"Les sondages font de l’élection un simple casting présidentiel"

Professeur de sciences politiques à l’université de Picardie, Patrick Lehingue porte un regard critique sur les enquêtes électorales. Il estime notamment que les sondages manquent de rigueur scientifique et restreignent la valeur du débat politique. Entretien.

De nos jours, quel rôle jouent les sondages dans le débat public ?

Du fait des primaires, la place des sondages est de plus en plus importante. Il y a dix ans, je notais l’augmentation exponentielle des sondages, mais je pensais qu’on avait atteint un plafond. Or, ce plafond a été crevé par l’apparition des primaires car, depuis qu’elles sont là, elles multiplient par deux le nombre de scrutins. À cela s’ajoute l’incertitude autour de certaines candidatures. Macron sera-t-il candidat ou pas ? Hollande se représentera-t-il ? Quel premier tour si Juppé est désigné lors de la primaire ? Ou si c’est Sarkozy qui l’emportait, ce qui impliquerait la candidature de Bayrou ? Bref, les questionnaires qui sont soumis aux sondés couvrent un champ des possibles tellement vaste qu’on peut difficilement penser qu’une véritable opinion émerge de tout ça.

 

Les sondages pré-électoraux peuvent-ils éloigner les électeurs des considérations programmatiques pour ne penser qu’en terme de stratégie électorale ?

Implicitement, les sondages contribuent à appauvrir l’enjeu des élections. Avec eux, l’élection ne sert plus qu’à désigner un vainqueur. Ils ne sont pas là pour identifier l’approbation ou le rejet de telle proposition ou tel programme politique… Quand vous analysez la teneur des questions qui sont posées aux sondés, c’est frappant. L’immense majorité des enquêtes – environ 95% – concerne les intentions de vote pures et dures. Quantitativement, elles écrasent les enquêtes sur les programmes des candidats. Par conséquent, les sondages contribuent à faire de l’élection, non pas une bataille d’idées et de propositions, mais un simple casting présidentiel. Il n’y a qu’à voir les nombreux électeurs de gauche qui disent vouloir voter à la primaire de droite pour éviter un second tour Le Pen – Sarkozy…

Les journalistes opérent inconsciemment un « cerle des éligibles »

Quels sont les effets des sondages sur une élection ?

Les études sociologiques menées aux Etats-Unis indiquent que les sondages peuvent avoir deux effets. D’abord, un effet bandwagon qui renforce le candidat donné en tête. Auréolé de son statut de leader, celui-ci parvient à attirer de nouveaux électeurs qui, par conformisme, veulent suivre le plus fort. C’est d’ailleurs l’argumentaire développé par François Fillon lorsqu’il dit qu’on ne s’intéresse qu’aux deux favoris que sont Juppé et Sarkozy. Mais il existe aussi l’effet inverse avec l’effet underdog. Là, le candidat qui est donné battu suscite la compassion de certains électeurs qui vont alors rallier son camp.

Les sondages influencent donc bien le comportement des électeurs ?

En théorie. Mais ces effets bandwagon et underdog ne sont pas mesurables… De plus, le fait d’aller consulter un sondage suppose un intérêt pour la politique, ce qui est assez minoritaire en France. Les électeurs qui s’intéressent le plus à la politique sont ceux qui sont le moins susceptibles de changer d’avis. En revanche, les sondages influencent énormément les hommes politiques et les journalistes. Prenons le cas d’Alain Juppé : les multiples ralliements opportunistes qu’il enregistre ces derniers jours ont beaucoup à voir avec la place qu’il occupe dans les sondages, où il dépasse largement Nicolas Sarkozy. Les journalistes, quant à eux, se basent sur les enquêtes pour opérer inconsciemment un « cercle des éligibles ». La majorité de leurs articles sera focalisée sur les favoris, réduisant de fait la portée médiatique des autres candidats. Les sondages influencent avant tout le cercle politico-médiatique qui, lui, va influencer les électeurs. Le processus est tout à fait indirect.

En dix ans, la qualité des sondages a baissé

Les méthodes d’enquêtes permettent-elles d’exprimer une réelle opinion ?

Je ne le pense pas et, pour s’en convaincre, il faut avoir une approche concrète des choses. Mettez-vous à la place de quelqu’un qui est devant son écran – ou pire devant son téléphone –, et qui doit répondre à des questionnaires envisageant des dizaines de configurations. Cela nécessite une capacité de projection et d’abstraction hors du commun ! Il faut donc prendre le résultat de ces enquêtes pré-électorales avec de grosses pincettes.

Les méthodes d’enquête utilisées par les instituts se sont-elles améliorées avec le temps ?

Non, au contraire. En dix ans, la qualité des sondages a baissé. Il n’y a pratiquement plus de sondage en face-à-face, alors qu’ils sont historiquement ceux qui s’approchent le plus des résultats finaux des élections. Aujourd’hui, pour des raisons économiques, quasiment tous les sondages sont réalisés online, par internet. Or, personne ne répond aux sondages par pur plaisir de répondre aux sondages. Tous les individus qui forment les panels des instituts se sont portés volontaires. Soit pour des considérations mercantiles car, très souvent, les instituts promettent des contreparties à leurs panelistes, tels que des bons d’achat. Soit pour des considérations politiques qui poussent les panelistes à doper les fameuses intentions de vote. En somme, il est très difficile d’analyser les échantillons qui sont retenus sur internet. Il y a une opacité presque complète.

Une américanisation de la campagne présidentielle

C’est-à-dire ?

L’institut envoie par mail son questionnaire à tous ses panelistes. Parmi eux, il y en a peut-être 3.000 qui vont répondre. Et sur ces 3.000 individus, les instituts ne vont retenir que 1.000 personnes en essayant de respecter les quotas. Comment est sélectionné tel ou tel individu pour que cette répartition soit respectée ? Nul ne le sait… Et puis, le principe même des quotas est pernicieux avec les enquêtes sur internet. Par exemple, il faut que l’échantillon prenne en compte les personnes de plus de 70 ans. Toutefois, les personnes âgées qui surfent sur internet ne sont absolument pas représentatives de l’ensemble des personnes âgées.

Que pensez-vous de la réforme des règles régissant la campagne présidentielle qui prévoit d’indexer le temps de parole de chaque candidat en fonction notamment de ses scores dans les sondages ?

C’est symptomatique car cette réforme consacre juridiquement les sondages comme le juge-arbitre des élections. Cela confirme une tendance de fond chez les commentateurs politiques. Par le passé, on disait qu’un candidat avait progressé ou régressé par rapport à une précédente élection. Aujourd’hui, on analyse sa performance électorale uniquement au regard des scores que les sondages lui avaient « promis ». À mes yeux, cette consécration est plutôt négative car une large incertitude scientifique plane sur les sondages. On consacre un instrument tout en sachant les fragilités qui le caractérisent… C’est une forme d’américanisation des règles de la campagne présidentielle car, aux États-Unis, ne peuvent participer aux grands débats nationaux que les candidats qui font plus de 10% dans les sondages.

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