Palme d’or 2016 à Cannes pour son dernier film « Moi, Daniel Blake », qui sort en salles en France le mercredi 26 octobre, le cinéaste britannique de 79 ans apparaît toujours aussi engagé et en colère. « Marianne » a rencontré Ken Loach l’hiver dernier, justement alors qu’il finalisait le montage de l’opus récompensé par le jury cannois : une charge sévère contre le système d’aides sociales britannique qui tue littéralement les travailleurs à la tâche. Retour sur le travail d’un réalisateur qui n’a perdu ni le goût du cinéma, ni celui de la politique.
Dans une petite salle de montage sur Wardour Street, en plein quartier de Soho, à Londres, Ken Loach, l’éternel jeune homme du cinéma britannique, peaufine son dernier long-métrage, « I, Daniel Blake » (« Moi, Daniel Blake »). La nouvelle a autant surpris que ravi ses fans qui se souvenaient de l’annonce faite en 2014 au Festival de Cannes : « Jimmy’s Hall » serait son dernier film.
On l’avait cru malade, ou lassé, mais rien de tel. Celui qui fêtera dans quelques mois ses 80 ans et ses cinquante-quatre ans de carrière derrière une caméra à la télévision et au cinéma n’a perdu ni le goût du cinéma, ni celui de la politique. En revanche, la perte de sa Steenbeck pour monter ses films, à la colle et aux ciseaux, comme à ses débuts, le désole. « Cela aurait coûté 200.000 € de plus pour monter ainsi, à l’ancienne », précise sa fidèle productrice, Rebecca O’Brien.
« C’est la première fois que je monte sur ordinateur, je ne peux pas dire que j’aime ça », commente Loach, chagrin. Son monteur de longue date, Jonathan Morris, confirme d’un clin d’œil : « On ne s’est jamais autant disputés en vingt-cinq ans que ces dernières semaines. – Normal, rétorque Loach dans un sourire, au moins, avant, je savais exactement ce que tu faisais. Alors que maintenant… » Rebecca O’Brien explique : « Quand on monte, pour ainsi dire, à la colle et aux ciseaux, le réalisateur peut non seulement prendre le temps de réfléchir entre chaque coupe, mais il a moins besoin de couper. » Un long soupir résigné et espiègle vient clore le sujet. « Back to work ! »
Ken Loach nous montre les premières scènes de son film. A l’écran, Daniel Blake, menuisier charpentier veuf de 59 ans, usé par la vie. Il se remet tout doucement d’une crise cardiaque qui a bien failli l’emporter, et lui qui travaillait dur depuis son adolescence vit désormais des allocations de l’assurance maladie. Ou plutôt c’est ce qu’il pensait. Austérité oblige, les règles viennent de changer, malades et handicapés doivent désormais remplir un questionnaire sur leurs capacités physiques. Un système à points évalue leur capacité à travailler ou non. La première scène dit tout, avec humour, sur le nouveau système d’attribution des aides sociales en Grande-Bretagne.
Daniel Blake, interprété par un comique de Newcastle, Dave Johns, a du mal à garder son calme.
« Pouvez-vous marcher sur 50 mètres sans aide ? demande l’évaluatrice revêche.
– Oui, répond Daniel.
– Pouvez-vous lever les bras comme pour fouiller dans les poches de votre veste ? – J’ai déjà répondu à cette question page 52 de votre questionnaire ! s’emporte Daniel.
– Pouvez-vous lever les bras comme pour mettre votre chapeau ? continue l’employée.
– Je n’ai pas de problème aux bras ou à la tête, je vous l’ai déjà dit. C’est le cœur, le problème. Regardez le mot de mon médecin !
– Pouvez-vous appuyer sur des boutons, comme sur le clavier d’un téléphone ?
– Je n’ai aucun problème de doigts, vous vous éloignez de mon cœur !
– Pouvez-vous vous faire comprendre d’inconnus quand vous leur parlez ?
– Ah ça, on dirait bien que non ! »
Finalement, le système à points le juge apte à chercher du travail. Il lui faut alors suivre des cours obligatoires de rédaction de CV et de présentation, et prouver qu’il passe bien ses journées à déposer ses CV, sinon pas d’allocations chômage, et même une sanction qui lui coupera tout revenu jusqu’à sa prochaine évaluation. Il finit par décrocher un emploi… qu’il doit refuser sur ordre des médecins. Daniel Blake a du mal à se faire à cette logique ubuesque.
C’est lors d’un énième rendez-vous au job centre qu’il fait la rencontre de Rachel (jouée par la dramaturge Hayley Squires), chômeuse de 28 ans avec deux enfants à charge. Les services des HLM de Londres dont elle dépendait l’ont envoyée vivre à Newcastle pour cause d’engorgement dans la capitale. Compagnons de misère, victimes solidaires d’un système kafkaïen, ils s’entraident. Pour Ken Loach, qui a passé six mois avec son scénariste Paul Laverty à faire des recherches dans les différents centres pour l’emploi de la région de Newcastle, « le système est inefficace à dessein. Il s’agit dans bien des cas de vous forcer à chercher un emploi que vous ne pourrez de toute façon pas accepter. Le but : vous dégoûter et vous amener à quitter le système d’aides sociales ».
Comme souvent, Ken Loach s’est emparé d’un sujet brûlant dont les conséquences commencent déjà à se faire sentir. Voilà six mois, une enquête du Guardian a forcé le gouvernement à dévoiler ses statistiques. Depuis l’introduction de ce système à points qui a eu pour effet de déclarer de nombreux malades fit for work (« aptes à travailler »), et ce malgré l’avis des médecins, le nombre de décès chez ces personnes atteint près de 90 par mois.
« Bien sûr, il faut traiter ces statistiques avec précaution, mais un fait notable a émergé, analyse le journal britannique. Tout d’abord, 2 380 personnes sont mortes entre décembre 2011 et février 2014 et ce, quelques semaines après avoir été déclarées aptes à travailler, et donc inaptes à recevoir l’allocation maladie. Par ailleurs, peu de temps après avoir été inscrits dans le programme de recherche de travail, 7 200 allocataires sont décédés. » Et le Guardian d’assener : « Mourir est devenu un dommage collatéral du système d’allocations britannique. »
Devant ses deux écrans, Ken Loach se gratte la tête. Un des jeunes acteurs récite ses répliques plus qu’il ne les dit. « J’ai fait l’erreur de lui donner les dialogues la veille. Cela ne va pas, trop formel, trop écrit. O désespoir ! » Connu pour tourner ses films en suivant la chronologie de l’histoire et pour ne pas dire à l’avance à ses acteurs ce qui arrive à leur personnage, Ken Loach se demande comment il va monter cette scène. « Combien avons-nous de prises ? demande-t-il à son monteur. – Huit. » Ken Loach se détend, c’est bien plus qu’à l’accoutumée, il y en a forcément une où l’acteur vit son texte plutôt qu’il ne le dit. Loach fait défiler les scènes, la tension est palpable. La huitième prise sera la bonne.
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