Dans Lesbos, le Calais oublié en Grèce

TÉMOIGNAGE – A Lesbos, l’île sacrifiée, l’île bafouée, l’île oubliée, la compassion, la patience et la solidarité cèdent peu à peu la place à l’amertume, au sentiment d’injustice, demain peut-être à la colère.

Pélagia est appuyée contre le mur de son magasin, une jolie boutique de bijoux et de poterie de qualité qu’elle tient avec sa fille Maria sur le port de la Skala Sykaminias. La Skala Sykaminias, c’est ici – il y a un an exactement – qu’arrivaient en masse depuis la côte turque voisine les migrants pour l’Europe transitant par Lesbos. Jusqu’à 4 000 par jour.

Aujourd’hui, samedi 8 octobre, elle a le sourire Pélagia. Un franc sourire. « Tu te rends compte, me dit-elle, si on avait eu le Prix Nobel de la Paix, le cirque aurait repris de plus belle ! » La veille, le jury Nobel, dans sa grande sagesse, a récompensé le président colombien Santos et non les habitants de Lesbos. Et pourtant les soutiens n’avaient pas manqué : le star system au grand complet, les médias influents du monde entier, le pouvoir politique grec. « Tu sais qu’hier, ajoute Pélagia, il y avait des télévisions de toute l’Europe ici ? Ils sont même allés chercher les petites yayas (mémés) qui avaient donné le biberon au bébé syrien l’an dernier. Quand ils ont su que c’était raté pour le Nobel, ils sont repartis aussi sec. Quel cinéma ! » A l’aéroport de Mytilène, la capitale de l’île, comme pour anticiper l’événement qui ne viendra pas, une photo de 4m² immortalisant la fameuse tétée est accrochée depuis plusieurs mois sur un mur. Elle déborde même sur celle, au format beaucoup plus modeste, du grand écrivain local qui a donné son nom à l’aéroport et qui, lui, a reçu le Prix Nobel en 1971 : Odysséas Elytis.

« Et puis les Turcs sont de retour! » s’écrie Maria joyeusement. Les Turcs, qui constituent le contingent touristique le plus important à Lesbos, ne venaient plus depuis la fin de l’été 2015, ils ne retrouvaient plus « leur » île, submergée par la vague migratoire. Eux, qui franchissaient si facilement le petit détroit (1h30 de traversée du port turc d’Ayvalik à Mytilène), parfois même à plusieurs reprises par an, avaient fini par y renoncer. 

Les Turcs sont donc revenus à la Skala Sykaminias. Ils sont revenus mi-septembre passer sur l’île la fête de Bayram, oublier pour un temps combien la vie est devenue difficile en Turquie depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet, échapper enfin à la surveillance paranoïaque d’Erdogan et de l’AKP. Et ici, à Lesbos, on les aime bien les Turcs, on les reçoit comme des pachas. 

60% de touristes européens de moins qu’en 2015

Si les Lesbiens se sont réjouis que ces milliers de visiteurs aient traversé l’Égée ces dernières semaines (leur nombre est cependant en chute de 40% par rapport aux années antérieures), ils déplorent vivement la très faible présence de touristes européens : 60% de moins qu’en 2015. Les Allemands, tout particulièrement, ont boudé l’île, à l’exception de ceux qui possèdent ici une résidence secondaire. Peut-être, et à juste titre, craignaient-ils de se trouver interpellés trop fréquemment par des Lesbiens leur attribuant la paternité de la situation ?

Pour Lesbos, cette crise de la fréquentation touristique (7 charters quotidiens au mieux au plus fort de l’été contre 30 habituellement) qui s’ajoute à la crise migratoire éprouvée frontalement est une catastrophe de plus, le tourisme y étant – à côté de l’élevage de moutons et de la production d’huile d’olive (11 millions d’oliviers sur le territoire de cette île de 1650 km², la troisième en superficie des îles grecques) – l’une des principales ressources.

A Molyvos, ce gros village de la côte nord, à 10 km à l’ouest de la Skala Sykaminias, ce village dont les magnifiques maisons de pierres aux volets rouge basque ne sont pas sans rappeler les konaks de la Mer Noire, ce village qui est la grande fierté des Lesbiens, à Molyvos donc, haut lieu du tourisme local, de nombreux hôtels sont restés fermés cet été et certains ont définitivement mis la clef sous la porte. Quant aux serveurs des restaurants, ils attendent en bâillant, les mains croisées dans le dos, la venue bien hypothétique de clients. Comment ne pas faire le lien entre la crise touristique de 2016 et la crise migratoire qui frappe Lesbos depuis maintenant près de trois ans ? 

