Le 23 octobre 2015, 43 personnes du même club du troisième âge périssaient près de Puisseguin, dans la Gironde, au cours d’un des plus graves accidents de car jamais survenus en France. Un an après, comment revit-on dans ces villages de quelques centaines d’habitants privés de toute une génération ? Qu’ont emporté avec eux les anciens ?
La place soudain paraît trop grande. La salle des fêtes, la rue qui en fait le tour, la boîte à livres, les arbres, la façade de la mairie… Tout est là. Mais les places de stationnement, devenues trop nombreuses, sont vides. «Chaque jour, quand nous passons devant, elles nous rappellent ce qui est arrivé», raconte Patricia Raichini, la maire, qui a perdu trois belles-sœurs le même jour. Le 23 octobre 2015, le car qui emmenait en excursion le club du troisième âge de Petit-Palais-et-Cornemps (750 habitants) a percuté un camion et a pris feu. Quarante-trois des 49 passagers ont péri. Un an après, le club, qui se réunissait plusieurs fois par semaine dans la salle des fêtes, n’a pas rouvert, et la subvention qu’il recevait a été redistribuée. Celle qui en était l’âme, Marie-France Terrasson, 57 ans, est morte dans l’accident. Sa mère, Marguerite, déjà malade, s’est laissé mourir de chagrin et est décédée à 85 ans en février dernier. «Elle a perdu sa fille et son gendre : ça n’est pas normal, des choses comme ça», dit une habitante. Les fleurs déposées devant certaines maisons sont restées pendant des mois, sans que personne ose les toucher ou les emporter.
«Bien sûr que l’ambiance a changé, commente Patrick Bardesol, installé à Petit-Palais depuis seize ans. Chaque occasion de se réunir le rappelle. C’est moins joyeux aujourd’hui.» Jour après jour, de multiples détails marquent l’absence : à la fête du village, le 27 juin, il n’y avait plus ces gâteaux un peu bourratifs que fabriquent les mamies. En janvier, à un repas très simple offert par la mairie pour les personnes âgées, les places vides étaient très nombreuses. Trop nombreuses. On ne se dit plus ces petits secrets que seuls les vieux connaissaient encore : les coins à champignons, les endroits de pêche, de chasse. Sur les photos de classe, on ne sait plus toujours qui est qui. Lucienne Guérineau, «un personnage», comme ils disent avec tendresse, patronne pendant des années de la régie et de l’épicerie du village, aujourd’hui fermée, n’est plus là. «Tout le monde la connaissait. On la croisait presque tous les jours, se souvient Sylvie Bessard, propriétaire du Château Vieux-Mougnac, dont l’oncle, l’ancien maire du village, Michel Rogerie, est mort dans l’accident. Aujourd’hui, elle manque tout le temps.» Hélène Vigier ne sait plus faire le civet de lièvre comme sa mère, 87 ans, qui habitait en face de chez elle et qu’elle allait voir tous les jours. Et les enfants posent des questions auxquelles on ne sait que répondre. Que leur dire ? Que mamie est au ciel ? Oui, bien sûr. Mais après ?
Comme tous les petits villages de cette région viticole située entre Libourne et Saint-Emilion, Petit-Palais-et-Cornemps a beaucoup changé en quinze ans. Les jeunes qui y emménagent travaillent ailleurs, voyagent, se déplacent en voiture et s’impliquent moins dans la vie locale. Ils habitent ici, ils n’y vivent plus. «On devient une ville-dortoir de Libourne et de Bordeaux. Les jeunes qui s’installent n’ont pas cette mémoire du lieu. Nos parents et nous, nous sommes des dinosaures, constate Sylvie Bessard. Cette mémoire, ce sont nos parents qui l’avaient. A leur époque, on naissait ici et on y restait. Les gens avaient plusieurs boulots, le mari dans une entreprise, la femme agricultrice, et ils se mariaient dans le coin.»
