Manuel Valls et la tentation présidentielle

Pendant longtemps, la version officielle n’a pas bougé d’un iota : tout à sa loyauté et à sa lourde tâche, Manuel Valls n’envisageait rien d’autre – « promis, juré ! » – que de soutenir une nouvelle candidature de François Hollande, et réservait ses ambitions personnelles pour 2022. Mais, ces dernières semaines, et encore plus ces derniers jours, l’équation a changé. Le Premier ministre est en piste…

Hiver 2014, un feu crépite dans la cheminée du pavillon de musique, au fond des jardins à l’anglaise de l’hôtel Matignon. Dans le petit salon ovale, le Premier ministre, Manuel Valls, reçoit à dîner Aquilino Morelle, ancien conseiller politique du président de la République, viré quelques mois plus tôt sur la foi d’un article de presse. Ce soir-là, au milieu des boiseries séculaires, les deux hommes devisent d’avenir.

«Comment tu vois les choses ?» demande Valls à son ami. «Je les vois se terminer… mal. Très mal», lui répond Morelle, assumant les habits toujours un peu suspects des Cassandre. Selon lui, le lien entre les Français et le président est rompu, il n’y a pas de cicatrisation possible : François Hollande ne pourra pas se représenter en 2017. «Tu devrais y réfléchir, Manuel. Tu devrais y réfléchir pour toi.» Droit dans son fauteuil, Valls écoute en silence. Il est à Matignon depuis quelques mois seulement, l’élection est encore loin. L’hypothèse d’un renoncement présidentiel semble improbable, et la stratégie du Premier ministre – qui caracole, alors, dans les sondages – est arrêtée pour l’heure : camper la loyauté. Et viser 2022.

« Une étoile, ça s’éteint »

Question : qui croit encore aujourd’hui que 2022 représente un horizon politique pertinent pour qui que ce soit ? Réponse : personne. Pas même Manuel Valls. L’époque est à l’accélération, à la confusion. Les partis sont plus que jamais mortels, les carrières, fulgurantes, et le Front national s’approche dangereusement de briser son plafond de verre. «Qui peut dire à quoi le paysage politique français ressemblera dans cinq ans ? On a déjà du mal à se projeter à cinq mois ! confirme un dirigeant socialiste pro-Valls. Si Manuel décide de finir le quinquennat sagement à son poste, il sera siphonné comme Fillon l’a été avec Sarkozy. Non, vraiment : 2022 n’est un horizon pour personne, et singulièrement pas pour le Premier ministre.»

Autre donnée du moment : plus personne ne peut affirmer, non plus, que François Hollande sera candidat en 2017. Pas même le président himself, qui a toujours cru mordicus en son étoile, mais qui, en privé, confie désormais parfois à son complice Julien Dray qu’«une étoile, ça s’éteint…» A 14% d’opinions favorables, l’astre du président normal semble bel et bien moribond. La publication du livre de confidences aux journaliste du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, semble avoir donné le signal pour questionner tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas… 

Tout entier tourné vers sa candidature, Hollande est pour l’instant dans la disposition psychologique d’y aller… «Mais il renoncera s’il est certain de se faire éliminer au premier tour de la présidentielle, souffle-t-on dans son entourage. Et a fortiori s’il est menacé à la primaire. L’inversion de la courbe du chômage est – et a toujours été – sa porte de sortie.»

« Il se prépare à toutes les éventualités »

Alors… Alors, Manuel Valls se tient prêt. A Matignon, où l’on a toujours balayé cette question d’un mouvement de main énervé, on ose désormais évoquer l’hypothèse. On transgresse, donc… mais au trébuchet. «Manuel Valls se prépare à toutes les éventualités, nous expliquait Zaki Laïdi, conseiller politique du Premier ministre, avant même la publication du livre de Davet et Lhomme. Celle de prendre toute sa part dans la campagne, dans l’hypothèse souhaitable où François Hollande serait candidat. Celle aussi de participer à la primaire de la gauche, dans le cas où François Hollande déciderait de ne pas y aller.» Puis le conseiller d’ajouter, en vidant son orange pressée : «En politique, on ne choisit pas son moment.» Manuel Valls fait donc plus qu’y penser, il s’y prépare. «Quand il lit les sondages, qu’il voit l’impasse dans laquelle est François Hollande, et même s’il ne doute pas de l’envie du président de se présenter à toute force, d’une certaine manière, il est même tenu de s’y préparer», précise aujourd’hui Aquilino Morelle…

