"Djihad", une pièce d'utilité publique

Dans cette pièce, Ismaël Saidi a choisi ses armes : l’humour, la dérision pour lutter contre la radicalisation. Jouée sur scène mais aussi en prison, dans les lycées, elle ouvre un espace de parole rare.

«C’est incroyable, jamais je n’aurais cru que ce j’avais écrit il y a deux ans, en réaction à une phrase de Marine Le Pen sur le départ de djihadistes français, m’emporterait aussi loin», confie avec enthousiasme le dramaturge belge Ismaël Saidi, à propos de sa pièce Djihad, qui, après avoir été vue outre-Quiévrain par plus de 57 000 spectateurs, dont 27 000 scolaires, s’installe en France jusqu’au 31 décembre.

A Paris, dans le petit théâtre des Feux de la rampe, dans le IXe arrondissement, juste derrière les Folies-Bergère, elle se joue même pour le moment à guichets fermés. Il faut dire que le sujet auquel l’auteur s’attaque, l’épopée comico-tragique, dans un décor totalement nu, de trois Pieds Nickelés d’une cité de Schaerbeek, fous de jeux vidéo type Call Of Duty, d’Elvis Presley et de mangas, en partance pour la Syrie afin de «tuer des mécréants» et d’«aider leurs frères», armés de mitraillettes en bois, a de quoi interpeller, questionner, sensibiliser. Surtout que le texte n’hésite pas, sur un ton faussement naïf, à dire tous ces maux qui font mal, le racisme ordinaire, l’antisémitisme, les ghettos ethniques et sociaux, les Rustines identitaires, l’obscurantisme des dogmes, la non-connaissance du Coran, la victimisation… Surtout, aussi, qu’Ismaël Saidi, «musulman pratiquant assumé» qui ne craint pas de s’attaquer à l’islam – «Les attentats n’ont pas été commis par des bouddhistes qui criaient « Mazal Tov », que je sache !» -, n’y avance pas en terrain inconnu.

Ce quadragénaire, natif de Saint-Josse, connaît tous les coins et recoins sombres de cette commune populaire de Bruxelles-Capitale, qui jouxte celle de Molenbeek-Saint-Jean, où ont séjourné Mehdi Nemmouche, l’auteur de l’attentat au Musée juif de Bruxelles en mai 2014, Mohamed Abrini, inculpé dans les attentats de Bruxelles de mars dernier, certains des cerveaux des attentats de Madrid en mars 2004, et où a été arrêté, en mars dernier, Salah Abdeslam, l’un des auteurs présumés des attentats parisiens du 13 novembre 2015.

C’est là qu’il a grandi, qu’il a failli aussi, dans les années 90, partir pour l’Afghanistan, à l’appel de l’imam de son quartier, avant de se tourner vers une licence de sciences sociales et de partager pendant quinze ans le quotidien de la police de proximité bruxelloise.

Reconnue d’utilité publique

En Belgique, dans un pays qui, proportionnellement à son nombre d’habitants – 11,2 millions -, affiche le plus grand nombre de combattants européens enrôlés sous la bannière noire de l’Etat islamique – 500 -, sa poignante pièce en huit tableaux à valeur pédagogique a été reconnue d’utilité publique. En France, la ministre de l’Education, Najat Vallaud-Belkacem, l’a inscrite dans le plan Eduscol au titre de la prévention de la radicalisation en milieu scolaire. Depuis le 5 octobre dernier, elle est même jouée dans certains établissements pénitentiaires, avec toujours le même dispositif participatif, celui à l’œuvre à l’issue de chaque représentation : Ismaël Saidi et un islamologue, Rachid Benzine, professeur à l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, répondent aux questions et aux remarques des spectateurs.