Jérémie Bessard a 27 ans. Après ses parents, c’est lui qui va reprendre Château Vieux-Mougnac. Son grand-père lui a enseigné l’art de la vigne. Petit-Palais, c’est sa vie, son ancrage. Devenu conseiller municipal, il s’y bat contre la tentation de l’extrême droite qui s’empare de beaucoup : «Les jeunes s’investissent moins. Depuis l’accident, il y a de gros manques. L’association de randonnée, l’association de chasse, l’organisation des matchs de foot, c’étaient les anciens. La nouvelle génération a d’autres attentes. On ne s’approprie plus notre village comme eux le faisaient. L’accident nous a fait prendre conscience de ces changements de mentalité. Des choses ne nous ont pas été racontées : comment vivait-on sans eau courante ? Sans téléphone ? On a du mal à l’imaginer. Eux, ils savaient…» «Dans ce pays de vignerons, poursuit Patrick Bardesol, les anciens vivaient avec un autre rythme. Ils avaient plus de distance face aux emballements médiatiques. Les saisons avaient encore du sens pour eux. Ils connaissaient l’histoire de l’église, celle des lavoirs. Il ne suffit pas de remuer un drapeau le 14 juillet pour être de quelque part. Chaque fois que nous nous sommes réunis depuis un an, ils étaient présents dans nos têtes, et nous nous remémorions les années précédentes, les années avec eux. Le 27 juin, à la fête du village, l’ambiance n’était plus du tout la même…» «On a pris comme une claque, poursuit Jérémie. On réalise que les gens vivent de plus en plus seuls. Même au café du village, l’ambiance a changé.» Depuis janvier, un marché se tient à Petit-Palais-et-Cornemps, tous les vendredis après-midi, pour tenter aussi de renouer ce lien distendu.
À Camps, petit village étiré le long de la rivière Isle, toute une mémoire est partie : il y a eu huit morts pour 580 habitants. Annette Aubisse, 72 ans, est la seule survivante. C’était la sixième année qu’elle était inscrite au club du troisième âge, amenée là par la belle-mère du maire. Son mari était avec elle dans le car : «Je n’oublierai jamais. J’ai senti le choc, je me suis vite dégagée. Mon mari me poussait pour sortir lui aussi. « Je ne peux pas aller plus vite », je lui ai dit. Et puis je suis tombée sur la dame qui descendait devant moi, une dame de Montpon que je n’avais pas vue. Il faisait tout noir. Le temps que je me relève, le car était en flammes. Mon mari n’avait pas pu sortir. Je le sens toujours derrière moi, qui pousse.» Depuis, il y a des jours avec et des jours sans. «Je ris, je pleure.» Aujourd’hui, elle rirait plutôt. Les cheveux blancs, le teint rose, une robe bleue à pois blancs, elle raconte, dans sa cuisine qu’inonde le soleil brûlant de cette belle journée d’automne. «Je me demande souvent pourquoi je ne suis pas morte ce jour-là…» Elle vit toute seule depuis le drame. Ses enfants habitent heureusement dans un périmètre très restreint.
Elle va chez l’un, puis chez l’autre, à vélo, presque tous les jours. Et le plus jeune, Joël, vient dîner avec elle tous les soirs. «Il arrive à 7 heures, en sortant du travail, et il repart à 8 heures. C’est normal, il a sa vie.» Elle garde parfois ses petits-enfants. Tous les jours, elle va au cimetière, et s’occupe de ses fleurs. «Mes copines sont mortes. Mes voisins, je ne les vois pas beaucoup. Je me sens terriblement seule.» Elle s’était mariée il y a cinquante-trois ans, a cinq enfants, neuf petits-enfants et un arrière-petit-fils de 5 ans. Son mari aurait eu 78 ans cette année. Elle se souvient du bal où ils se sont rencontrés. «J’adorais danser. Tous les dimanches, j’y allais.» Elle n’avait que 16 ans, lui revenait d’Algérie. Le dimanche suivant, il était à nouveau là. «On s’est marié un an et demi après. Qu’est-ce que j’ai ri avec lui…» Elle essaie de tenir. «J’ai du caractère. Quand le président Hollande est venu nous voir, il me l’a dit : « Madame, je sens que vous êtes forte et que vous le resterez. »» On la croit volontiers. Elle a gardé tous les journaux du lendemain de l’accident, mais n’a pas encore eu le courage de les regarder. Plus tard, peut-être…
Que sait-elle encore qu’elle est la seule à savoir ? «Ce qu’il y a eu à tel endroit, comment était la rivière et où elle débordait, comment on naviguait dessus, plus personne ne sait le dire», raconte le maire, David Resendé, lui dont la belle-mère a perdu trois cousins le 23 octobre, et qui depuis vit chez lui. Au bord de la rivière, justement, il n’y a plus personne : Lucienne Sirieix, 80 ans, venait se promener et pêcher avec deux amies, Carmen Noir (81 ans) et Nicole Cabarreq (68 ans), qui sont mortes avec elle. Parfois, elle amenait des enfants. «On ne les voit plus. Ce sont des petites choses, mais cela marque l’absence. Ces gens-là créaient du lien. Nos villages sont tellement petits que tout le monde se connaît au moins de vue.» Cette année, à Camps, il n’y a pas eu de repas de fin d’année pour les personnes âgées. À la kermesse et à la Fête de la musique, l’absence était palpable. «Les anciens avaient une façon posée et sensée de poser les questions. Ils ne venaient jamais à la mairie sans raison. Maintenant, les demandes sont parfois plus fantaisistes.»
