Casse sociale, mauvaise gestion : la Croix Rouge s'enfonce dans le malaise

Trois directeurs généraux remerciés en trois ans. Plusieurs dizaines de cadres poussés vers la sortie. Depuis trois ans et l’élection de Jean-Jacques Eledjean à la présidence de la Croix Rouge, l’association restructure… à grands frais.

Un peu trop blonde platine, un peu trop fardée. Mais pimpante comme à son habitude, Annie Burlot-Bourdil se hâte vers Anne Hidalgo : les deux femmes se claquent la bise et se donnent du « tu ». Ce 3 juin, la directrice générale de la Croix Rouge française et la Maire de Paris échangent quelques mots avant d’entamer la visite du nouveau centre d’accueil parisien pour les mineurs isolés étrangers, rue du Moulin Joli (XIIe), dont la gestion vient d’être confiée l’association. Annie Burlot-Bourdil est au pinacle. Impossible d’imaginer que sa chute soit si proche. Et pourtant… Quatre mois plus tard, le 3 octobre dernier, un mail posté à 17h28 sur l’intranet à destination directeurs de la Croix Rouge sonne le glas : « En l’absence provisoire de Madame Annie Burlot-Bourdil pour une durée indéterminée, Jean-Christophe Combe (le directeur général adjoint NDLR) assurera l’intérim de la Direction générale ». A la Croix Rouge, le linge sale se lave en famille

Une phrase sibylline, précédée d’un « bonjour à tous », mais sans équivoque pour qui connaît les pratiques expéditives de la maison ces derniers temps. Au siège de la rue Didot comme dans les quelques 600 établissements, personne n’est dupe : un an à peine après sa nomination en octobre 2015, la DG a été débarquée. Mais chut… A la Croix Rouge, le linge sale se lave en famille. Pas question de tirer à vue sur cette belle institution qui avec son armée de secouristes et ses 56.000 bénévoles, est sur tous les fronts depuis 150 ans, avec un exemplaire dévouement. Raison de plus pour taire les critiques qui, en ternissant son image, pourraient faire fuir les donateurs. Mais depuis qu’Annie Burlot-Bourdil est officiellement « en arrêt maladie », les langues se délient et se font l’écho d’un inquiétant malaise depuis que Jean-Jacques Eledjam a été élu président de la Croix Rouge en juin 2013, succédant à Jean-François Mattei, installé dans le même fauteuil pendant près de 10 ans.

La valse des dirigeants

Quelques chiffres donnent le ton. En trois ans, le professeur Eledjam s’est séparé de trois directeurs généraux. Olivier Lebel, qui aujourd’hui dirige Médecins du Monde, a été remercié le premier pour céder la place à Stéphane Mantion avec qui le nouveau président avait fait un « ticket » dès 2013, en vue de son élection. Selon nos informations, les deux hommes, opposés sur la façon de conduire la maison, se sont fait la gueule pendant un an. Et Jean-Jacques Eledjam aurait profité de « l’affaire des heures supplémentaires », révélée par le Parisien (en 2014, l’inspection du travail avait relevé 3.800 infractions à la durée légale du travail au siège parisien) pour le remplacer par Annie Burlot-Bourdil, ex-directrice d’un établissement Croix Rouge de soins de suite en Indre-et-Loire. Laquelle s’est hissée au sommet du siège parisien en un temps record. Une « petite dame aux larges épaules », se félicitait encore le président en juillet 2015 alors que celle-ci n’était encore que DG par intérim. Pas si larges que ça finalement…

Toujours est-il que les salariés ne semblent guère regretter sa mise à l’écart aussi expresse que le fut sa promotion. Car c’est sous son ère et avant elle, sous celle de Stéphane Mantion, qu’a eu lieu une valse sans précédent de cadres. Depuis trois ans, les nouvelles têtes pensantes de le Croix Rouge se sont méthodiquement appliquées à défaire tout ce qui avait été mis en place par Jean-François Mattei, en commençant par décapiter ses équipes. Au total, une quinzaine de directeurs, à quoi s’ajoutent leurs adjoints et leurs collaborateurs, ont été poussés vers la sortie, mis à pieds et virés pour faute grave, ou qui ont finit pas jeter l’éponge, essorés par des décisions prises à l’emporte pièce et sans concertation.

Certains services ont changé jusqu’à 8 fois de responsable en 2 ans Comme ce cadre dirigeant à qui ont a demandé du jour au lendemain de réduire son budget de 30% en trois ans, sans explications. Ou cet autre, à la tête de l’audit — donc chargé d’évaluer les risques financiers, de contrôler les procédures et de déceler d’éventuelles fraudes—, mais dont les fonctions pourtant stratégiques ont été rabotées petit à petit. « Son service a été complètement démantelé, jusqu’au moment ou il s’est retrouvé tout seul et où on lui a demandé de partir en janvier dernier » raconte un syndicaliste. La direction de l’Action Sociale, chargée de la lutte contre l’exclusion, de l’aide alimentaire et des mineurs isolées étrangers a, elle, été laissé en déshérence pendant plus d’un an après les départs coup sur coup de deux responsables, l’ancien puis la nouvelle à qui l’on reprochait de ne pas dire bonjour et de ne pas assez sourire. Certains services ont même changé jusqu’à 8 fois de responsable en 2 ans.

