Le leader de Zebda, Magyd Cherfi, se raconte : si franc, si français

Leader de Zebda, groupe rock-punk-reggae des années 90 à l’accent toulousain, Magyd Cherfi vient de publier « Ma part de Gaulois »*. Ce récit revient sur l’année de son bac, décroché dans un quartier où l’éducation n’a pas droit de cité. Enfant d’immigrés algériens, il nous livre depuis la Ville rose sa vision sombre et mordante d’un échec, celui de l’intégration.

Marianne : On vous connaît en tant que chanteur de Zebda et scribe de la bande, engagé, enragé, mais beaucoup moins comme le poète de la cité que vous avez été tout jeune. L’écrivain rêveur a donc précédé le parolier activiste ?

Magyd Cherfi : J’ai été romantique, oui, et je le suis resté. Après réflexion, je crois que j’ai fait semblant d’être militant. Je portais des colères, certes. Au début des années 80, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, je me suis entouré de gens qui croyaient en des idées, les défendaient. Des filles féministes, des anars français, des gauchistes beurs. Et je me retrouvais dans la générosité de leurs propos. Alors, pour faire partie d’eux, j’ai construit une écriture combattante. Autour de Zebda, il y avait une sorte de bureau politique qui ne disait pas son nom et qui me donnait la marche à suivre. Il me fallait mettre en rimes la lutte des classes. S’il n’y avait pas eu ça, j’aurais nourri l’exil, la mélancolie, et j’aurais eu une écriture romantique.

 

Votre goût pour les lettres vous mettait à l’écart de certains jeunes de votre cité. On vous regardait de travers, jusqu’à vous insulter, à vous traiter de «pédé». Ce huis clos de la cité, parfois violent, reflétait-il une réalité quotidienne ?

Il y avait un enfermement réel. Une violence directe. Les coups de poing et une espèce de loi du talion. Il y avait ces amis d’enfance qui échouaient à l’école, très vite exclus des réseaux. L’autre bande que je côtoyais venait d’un milieu intellectuel. Alors l’équation pour les premiers était simple : «Tu écris, donc tu es français, donc tu es blanc, donc tu es notre oppresseurTrahison. Pour eux, je basculais de l’autre côté. Mais ce n’était pas simple, car, de l’autre côté, je n’étais pas le militant qu’on aurait aimé que je sois. Trahison tous azimuts !

 

C’était donc la seule alternative : être maudit, banni et avoir «le goût de l’apocalypse» comme vos copains Momo et Bija, ou bien être français et traître ?

Oui, car il nous fallait chercher une identité. A cette époque, c’était assumer une fatalité qui nous menait droit en enfer. Embrasser une négativité, faire du mal pour se définir. Ce sera l’islam plus tard, car la religion va proposer un terrain de fraternité. Moi, j’avais besoin d’autre chose, de réflexion, de relativité, et j’ai choisi mon camp, alors je suis devenu l’ennemi. Très tôt, à travers ma mère, j’ai basculé dans le domaine français : les bras de l’épicière, le curé, le médecin, tel travailleur social… Chacun d’eux tricotait le Français idéal à travers moi. Et moi j’épousais le sang français, celui des Lumières, de Voltaire, Hugo, Rousseau, Montaigne, Flaubert.

« La République est une arnaque intellectualisée par l’Etat pour faire croire qu’il y aurait une égalité quelle que soit la religion ou la culture. » 

La ghettoïsation que vous relayez dans ce roman autobiographique a-t-elle évolué dans les banlieues que vous connaissez ?

Au début de ces années 80, on pensait que la République allait prendre corps grâce à la gauche. Il y avait un discours de fraternité, d’universalité, que nous, la seconde génération d’immigrés, absorbions. De là ont découlé la marche des Beurs en 1983 et les mouvements associatifs. Une délégation a débarqué à l’Elysée pour préconiser l’égalité des droits. A défaut d’honorer cette exigence, François Mitterrand nous a donné une carte de séjour de dix ans ! Quel précipice entre les deux ! La République est une arnaque intellectualisée par l’Etat pour faire croire qu’il y aurait une égalité quelle que soit la religion ou la culture. Il y a trente ans, on était 90 % de Beurs à voter à gauche. Aujourd’hui, la plupart sont à droite, voire au Front national. Il reste quelques petits bataillons à gauche servant de faire-valoir.