La transmission n’est pas qu’intellectuelle. Des successions pas réglées ou des histoires de famille longtemps enfouies ont resurgi d’un coup. La mairie de Camps a eu à se débattre avec plusieurs situations complexes. Comme chez les Bonnamy. Bernadette Bonnamy vivait depuis quinze ans avec son fils né d’un premier mariage, Roland, et son concubin Guy Joubert dans sa maison. Qu’allait-il se passer après sa mort ? Guy, qui ne travaille pas, n’avait aucun droit à rester. Mais Roland, bien qu’au chômage lui aussi, a accepté qu’il ne quittât pas la maison. «Il est là depuis quinze ans. Je n’allais pas le mettre dehors.» Guy est attablé devant un plat en barquette qu’il a réchauffé et que, par politesse, il laisse refroidir tant que dure la conversation. Roland raconte sans même paraître s’en étonner son douloureux destin. En 1998, son père et sa petite sœur ont déjà péri dans un accident de voiture, dont il a été le seul survivant. Aujourd’hui, c’est sa mère. C’est «triste», disent-ils, ne trouvant que ce mot un peu fade pour dépeindre leur désarroi. Mais il faut continuer à vivre. Seuls. Et ensemble.
La colère est plus forte chez les Bordet. Patricia et Pierrot ont dû ajouter à la douleur un sentiment d’injustice qui aujourd’hui les révolte encore. C’est elle qui parle – on sent qu’elle maîtrise mieux son émotion. Dans l’accident est mort son oncle et parrain, Jean-Marie Boisnier, oncle par alliance, mari de la sœur de son père. Depuis 1998, elle et Pierrot vivaient dans une maison qu’ils lui louaient, maison dont il était acquis depuis des années qu’elle leur reviendrait, vœu que confirmait d’ailleurs un testament. Mais le testament a été déclaré non valable. Coup de tonnerre : hérite du coup un frère de l’oncle, qu’il n’avait pas vu depuis de très nombreuses années, et qui décide de tout vendre. Patricia et Pierrot ont un bail qui court encore jusqu’en mars 2018. Mais après ? Après, il faudra partir. Ils sont dans une impasse totale. «On pourrait acheter la maison, mais je ne sais si nous en avons encore très envie», dit-elle. «On a tout perdu, c’est dégueulasse», fulmine-t-il. Si celui-là est le plus difficile, les problèmes de succession se sont multipliés. «Des familles déchirées ont été amenées à mettre sur la table des choses qui étaient restées enfouies, commente un avocat. D’autres ont vu revenir des héritiers dont ils n’avaient plus de nouvelles depuis longtemps. Il est fréquent que des personnes âgées meurent sans avoir pensé à prendre des précautions nécessaires à leur succession. Mais là, ça en a fait plusieurs d’un coup. Alors, des maisons sont en vente quand on pensait qu’elles resteraient dans les familles. Et de nouveaux habitants vont venir, que les villageois de souche attendent avec une certaine inquiétude…»
Le 23 octobre, des stèles ont été inaugurées à Puisseguin, à Petit-Palais et à Camps. Un devoir de mémoire qu’a porté le collectif créé après l’accident et dirigé par Michel Vigier. «On se pose encore beaucoup de questions», dit-il. Il a fallu animer le collectif, éclaté géographiquement, souvent par mail. Lui en a accepté la présidence, sa femme, dont la mère a péri dans le drame, la trésorerie. Trois avocats bordelais les ont aidés pour les soucis plus strictement juridiques, en particulier ceux qui se sont fait jour quand 11 millions d’euros ont été attribués aux proches des victimes, reconnaissant pour la première fois l’attente et l’angoisse comme des facteurs méritant indemnisation. Il y a eu des soirées de collecte animées par des artistes et des musiciens du coin et des dons dont un qui a particulièrement ému le collectif. «Il est venu d’une jeune fille qui vivait en Australie, et dont le grand-père est mort dans l’accident. Elle a lancé un appel aux dons par les réseaux sociaux, Facebook en particulier, et a reçu plus d’argent que ce dont elle avait besoin. Du coup, elle a offert ce surplus à l’association, et elle a pu venir pour l’enterrement.» Un entrepreneur de Puisseguin a offert la stèle qui sera inaugurée le 23 octobre.
Dans sa maison du bourg de Malydure, voisine de celle désormais vide de sa belle-mère, Michel Vigier voudrait que le village ne soit pas triste comme le sent parfois son épouse : «J’aimais bien écouter les histoires que racontaient les vieux, même celles qu’on connaissait déjà. Maintenant, ça va être à nous de transmettre.»
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