La sortie un brin cavalière du premier ministre depuis le Canada – plaidant pour plus de « pudeur » et de « hauteur de vue » en plein vacarme sur le livre de confidences -, les saillies des parlementaires vallsistes Malek Boutih et Philippe Doucet, la bonhommie métallique avec laquelle le chef du Parti socialiste, Jean-Christophe Cambadélis, prenait acte ce lundi de la grande difficulté dans laquelle François Hollande se trouvait pour se représenter…Tout cela trahirait même un peu d’impatience, voire de fébrilité…

Reste cependant à savoir s’il n’est pas trop tard. Si le Premier ministre n’a pas loupé le coche. Si l’admirateur du «Tigre» (Clemenceau) n’a pas commis l’impair du lièvre, qui lambine sur la ligne de départ et jamais ne parvient à refaire son retard… Alors que la courbe de popularité de Manuel Valls a sensiblement perdu de son panache (seulement 24 % d’opinions favorables aux derniers coups de sonde), deux anciens ministres, deux pointures, ont, eux, d’ores et déjà fait le pari de «l’empêchement» présidentiel, comme on néologise aujourd’hui : Arnaud Montebourg et Emmanuel Macron.

« Un minable élu par hasard »

Pour Arnaud Montebourg, l’affaire remonte à loin. Pierre Moscovici, l’ancien ministre de l’Economie aujourd’hui commissaire européen, raconte parfois – encore halluciné par le culot de l’homme à la marinière – comment ce dernier est entré dans son bureau à Bercy, au printemps 2014, au moment de l’annonce du remplacement de Jean-Marc Ayrault par Manuel Valls à Matignon. Une jambe calée sur le bras de fauteuil, Arnaud Montebourg lui explique que François Hollande, ce «minable élu par hasard» ne pourra jamais être réélu. «Il faut le forcer à organiser une primaire. Valls ira, moi aussi. Et je gagnerai… Parce que, moi, je suis de gauche.» Puis de l’inviter lui, ainsi que «Vincent» (Peillon) à y réfléchir. «Mosco» avait botté en touche : l’homme qui incarne la social-démocratie jusqu’au bout de ses ongles impeccables ne serait jamais montebourgeois. «Ni vallsiste, au reste, nous a-t-il confié un jour. Avec Manuel, on n’est pas câblés pareil. Il n’y a pas d’animosité. Mais, quand on se voit, on n’a rien à se dire.»

Ce que Montebourg n’avait pas prédit, dans sa prophétie baroque en bras de fauteuil, c’est qu’une autre candidature viendrait chambouler le jeu et brouiller le paysage : celle d’Emmanuel Macron, ce chat qui s’en va tout seul et pour qui tous les lieux se valent – comme dans le conte de Kipling. Depuis qu’il est sorti du gouvernement, le jeune thuriféraire du ni-droite ni-gauche (même s’il se dit désormais héritier d’Aristide Briand) ne cesse d’afficher des courbes de sympathie insolentes. Selon un récent sondage publié dans le JDD, il devancerait même François Hollande de deux à quatre points au premier tour de la présidentielle !

A-t-il loupé le coche ?

Il a beau dire, Valls, ce départ «En marche !» et en fanfare a dû le faire cogiter. Lui qui depuis trois ans ne mise que sur la loyauté… Il n’y avait qu’à voir comment, après le départ d’Emmanuel Macron, il répétait ce mot en boucle. Ainsi le 31 août à Evry (Essonne) : «La loyauté est un principe, scandait-il. La loyauté, c’est quelque chose qui rend plus fort. J’ai été loyal toujours dans ma vie politique. Je suis loyal aux institutions du pays, comme je suis loyal, comme chef du gouvernement, au président de la République, cela va de soi, mais aussi aux Français.» Cinq fois en quatre phrases, voilà qui ressemble à une tentative incantatoire de… se rassurer.

« La présence de Macron lui était devenue insupportable »

S’est-il demandé si l’ex-ministre de l’Economie n’avait pas finalement eu le bon instinct ? Si ce «bébé Cadum de la politique» (l’expression est d’un ami de… Macron !) n’avait pas eu le courage, lui, de saisir sa chance ? «Je ne crois pas ; ce n’est pas la conception que Manuel Valls se fait du courage. Pour lui, le courage, c’est de rester, nous confie Aquilino Morelle. En outre, je pense que sa première réaction a surtout été d’être soulagé par le départ d’Emmanuel Macron. Sa présence lui était devenue insupportable. La désinvolture avec laquelle l’ex-chouchou du président lui rétorquait, en gros, « je fais ce que je veux » le heurtait.» Et Aquilino Morelle (qui est aussi un proche de Montebourg) de poursuivre : «Il ne faut pas croire : Manuel a le menton fier et le cuir dur, mais il est vite irrité, blessé par la légèreté. Ce n’est pas quelqu’un de léger.» Le mercredi matin en Conseil des ministres, la tension était palpable. Et elle n’avait bien sûr pas échappé au principal intéressé : «Le Premier ministre, il voulait me buter», lâche aujourd’hui Macron avec… désinvolture.