Djihad, derrière les barreaux, une première pour une pièce dont le nom, synonyme d’effroi, avait bien failli changer, et pour un univers fermé qui reste l’un des endroits les plus soumis à la tentation fondamentaliste. Et pas que dans les cellules. Le ministre de la Justice, Jean-Jacques Urvoas, a récemment évoqué le phénomène «infiniment minoritaire mais bien réel» de radicalisation de certains surveillants au contact de détenus prosélytes. «Avec cette pièce, on a la chance d’avoir un espace de parole. En prison ou en liberté, le seul moyen de faire avancer le débat est de la laisser s’exprimer, explique Ismaël Saidi. Le phénomène de sensibilisation est comparable à celui qu’on observe dans les écoles. Si, sur 200 détenus, un seul ressort de la représentation avec des doutes, alors, on aura gagné

Une pièce citoyenne plus proche du terrain que certaines actions gouvernementales. Comme celle de Stop-Djihadisme, promue par le ministère de l’Intérieur au lendemain des carnages à Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, qui a montré ses limites, avec ses oppositions simplistes et ses clips un rien caricaturaux. Véronique Roy, membre de la Brigade des mères, qui a participé à sa campagne de lancement, et dont le fils, Quentin, 23 ans, l’un des 2 000 combattants français, a été tué, comme 240 d’entre eux, au nom du «califat» quelque part entre la Syrie et l’Irak en janvier dernier, nuance :

«Cette pièce touche à l’empathie. Elle pointe les parcours hasardeux. Et, pour guérir cette société malade, il faut soigner les maux et l’atteindre au cœur. C’est ce que fait Djihad. Nous, nous ne savons pas comment est mort notre fils. La représentation en donne une image possible.»

Le centre pénitentiaire de Valence a été le premier établissement à souhaiter que Djihad soit joué dans ses murs. Depuis, d’autres en France et en Belgique ont suivi. «L’activité culturelle et théâtrale en prison est faite pour amener du débat, affirme l’un de ses responsables. Le travail de réflexion d’Ismaël Saidi a de fortes chances d’être compris par notre population carcérale, pour la plupart des délinquants de 18 à 30 ans. Les passages comiques peuvent les amener à une autre réflexion. Vous savez, on a des objectifs très modestes. Si on arrive à ce que les détenus se posent des questions, alors on aura remis de la pensée, de la nuance dans ce qui peut être binaire. Et, dans notre travail de prévention du passage à l’acte, cette pièce a été jugée essentielle.»

« Dans notre travail de prévention du passage à l’acte, cette pièce a été jugée essentielle »
Le ministère de la Justice, qui, depuis 2015, bénéficie de la rallonge gouvernementale de 60 millions d’euros au titre de la prévention de la radicalisation en prison, avoue, lui, ne pas «connaître le dossier». «Nous ne sommes pas à l’origine de cette initiative, qui fait partie de celles prises par les établissements qui dépendent de l’administration pénitentiaire. Il est un peu tôt pour tirer des conclusions, mais, officiellement, cette démarche est suivie avec intérêt par l’administration pénitentiaire et les services d’insertion et de probation», assure-t-on à la chancellerie.

Condamner l’ignorance

«Expliquer de tels actes, c’est déjà un peu les excuser», avait lancé le Premier ministre, Manuel Valls, au lendemain des attentats parisiens du 13 novembre, avant d’opérer, devant la bronca médiatique, un rétropédalage des plus improbables. Ismaël Saidi, lui, tempère :

«Expliquer, c’est empêcher que cela se reproduise. L’acte terroriste ne doit être ni accepté, ni pardonné et encore moins cautionné, mais le cheminement qui a amené à cet acte doit être compris. Pour pouvoir le couper à la racine. Je me répète assez souvent cette phrase d’un philosophe andalou du XIIIe siècle : « De l’ignorance naît la peur, de la peur naît la haine, et de la haine naît la violence. » Ce spectacle condamne l’ignorance.

Le vivre-ensemble, c’est un leitmotiv politique qui n’a pas fait ses preuves, et pour cause : le concept est creux. Ce qui est plus important, c’est le faire-ensemble. Alors, les barrières entre les communautés tombent, les préjugés s’effondrent et la peur de l’autre disparaît.»

Djihad, un vaccin ? «Pour moi, l’écriture de la pièce l’a été, confie, en riant, celui, qui, enfant, se rêvait en d’Artagnan. Mais elle reste avant tout un espace de parole. C’est un confessionnal sans jugement, humain ou divin. Pas besoin de dire d’Ave Maria en sortant.» Même, et surtout, pour ceux qui tournent sur eux-mêmes, enfermés entre quatre murs…

*Djihad, tous les jeudis, vendredis et samedis à 19 h 45 jusqu’à fin décembre 2016 aux Feux de la rampe, 34, rue Richer, Paris IXe.

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