Comment la "déconnomie" guide le monde, par Jacques Généreux

Jacques Généreux est professeur à Sciences-Po Paris. Dans « La déconnomie », son dernier essai, il vilipende la pensée orthodoxe en économie et les impasses théoriques auxquelles elle mène. En faisant appel aux sciences humaines, il explique le fonctionnement des élites et l’aliénation du peuple, tout en traçant un chemin pour les en délivrer. Entretien.

Marianne : Depuis des dizaines d’années, les économistes dits «néoclassiques» se présentent comme les praticiens d’une science «expérimentale», au même titre que la physique, la chimie… Vous les voyez plutôt comme les adeptes d’un credo qui n’a rien de scientifique. Selon vous, leurs présupposés sont erronés, et jamais on ne s’est tant trompé qu’en suivant leurs analyses…

Jacques Généreux : Dans cette branche de l’économie s’est produite une impressionnante dérive au long du XXe siècle, qui permet de conclure qu’il ne s’agit plus du tout d’une démarche scientifique. Voilà un mainstream – une orthodoxie – qui enseigne dans les facultés le modèle abstrait d’une économie de marché idéale, toujours en équilibre et sans crises. Or, toutes les sciences humaines et sociales ont démontré qu’aucune économie réelle ne peut fonctionner comme dans ce modèle dont toutes les hypothèses fondamentales sont fausses.

Par exemple ?

Par exemple : l’hypothèse de rationalité des comportements selon laquelle tous les individus cherchent et sont capables de maximiser leur espérance de satisfaction, avec des préférences stables. La psychologie et la neurobiologie nous apprennent que nous ne fonctionnons pas ainsi. La réplique du mainstream a été de dire, avec l’économiste Milton Friedman : on sait que les hypothèses de base sont fausses, mais ce n’est pas grave car, ce qui compte, ce n’est pas le réalisme du modèle, mais celui de ses prédictions pratiques ! C’est ça, la «déconnomie théorique» : une science-fiction dont les auteurs, contrairement à tous les scientifiques du monde, conservent des hypothèses qu’ils savent parfaitement fausses !

Mais il y a aussi une «déconnomie politique». Vous faites le décompte des erreurs de politique économique qui ont découlé des théories du mainstream.

Près d’un siècle après les années 20, nos gouvernements, leurs conseillers et les économistes dominant les facultés nous rabâchent les mêmes âneries que leurs ancêtres avant et pendant la Grande Dépression. Notamment qu’il faudrait réduire les dépenses et les salaires pour relancer l’économie ! Cent ans après Keynes, nos élites dirigeantes semblent ne rien comprendre à la macroéconomie et aux crises.

«Des esprits très brillants raisonnent de travers et disent des absurdités»

En vous lisant, on a l’impression que la bêtise gouverne le monde, comme la folie dont Erasme faisait l’éloge au XVIe siècle.

L’économie vire réellement à la folie. Le capitalisme actionnarial, c’est-à-dire le primat de la rentabilité financière, n’est pas seulement injuste et inefficace. Il engendre la souffrance au travail, il tue des gens et détruit notre écosystème. L’analyse économique dominante n’est pas simplement discutable, elle est souvent absurde. Et les politiques anticrises aggravent les crises ! Tout cela est à la fois stupéfiant, incroyable, stupide… Ce que je résume en «déconnant», pour attirer l’attention sur une dimension négligée, sur ce qui ressemble à un effondrement de l’entendement. Que tout cela soit associé au pouvoir de l’argent, à l’emprise croissante et cynique d’une ploutocratie, c’est évident. Mais je crois qu’il est nécessaire de regarder au-delà du pouvoir du capital pour comprendre aussi celui de la bêtise. Aller au-delà de l’analyse marxiste de la domination du capital, qui conserve hélas toute sa part de vérité…

C’est ce qu’affirme le milliardaire Warren Buffett : «La lutte des classes existe, et nous, les riches, nous l’avons gagnée…» Et on pourrait ajouter comme Gramsci : les théoriciens du mainstream traduisent cette domination économique et politique en domination culturelle. Mais vous affirmez que cela ne suffit pas à comprendre le phénomène dans sa globalité ?

