VIDEO – Les quatre vérités de Luc Ferry

A l’heure de la twitérisation des cerveaux, il est malaisé d’échapper au rythme hectique de l’info en continu et de prendre le temps de la réflexion. Le Club Paris Première, créé à l’initiative du directeur général de la chaîne, Jonathan Curiel, répondra à cet objectif. Chaque mois, en partenariat avec « Marianne », ce nouveau cercle de réflexion reçoit dans un lieu culturel de la capitale (le café Les Ombres, au musée du quai Branly) des personnalités pour un débat sans concession. Pour sa troisième édition, le club a reçu le philosophe et ancien ministre de l’Education nationale Luc Ferry, auteur récemment d’un bel essai sur une révolution encore mal connue dans l’espace francophone, « la Révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’ubérisation du monde vont bouleverser nos vies »*. Récit d’un moment d’échange privilégié et stimulant pour les 120 personnes présentes ce matin-là et pour les milliers d’internautes en ligne sur Facebook.

Défenseur inlassable d’une tradition de pensée humaniste qu’il a contribué à faire connaître par ses études et à traduire de l’allemand vers le français (ainsi, notamment, des œuvres de Kant et de Fichte), Luc Ferry s’interroge sans prévention sur les chances de la révolution transhumaniste, ce rêve démiurgique de repousser de plusieurs décennies le terme de la vie humaine.

Répondant aux premières questions et interpellations de Joseph Macé-Scaron (Marianne) et de David Abiker (Europe 1), le philosophe a expliqué pourquoi, selon lui, la révolution transhumaniste ne constituait pas un horizon (utopique) contraire aux fins de l’homme telles que prescrites par l’humanisme traditionnel. La troisième révolution industrielle, comme il l’a rappelé, va bouleverser le monde :

«L’espérance de vie (dans les pays les plus avancés) est d’environ quatre-vingts ans et le projet de Google est d’augmenter vraiment la longévité humaine, pour parvenir à une humanité qui serait meilleure, jeune et vieille à la fois. Google a donc noué un partenariat avec 2 500 hôpitaux américains pour constituer des banques de données de cellules cancéreuses. On a enfin compris que ce qui comptait dans le cancer n’est pas le type de localisation, mais la séquence de mutations qu’il implique.»

Une introduction qui a été, aussi, l’occasion de faire justice des théories à la mode du futurologue américain Jeremy Rifkin, saluant dans l’essor des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) un moyen de mettre en échec le caractère prédateur du capitalisme.

L’ANARCHIE « UBÉRISÉE »

L’infrastructure du monde qu’est le Web a permis, selon le philosophe, le surgissement d’une économie «collaborative» (symbolisée par des innovations comme Uber, Airbnb ou BlaBlaCar). Or «est-ce […] la fin, ou, du moins, »l’éclipse » du capitalisme qui s’annonce au profit de « réseaux collaboratifs », de « communaux » d’un nouveau genre où l’accès prendra la place de la propriété privée […] ?» Non, a-t-il répondu, car, loin d’annoncer un monde dégagé de la vénalité et le triomphe de la gratuité et du souci de l’autre, ces innovations accentuent la course en avant «schumpétérienne» du néolibéralisme.

« A chaque fois c’est la rue qui finit par gouverner, contrairement à ce qu’imaginait Jean-Pierre Raffarin »

Comprenez : loin d’entrebâiller la porte de ce que Max Weber a nommé la «cage d’acier» du capital, ou de favoriser une autre hégémonie que celle des valeurs marchandes, la numérisation bétonne l’automaintien d’un marché désentravé, et Rifkin «s’est gravement trompé» ! D’où, entre autres, cette conséquence : pour réguler ce qui peut l’être dans l’impitoyable anarchie «ubérisée», «nous sommes obligés d’en passer par des lois de compromis. Mais, si les politiques ne comprennent rien à ce qui se passe et qu’ils découvrent l’existence du Bon Coin, nous sommes mal barrés».

Ces précisions apportées, quelques mois après la parution de son essai dûment débattu, ses intervieweurs ont embrayé sur un volet beaucoup plus inactuel : le commentaire de la situation politique française, à la fois embrouillée, imprévisible et… désespérante.

Se défiant autant de la berceuse du «ça va mieux» que d’un ton apocalyptique aujourd’hui très prisé, l’ancien ministre de l’Education nationale du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, entre deux saillies lucides et cruelles, n’a pas dissimulé sa profonde inquiétude, notamment vis-à-vis de «l’effarante déconnection» de maints édiles.

Autruchisme ? Autoparalysie volontaire ? Ou provincialisme indécrottable : de quel mal étrange est donc atteint une part notable du personnel politique ? Ferry, qui n’a pas qu’une connaissance abstraite des rouages de la décision publique, à la différence de la plupart des intellectuels, diagnostique un déphasage délibéré et aggravé, culminant dans un tragique contretemps : «Plus le marché mondial est schumpétérien et fondé sur la loi d’airain de la destruction créatrice, plus les politiques restent nationales.» Et d’ajouter : «Ne vous y trompez pas, les Gafa sont plus puissants aujourd’hui que les Etats, et ce n’est pas Daech qui va faire l’histoire du XXIe siècle…»

LE DÉSOLATION DU POLITIQUE

C’est en France, en tout cas, que les acteurs de la vie publique lui apparaissent les plus impréparés : la tripartition de la vie politique, «c’est en gros un tiers de droite républicaine, un tiers de gauche, un tiers de FN». Or cet équilibre fragile n’est pas la clé de la crise du politique. Non, il est dans l’incapacité des réformateurs à imposer leurs solutions : «A chaque fois, c’est la rue qui finit par gouverner, contrairement à ce qu’imaginait Jean-Pierre Raffarin.» La crise du politique s’approfondissant et s’aiguisant chaque année, on ne voit pas ce qui serait en mesure de rendre de la légitimité aux gouvernants ; ce ne sera certainement pas la prochaine échéance présidentielle, car «le type qui sera à l’Elysée sera condamné à courir à poil dans un champ de râteaux». Quant à la droite, chaque fois qu’elle est en difficulté, elle cède à sa tentation récurrente et «absurde», qui «est de croire que la nature puisse former un modèle moral». Alors, aucun espoir à gauche – ou venu de la gauche ? «Macron, sur les questions de révolution industrielle, est de loin le meilleur. Mais il est détesté par la gauche, et la droite ne votera pas pour lui…» Bigre !

Fermer le ban, alors ? Se résigner à la désolation du politique ? Et se résoudre à ce que la dépression civique reste à jamais inguérissable ? «Faut-il, demande alors Joseph Macé-Scaron, tester la voie de la coalition pour la réforme ?» Sur ce point, la réponse du philosophe se fait nuancée et prudente : «Un gouvernement d’union nationale aurait bien sûr vocation à travailler sur des projets communs, ce qui est une bonne chose. Mais il risquerait de laisser penser que la seule vraie alternative, c’est le FN. Donc attention !» Nécessité d’une vigilance renforcée, en tout cas. Car, de toutes les passions françaises disséquées par l’historien Theodore Zeldin dans une somme célèbre, ce sont «la haine et la colère», estime le philosophe, qui sont les plus incandescentes et qui se donnent libre cours dans une société au bord de la crise de nerfs.

*Plon, 17,50€

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