 

Alors qu’aujourd’hui on prend d’infinies précautions pour employer un mot définissant une appartenance culturelle ou religieuse, vous, vous parlez d’«Arabes» et de «Gaulois». Provocation ?

Il y a ce côté provoc’, mais pas seulement. Je me dis qu’au fond, c’est un peu ce qui se vit et ce qui ne se dit pas. La République ne nous a pas donné ce qu’on attendait d’elle. Il existe une «gauloiserie» et une «beuritude» qui ne se touchent pas. Il ne faut pas se fier à ces Beurs qui ont des super-boulots et qui font l’apologie de la République. Ce n’est pas ça, l’intégration. Jouer la comédie pour plaire à la bonne société pour être méga-français et méga-républicain ? Il y a des tas de gens, dits intégrés, qui la jouent. Mais, au fond, la France est incapable d’installer un récit cosmopolite. Le récit français est blanc, depuis deux mille ans. On a la Marseillaise, le drapeau bleu-blanc-rouge, Marianne. Mais aucun autre signal républicain n’interpelle cette troisième ou quatrième génération d’immigrés. On veut une société plurielle, cosmopolite, mais on ne sera pas ensemble, pas demain. N’y a-t-il pas moyen d’inventer une société qui fasse la place à tout le monde ?

 

Votre mère est un personnage central du récit. Insoumise, elle se permet une autorité sur ses enfants qui n’est pas celle de votre père. Etait-elle différente des autres femmes ?

Elle était à part, totalement. Elle se pointait deux ou trois fois par semaine au collège pour vérifier la scolarité de ses enfants. C’était surréaliste pour les autres mères. Ce qui la différenciait, c’était cette volonté qu’on apprenne pour échapper à une arabité, voire à une religion. Elle contestait presque le ciel !

« Aujourd’hui, les femmes dans les cités sont pour beaucoup terrorisées, certaines se suicident, d’autres fuient et beaucoup se soumettent. »

Vous faites un tableau terrible de la place de la jeune femme dans la cité : battue, soumise au bon vouloir du grand frère, interdite de culture. S’est-elle émancipée depuis du joug de la famille ?

La place de la femme dans ces cités a peu évolué pour la quatrième génération. A l’époque, vous ne saluiez pas les filles, ne parliez pas avec les voisines. Il fallait trouver des moments, se planquer pour échanger. Se faire la bise le matin ? Vous vous faisiez péter les dents ! Sur le chemin de l’école, les filles étaient sur un trottoir, les garçons sur celui d’en face. Pendait au-dessus d’elles une espèce de condamnation où il n’était pas question d’aller où bon leur semblait, pas question qu’elles fassent autre chose que de fermer leur gueule. Aujourd’hui, elles sont pour beaucoup terrorisées, certaines se suicident, d’autres fuient et beaucoup se soumettent. Quand ce n’est pas la violence physique employée envers elles, il y a cette violence affective qui est le chantage à la tribu, à l’honneur de la famille. Ne se sentant pas protégées, elles vont chercher des îlots, porter le voile, sans être forcément musulmanes.

 

Quand la colère vous tient, votre écriture devient irrespectueuse, la langue de la rue ressort. Pourquoi ce changement de registre ?

Pour me trouver, politiquement, musicalement ou dans l’écrit, je dois aussi rester le Magyd de la rue que j’ai été. Si je ne veux pas me perdre, je ne dois pas laisser le Magyd de l’érudition tout seul, alors je dois tricoter les deux langues. Je suis un schizophrène de la littérature, c’est ma manière d’être entier. Ecrire, c’est me chercher et me trouver.

 

Malgré la gravité de certaines situations, on rit souvent. La dérision est-elle indispensable ?

Oh, oui ! La dérision me donne de l’oxygène, donc de l’espace. Comment ne pas rire d’une telle source de vannes, de cocasseries que le quartier fait naître ! S’il n’y a pas d’humour, on ne serait pas juste pour se raconter. Le rire de soi mêlé à la fatalité, c’est essentiel.

 

*Ma part de Gaulois, de Magyd Cherfi, Actes Sud, 272 p., 19,80 €.

 

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