Cette réfutation s’inscrit dans la logique de mes travaux. Je montre qu’en 1943 le refus de Pétain de reprendre le projet allemand de loi de dénaturalisation collective des juifs – qu’ils portent depuis décembre 1942 – n’a rien à voir avec la protection des juifs français. Pétain entend simplement garder la main sur la politique de nationalité, l’une des rares sphères de souveraineté nationale demeurées dans l’escarcelle de Vichy alors que le pays est totalement occupé. D’ailleurs, les juifs restaient ciblés par la commission de révision. Et la majorité des 15 000 personnes dénaturalisées sont nées en France puisqu’on dénaturalise en famille, les parents et les enfants. Il reste néanmoins difficile de chiffrer la part de juifs parmi les dénaturalisés : le nombre de 7 000, assez douteux, est celui qui a été donné en 1943 par l’administration française aux Allemands, sans doute sur la base des noms et des prénoms.
Pour quelle raison l’écriture de cette histoire a-t-elle été si tardive ?
Toutes les archives de la commission de révision des naturalisations ont disparu. Ne subsistent que les traces laissées par cette commission dans les 250 000 dossiers de naturalisation qu’elle a étudiés… Or, André Mornet, vice-président de la commission de révision des naturalisations de 1940 à 1944, est devenu procureur général de la Haute Cour lors des procès de Pétain et de Laval… Je pense qu’il y a un lien. Seul le président de la commission a été victime d’une mesure d’épuration. A l’inverse, Mornet sera aussi chargé de l’épuration de la magistrature. Dans l’après-Vichy, il est également troublant de constater que de Gaulle lui-même a hésité avant de revenir sur cette mesure…
*Dénaturalisés, les retraits de nationalité sous Vichy, de Claire Zalc, Seuil, 388 p., 24 €
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