Vous qui êtes dans la presse, vous savez bien que des intérêts puissants sont à la manœuvre, qu’il y a des lobbies à Bruxelles et ailleurs. Mais cela n’explique pas tout, parce que la domination ne peut exister sans le consentement des gens, dans des pays où de simples bulletins de vote peuvent changer les gouvernants tous les cinq ans. Et, sauf à faire l’hypothèse saugrenue que tous les élus, tous les journalistes, tous les experts et tous les professeurs d’économie sont stipendiés par de grandes firmes pour se faire les défenseurs du capital, il faut prendre au sérieux l’hypothèse que tous ceux-là peuvent se tromper en toute sincérité. J’essaye donc de préciser comment une nouvelle hégémonie culturelle, au sens gramscien, a pu s’installer. Je montre que même des esprits très brillants raisonnent de travers et disent des absurdités. C’est un enjeu central de mon livre : il faut comprendre la bêtise des intelligents.

Vous êtes allé chercher dans les sciences humaines, la psychologie, la sociologie cognitive, les neurosciences, la clé de cette énigme ?

La biologie de l’évolution et la psychologie cognitive ont montré que notre cerveau n’a pas été conçu pour la pensée rationnelle bien pesée ni pour l’intelligence du monde, mais pour la survie, le succès social et la reproduction. Nous sommes capables d’une grande intelligence, mais celle-ci n’est pas un réflexe. Notre pensée réflexe est truffée de biais cognitifs qui nous prédisposent aux raisonnements erronés et à l’entêtement imbécile, même lorsqu’on est polytechnicien, énarque ou prix Nobel… 

«L’état de guerre économique est un choix politique délibéré»

Le modèle des économistes orthodoxes est ainsi fondé sur un «biais microéconomique» : ils croient comprendre tous les phénomènes sociaux uniquement à partir du calcul économique d’individus autonomes. Cela exprime le fonctionnement réflexe de notre cerveau, car la propension à ramener tout événement à un acteur responsable et à une intention est un avantage pour la survie et la compétition sociale. D’où le grand succès des théories du complot. Nous extrapolons aussi souvent à tort notre expérience personnelle, qui est forcément micro-économique, pour comprendre (de travers !) des problèmes macro-économiques. Par exemple, un chef d’entreprise confronté à une récession cherche naturellement à réduire ses dépenses pour éviter la faillite. Mais si l’on en déduit que le gouvernement devrait imposer au pays tout entier une baisse générale des dépenses et des salaires, c’est une pure folie qui peut effectivement mener bien des entreprises à la ruine.

Les biais cognitifs dont nous souffrons tous – citoyens, entrepreneurs – expliqueraient notre acceptation du système ?

Disons plutôt qu’ils sont un facteur permissif. Nous sommes prédisposés à préférer le statu quo au changement incertain et les explications simplistes aux réflexions complexes… des sujets idéaux pour une manipulation de masse ! Depuis trente ans, cette prédisposition est exploitée et accentuée par la formation économique universitaire, où les pratiques sectaires du mainstream ont conduit à éradiquer l’analyse critique du système économique et à éliminer l’enseignement des autres courants de pensée. Pour un cadre, un journaliste ou un élu formés à cette école, il est donc entendu que le système actuel du capitalisme actionnarial et de la guerre économique généralisée est un simple fait de nature, et non un choix discutable. C’est une pensée de poisson rouge qui ne se pose pas la question de savoir ce qu’il pourrait faire à l’extérieur du bocal…

Vous dites : «La culture de la guerre économique doit être relayée des années durant par une foule immense de journalistes et d’experts censés éclairer les masses… Jusqu’à ce qu’elle cesse d’être un objet de débat.» C’est orwellien. Nous sommes en 1984, il n’y a plus d’alternative possible, c’est cela ?

Bien au contraire, l’alternative est simple à concevoir. L’état de guerre économique est un choix politique délibéré, pas une catastrophe naturelle. Je montre que la modification de quelques réglages financiers, sociaux et fiscaux suffit déjà à transformer radicalement notre système économique. Le plus stupéfiant, c’est que seule une petite minorité profite de ce système et des politiques imbéciles de nos gouvernements. Même la plupart des entrepreneurs auraient intérêt à un autre système, où la compétition serait mieux régulée et où l’économie ne serait pas menacée régulièrement par des crises financières ! 