150 migrants arrivent chaque jourDepuis la signature des accords entre l’UE et la Turquie, le 18 mars dernier, les arrivages de migrants ont nettement diminué, et de diurnes et affichés qu’ils étaient de septembre 2015 à mi-mars 2016, ils sont redevenus, comme au tout début du mouvement migratoire, nocturnes et clandestins. A l’automne 2015, au plus fort de la crise, de 80 à 100 canots pneumatiques contenant chacun une quarantaine de personnes accostaient chaque jour à la Skala Sykaminias. Aujourd’hui, c’est environ 150 migrants qui, quotidiennement, réussissent à passer à travers les mailles des filets turcs et de Frontex…  et s’ajoutent aux 8 500 déjà sur place depuis des mois. Leur composition ethnique a aussi beaucoup changé. En 2015, les Syriens et les Irakiens étaient de loin les plus nombreux, même si beaucoup d’Afghans et de Pakistanais – que la plupart des médias s’efforçaient de ne pas voir – étaient déjà du voyage. 

Aujourd’hui, le hot spot de Moria abrite en effet des migrants issus de 78 nationalités différentes : Afghans et Pakistanais, certes, mais aussi Bangladais, Libyens, Marocains, Algériens, Palestiniens, Chinois, Somaliens, Nigérians, Congolais, les Africains étant de plus en plus nombreux.

Quant aux conditions de vie de ces migrants, elles varient selon leur origine. Les Syriens – qui y sont majoritaires – et les Irakiens sont logés à Kara Tépé. Ils sont 1 500 dans ce camp et peu parmi eux semblent se plaindre de leur situation, si ce n’est qu’ils souhaitent voir le temps du purgatoire lesbien diminuer. Les autres, tous les autres, sont regroupés à Moria. Prévu pour 3 500 personnes, ce camp en accueille aujourd’hui 7 000. « Là, le climat est très différent », dit Panayotis qui dirige une petite agence de voyage sur le port de Mytilène. C’est à Moria que les clandestins, souvent attisés par les No Border commettent la plupart des exactions; dernière en date, l’incendie volontaire d’une partie du camp le 19 septembre. C’est à Moria que les affrontements se multiplient entre migrants de différentes nationalités. C’est de Moria que partent les manifestations pour le centre-ville ou le port. Celle du 7 septembre, lors de laquelle certains ont crié « Djihad! Djihad! », est encore dans toutes les mémoires comme un insupportable défi. 


Entrée du camp Kara Tépé – crédit photo : Gérard Thirioux

On dit de plus en plus migrant (métanastis) ici et de moins en moins réfugié (prosfigas). C’est que l’on connaît le sens de ce mot à Lesbos où près d’une famille sur deux est originaire d’Asie-Mineure et  a dû fuir qui Smyrne, qui Pergame, qui la Cappadoce, qui le Pont (la Mer Noire) après la signature du Traité de Lausanne en 1923. « Nos grands-parents, eux, étaient des réfugiés, des vrais! Ils ont été chassés de chez eux alors que nos ancêtres étaient établis là-bas depuis 3 000 ans ! », dit Dimitri, restaurateur à Tavari, un petit port de la côte sud. 1,5 million de Grecs ont dû quitter dans des conditions de précarité extrême le territoire de l’actuelle Turquie et s’intégrer tant bien que mal à Thessalonique, au Pirée, à Athènes, sur les îles égéennes.

N’imaginons pas, cependant, que les habitants de Lesbos soient a priori hostiles à ces étrangers. Ils les ont souvent aidés, secourus, entourés et Panayotis est de ceux-là, qui en accueillit plusieurs dizaines dans sa toute petite agence un soir pluvieux d’hiver.

Aujourd’hui, trop c’est trop

Seulement, aujourd’hui, trop c’est trop. Il faut dire qu’ils y mettent du leur les migrants (« Pas les Syriens, eux c’est différent ! », Panayotis dixit) pour se faire détester : depuis qu’ils sont  installés dans la durée à Mytilène (il faut un bon mois, faute de personnel suffisant, pour statuer sur leur sort : le départ pour Athènes, puis l’Europe du nord ou le rare retour à la case Turquie), vols et incivilités se multiplient et le parc du centre-ville se transforme en bordel de plein air la nuit. 