Abandonner Matignon pour jouer sa partition en solo, Valls y a songé. C’était en février dernier. Le remaniement avait été un calvaire : chacune des nouvelles têtes lui avait été imposée par le chef de l’Etat comme autant de couleuvres à avaler. Il était alors à 27 % d’opinions favorables, et le rétropédalage imposé sur la loi Travail lui offrait un alibi à la Jacques Chirac («Je n’ai pas les moyens de ma politique»). Mais il est resté. Aujourd’hui, la presque candidature d’Emmanuel Macron lui mange de l’espace. «Macron ferme en partie la porte au Premier ministre, reconnaît un dirigeant socialiste pourtant pro-Valls, parce qu’il occupe un espace que Valls n’occupe pas. Mais ce dernier a encore une fenêtre de tir : il doit faire ce que fait François Hollande… C’est-à-dire faire comprendre qu’il est candidat sans quitter son poste ! Développer son discours à lui, sa musique singulière. Jouer la loyauté institutionnelle, oui, mais pas la solidarité politique.»

Sur l’Europe, la laïcité, le débat sur l’assimilation (en témoigne sa prise de position sur le burkini), ou encore sur la question des migrants, Manuel Valls fait entendre un positionnement particulier, qui le rend impopulaire au sein d’une partie du PS – en gros, la frange multiculturaliste et européiste, d’une part, et la frange antilibérale, d’autre part – mais qui lui assure un succès d’opinion indéniable dans le domaine régalien. Ainsi, dans un récent sondage, le Premier ministre apparaissait-il comme la troisième personnalité la plus crédible auprès des Français pour lutter contre le terrorisme, François Hollande étant relégué à la huitième place.

« Le Premier ministre, il voulait me buter »
A Matignon, on veut justement croire que la petite musique singulière de Manuel Valls – «sa marche militaire !» se récrie un détracteur -, que sa combinaison d’une martialité régalienne avec un social-libéralisme assumé est la plus en phase avec les aspirations des Français. «Dans le cas où François Hollande n’irait pas, Manuel Valls disposerait de trois atouts : celui d’être le dirigeant de gauche le plus expérimenté au regard de ses fonctions, celui d’incarner une gauche centrale qui ne veut ni d’une droitisation ni d’une « corbynisation », celui d’incarner conjointement la passion du social et l’exigence du régalien, égrène son conseiller Zaki Laïdi comme on déroule les points d’un tract électoral. Valls n’a pas besoin de se mettre en condition pour exercer les fonctions les plus hautes. Il est en condition de les exercer.» Le pays se prépare, donc, à connaître au cours des prochains mois la situation assez inédite d’avoir un candidat non déclaré à l’Elysée, et un autre à Matignon !

Reste que, en politique, le timing compte. Certains prétendent même qu’il fait tout. Bloqué Rue de Varenne, homme de recours «subliminal», Manuel Valls ne pourra sortir de l’ambiguïté tant que François Hollande n’aura pas dit ses intentions. Or ce dernier promet de faire durer le suspense au moins jusque fin novembre – décembre, peut-être ? Voilà qui laisserait très peu de temps à un Premier ministre détesté des frondeurs de convaincre les sympathisants PS lors de la primaire de janvier (ce par quoi il devra passer quoi qu’il arrive, même dans l’optique de prendre la tête du parti après 2017)… Surtout si la candidature d’une autre pointure plus telle que Ségolène Royal, plus proche, peut-être du barycentre socialiste, venait à compliquer encore la donne…

Manuel Valls s’est-il trompé ? A-t-il cru qu’il résisterait à la descente aux enfers de l’impopularité du président ? S’est-il enfermé dans sa stratégie de loyauté, et laissé bercer par les satisfactions de Matignon ? Un jour, un homme politique moustachu a dit : «Il faut savoir ce que l’on veut. Quand on le sait, il faut avoir le courage de le dire ; quand on le dit, il faut avoir le courage de le faire.» Tiens, c’était… Georges Clemenceau.

 

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