«Le stress de la compétition nous rend bêtes, au sens littéral du terme»

Donc l’alternative progressiste n’est pas bloquée par la prétendue absence des marges de manœuvre ni par les intérêts bien compris de la majorité. Il faut reconsidérer deux blocages trop souvent oubliés : celui de l’intelligence et celui du système politique. L’éducation doit donc être repensée pour former un peuple de citoyens animés par le goût de la réflexion critique, entraînés à la délibération et à la reconnaissance de leurs propres biais cognitifs. Quant au système politique, on voit bien que, dans une société de communication instantanée, la démocratie représentative n’est plus qu’un marché des bulletins de vote régi par le buzz médiatique, les émotions fortes et les images chocs, bref, un terrain de jeu idéal pour la pensée réflexe la plus bête. Les citoyens sont dépossédés du pouvoir réel, au profit de prétendus «représentants» qui font carrière sur un marché qui sélectionne les plus doués pour la lutte des places, et non pas les plus compétents ni les plus engagés dans la quête du bien commun. Il est urgent de restaurer les conditions d’une souveraineté citoyenne réelle et de l’intelligence collective. Car la psychologie cognitive nous apprend aussi que les biais qui nous prédisposent à raisonner de travers, lorsque nous sommes en compétition les uns contre les autres, se transforment en atouts pour la résolution de problèmes complexes, si nous sommes placés en situation de délibération collective et coopérative, à la manière de ce qui se passe dans les conférences de citoyens tirés au sort.

Mais, s’il suffit de délibérer, de prendre la parole, qu’est-ce qui en empêche les citoyens ?

C’est d’abord le fait que les citoyens n’ont pas le pouvoir ! Délibérer pour délibérer ne change pas grand-chose. Il nous faut des institutions qui placent la discussion argumentée entre citoyens au cœur de tous les processus de décision publique. Ensuite, l’essor de l’intelligence citoyenne a besoin de lenteur, de sérénité et de discussions immunisées contre tout enjeu matériel ou de position sociale. Or, nous vivons dans un système qui intensifie le travail comme jamais et place les individus en situation de compétition permanente, de stress, d’urgence… Autrement dit, dans l’environnement le plus propice à la pensée réflexe pour sauver sa peau ou sa place. C’est pourquoi nous avons souvent des comportements politiques surdéterminés par la peur : peur de l’autre, de l’étranger, du terrorisme… Le stress de la compétition nous rend bêtes, au sens littéral du terme.

Mais, à vous lire, l’avènement d’un peuple citoyen n’est envisageable que dans une ou deux générations ! C’est très pessimiste, non ?

Je suis pessimiste dans l’analyse, optimiste dans l’action. Nous sommes peut-être dans un piège systémique. On peut, certes, imaginer la convocation d’une Assemblée constituante de citoyens pour refonder la démocratie. Mais par qui sera-t-elle convoquée ? Pas par la classe politique actuelle car, à part Jean-Luc Mélenchon, aucun leader politique européen n’a inscrit cette convocation à son programme. Et puis, presque partout en Europe, la protestation populaire et légitime contre notre système profite davantage aux populistes nationalistes, voire xénophobes, qu’à la nouvelle gauche progressiste qui, seule, propose une refonte effective de la démocratie et d’une économie humaine. C’est qu’il est plus facile de surfer sur les peurs et les rejets, comme le fait l’extrême droite, que de chercher à convaincre par la raison argumentée. Mais, encore une fois, tous les électeurs sont capables de la plus grande intelligence. Il suffit qu’ils songent à s’en servir pour donner une chance à la transition démocratique vers un autre système économique et politique. C’est à eux de choisir. Si cela ne se fait pas grâce à leur bulletin de vote, il faudra attendre de grandes catastrophes pour que puisse advenir une renaissance. Je préférerais la transition démocratique.

*La Déconnomie, Seuil, 416 p., 19.50 €.

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