Alors, comment s’étonner que le traditionnel lever des couleurs qui a lieu tous les dimanches en fin d’après-midi sur la place Sappho attire de plus en plus de monde ? Dimanche 25 septembre, ils étaient plusieurs milliers à chanter l’hymne national. Contrairement à ce que le Camp du Bien – Syriza en tête – a pu dire, il ne s’agissait pas là d’activistes d’Aube Dorée, mais de Lesbiens excédés, de Mytiliniens écœurés par le laxisme calculateur du gouvernement Tsipras, de simples citoyens révoltés par les provocations des anarchistes et de certains migrants manipulés. 

Les habitants de la capitale de l’île ne supportent plus de voir les murs de la ville recouverts de bombages autoproclamés antifascistes et autres tags favorables aux migrants. Ils font, de plus en plus, le lien entre ces inscriptions, où l’agressif le dispute au boursoufflé et le haineux au dérisoire, et la présence de certaines ONG. 

Les ONG sont devenues le principal objet du ressentiment des Lesbiens
Ah ! Les ONG ! Les MKO (prononcer « mikio »), comme on dit ici. Peu à peu, mois après mois, plus que les migrants eux-mêmes peut-être, les ONG sont devenues le principal objet du ressentiment des Lesbiens. Les locaux leur reprochent tout aussi bien leur nombre (on a compté jusqu’à 80 ONG sur l’île!), que l’amateurisme humanitaire et le sens des affaires de la plupart d’entre elles (créées en un clin d’œil, elles savent s’attirer d’un même mouvement les subsides de l’UE ou de l’ONU), voire l’extrémisme militant de certaines.

C’est ainsi que, lassés de la présence depuis plusieurs mois du camp gauchiste animé principalement par le groupuscule allemand Antifaschistische Aktion, les habitants de la Skala Sykaminias ont signé une pétition qui a abouti à son expulsion en juin dernier. Ces mêmes villageois se demandent cependant, faussement naïfs, ce qui peut bien motiver, en dehors du tropisme de la plage, la trentaine de babas de l’ONG Light House Relief à demeurer à la Skala, alors que Samaritan’s Purse a démonté ses installations et que celles du HCR encore sur place sont vides de personnel. 


Entrée du camp Light House – crédit photo : Gérard Thirioux

« Regarde, me dit Pélagia en riant, en voilà encore deux qui s’en vont. » Devant nous passe un minibus Ford immatriculé en Grande-Bretagne. Stationné auparavant le long du camp Light House, il est rempli de valises, de sacs de toile, de matériel de camping. La jeune femme qui le conduit et sa passagère ont la mine sombre. « C’est normal qu’elles s’en aillent, hier soir il a plu, la première fois depuis le mois d’avril. » Pélagia et Maria rient de bon cœur.

D’autant qu’à la Skala Sykaminias, contrairement à ce qui se passait l’an dernier, où le premier policier ne se rencontrait qu’à Mytilène, soit 80km plus loin, la surveillance de la côte est réelle aujourd’hui : tous les matins un hélicoptère survole la zone et, plusieurs fois par jour, de petites brigades de policiers européens sillonnent en 4×4 la piste qui conduit à Molyvos; il n’y a donc quasiment plus d’accostage de migrants dans cette partie de l’île.

« Des flics allemands ! C’est de la provocation ! », dit cependant Pélagia en voyant passer devant sa boutique deux policiers dont les T-shirts affichent « Polizei ». « Quand je pense que c’est Merkel qui a ouvert les vannes ! Sans cet appel d’air, tous ces gens ne seraient pas venus ici. Même les Syriens ! Beaucoup d’entre eux étaient en Turquie depuis plus de deux ans. » A Lesbos, l’île sacrifiée, l’île bafouée, l’île oubliée, la compassion, la patience et la solidarité cèdent peu à peu la place à l’amertume, au sentiment d’injustice, demain peut-être à la colère.

« Viens ! me dit Pélagia, allons au Kavos. On va trinquer à la santé de Juan Manuel Santos. » Sa fille ajoute : « Tu imagines, si le jury avait récompensé Merkel… ça, on ne l’aurait pas supporté. » Sur le comptoir du café traîne un exemplaire de l’édition de Lesbos de Ta Néa, un quotidien à grand tirage. En une, en très gros : « Nous avons raté le Nobel… nous aurons un deuxième hot spot. »

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