Le prix Médicis à Ivan Jablonka pour "Laëtitia", singulier portrait au féminin

Le prix Médicis a été attribué ce mercredi 2 novembre à Ivan Jablonka pour « Laëtitia ou la fin des hommes », portrait sensible de Laëtitia Perrais, jeune femme de 18 ans, violée et assassinée en 2011 près de Pornic (Loire-Atlantique). « J’ai une pensée pour Laëtitia, pour sa sœur Jessica et pour tous leurs proches », a commenté l’écrivain en saluant un « extraordinaire honneur ». Le couronnement, aussi, d’un objet littéraire singulier.

Cet article a été publié une première fois dans le magazine Marianne n°1017, paru le 30 septembre

Ivan Jablonka offre, en cette rentrée, un formidable portrait au féminin singulier. Dans Laëtitia, l’historien enquête sur l’assassinat, en 2011, d’une jeune fille de 18 ans, Laëtitia Perrais, dans la campagne du pays de Retz, dans la région nantaise. Barbe-Bleue se rencontre, hélas, dans la réalité : l’homme qui a violé, étranglé et poignardé Laëtitia puis découpé son cadavre en morceaux voit dans une femme «un consommable, mi-objet, mi-prostituée». Massivement suivie par les médias, l’affaire avait alors bouleversé la France, d’autant que Nicolas Sarkozy, au sommet de l’Etat, l’avait instrumentalisée.

Mais pas question pour l’historien de réduire la jeune fille à son statut de victime. Il faut la «rétablir dans son existence», légère et virevoltante, quoique née de parents paumés et ballottée de foyer en famille d’accueil : «Laëtitia […] incarne deux phénomènes plus grands qu’elle : la vulnérabilité des enfants et les violences subies par les femmes.» Pour Jablonka, qui avoue, lors de ses recherches, avoir eu «honte de [son] genre», l’affaire Laëtitia révèle «le spectre des masculinités dévoyées au XXIe siècle», «le patriarcat qui n’en finit pas de mourir», du «caïd toxico, hâbleur et possessif» au «cochon paternel, pervers au regard franc», jusqu’au «chef, l’homme au sceptre, président» – on aura au passage pour Nicolas Sarkozy une pensée sans nostalgie.

Refuser les chapelles

Avantage au récit : l’écrivain, c’est sa force, n’a pas à choisir entre les deux pôles classiques du féminisme. Nul besoin de trancher entre, d’une part, l’universalisme à la Beauvoir qui voit dans la femme, pour le dire vite, «un homme comme les autres» et, d’autre part, le différentialisme façon Antoinette Fouque qui exalte la spécificité de «nature féminine». Pourquoi prendre parti ? C’est l’affaire des philosophes, Elisabeth Badinter, d’un côté, ou Sylviane Agacinski, de l’autre. Mais la narration, comme la vie, s’accommode des contradictions qui feraient désordre dans un essai ; le récit dynamite tranquillement les frontières théoriques. Peu soucieux des chapelles, Jablonka épluche les archives et interroge les proches pour décrire une jeune fille qui trace son chemin envers et contre tout.

Les voies de l’émancipation apparaissent multiples : Laëtitia, note l’historien écrivain, portait des bijoux et du maquillage, elle avait un petit ami ; sa sœur jumelle, Jessica (toujours en vie), en survêt et baskets, pratiquait l’athlétisme et aimait les filles. Faut-il en conclure que Laëtitia, plus girly avec ses tuniques fleuries, se trouvait face à la perversion comme «une victime sans anticorps», elle qui a été «jusqu’au bout la proie des hommes» ? Oui, mais non : elle a tenté de fuir son agresseur, elle était presque arrivée chez elle. A 50 mètres près, l’enfant de l’Assistance publique «aurait été une femme active, rêve Jablonka. Elle aurait voyagé. Ses enfants auraient eu une maman aimante. Son mari ne l’aurait pas battue». Un nouveau féminisme narratif ? On peut aussi parler, simplement, d’empathie, d’allergie à l’injustice et d’une attention scrupuleuse au réel.

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