Pour faire table rase sans faire de vagues, la Croix Rouge n’a pas hésité à sortir le carnet de chèque : 38 ruptures conventionnelles ont été signées entre 2014 et aujourd’hui, dont 35 ont bénéficiés à des cadres qui pour certains ont empoché plus d’un an de salaire, soit environ 140.000 euros. A ce tarif et d’après nos calculs, l’association se serait ainsi délestée de 1,5 à 2 millions d’euros pour faire le ménage. Une somme qui peut paraître dérisoire comparé à son chiffre d’affaires de 1,2 milliards d’euros. Mais que 18.000 salariés, qui s’apprêtent à vivre leur cinquième Plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) avec à la clé 128 suppressions de postes et 33 modifications de poste en 2017, ne digèrent pas.

D’autant que les restructurations, annoncés dès 2014, devaient se faire sans casse sociale, leur avait-on promis. Désormais, entre la direction et les syndicats le dialogue est rompu. « Je comprend que ce type de changement apporte des tensions » euphémise Jean-Christophe Combe, sollicité par Marianne. « Nous avons bien conscience que l’ensemble des évolutions que nous portons sont difficiles pour tous les acteurs impactés. Elles sont toutefois nécessaires au regard de la situation économique de l’association, de l’évolution de notre stratégie et de notre adaptation à un environnement qui a fortement évolué ». 

Toujours plus de casse sociale

Le 6 octobre dernier, lors du dernier comité d’entreprise extraordinaire, élus et représentants syndicaux ont suspendu la séance et quitté la salle. Et la déclaration qui a suivi donne une idée assez précise de l’ambiance : « Le CCE note de nouveau le manque de considération de la direction quant à ses fonctions, un mépris affiché notamment par de multiples manipulations et intimidations (…) Globalement, le CCE condamne une stratégie qui se mène au détriment des salariés et à l’encontre des valeurs institutionnelles ». Les élus au CCE qui s’appuient sur une expertise comptable du cabinet Diagoris refutent surtout le motif « économique » avancé par la Croix Rouge pour justifier cet énième plan social. L’association humanitaire accuse en effet une perte nette de 13 millions d’euros. D’où la nécessité, estime son directeur général, de rationaliser les coûts, de regrouper les fonctions « supports » (comptabilité, paies, contrôle de gestion) éparpillés en France dans deux centres, à Noisy en Ile de France, et à Villeurbanne (Rhône), et de plaquer son organigramme sur la nouvelle carte des régions. L’association humanitaire accuse une perte nette de 13 millions d’euros.

Or pour l’instant, elle dépense plus qu’elle ne thésaurise ! La Croix Rouge a déboursé 800.000 euros d’honoraires pour une « mission de Conseil en organisation » réalisé en 2014 par le cabinet de conseil Grant Thornton : un audit de 65 pages, complété par un « important travail pour accompagner la direction générale dans la mise en œuvre du projet de réorganisation », ainsi que la « rédaction de process », » assure Jean-Christophe Combe dans le même sabir. Sauf que de tout cela, les syndicats n’en ont pas eu connaissance. Le seul document estampillé Grant Thornton qui leur a été transmis est un résumé de 20 pages en power point, ce qui fait cher du feuillet A4. « Lors d’un comité central d’entreprise Annie Burlot-Bourdil nous a expliqué qu’elle ne pouvait pas nous le transmettre en totalité parce que le fichier était trop lourd et qu’elle voulait nous épargner la lecture d’un pavé » rit, jaune, une déléguée syndicale.

Et que penser de la réorganisation du siège parisien, rue Didot dans le XIVe, qui s’est soldée par la fusion de trois directions (urgence et secourisme ; vie associative ; action sociale) ; quelques gros coup de marteau-piqueur pour faire sauter des cloisons ; de la peinture et une moquette neuve ; et une nouvelle répartition des salariés. Budget annoncé aux élus du personnel par l’ex-directrice générale ? 100.000 euros. Au dernier pointage, la somme dépensée s’élevait déjà à 280.000 euros et pourrait atteindre 330.000 au total. Un dérapage que son successeur par intérim justifie par « sa volonté d’améliorer les conditions d’accueil des 400 salariés ». Raté ? « Tout le monde est malheureux, témoigne un employé du siège. On réorganise tout sans concertation, ni transparence ».

La transparence… La notion semblerait aujourd’hui faire défaut à l’institution. Le plus souvent, les informations arrivent aux syndicats par hasard, ou après enquête. Récemment, la CFE-CGC révélait lors d’un CHSCT (comité d’hygiène de sécurité et des conditions de travail) qu’un audit de la direction des Systèmes d’informations venait d’être confiée au Groupe d’expertise Softeam Cadexan. Apparemment, rien d’inquiétant… Si ce n’est que le nouveau patron de cette direction de la Croix Rouge a aussi été directeur technique chez ce même Softeam de 1999 à 2007. La situation remontant à 9 ans, on pourrait penser qu’il y a prescription. Mais l’affaire se corse lorsqu’on apprend qu’Estelle Bourdil, la fille d’Annie Burlot-Bourdil est elle aussi salariée de cette entreprise. Et que mademoiselle Bourdil n’est pas une inconnue dans la maison. L’an passé elle réalisait incognito un audit (encore un !) sur toutes les procédures comptables et les paies. « Elle était même invité aux comités directeurs régionaux, assure un chargé de mission. Et la directrice financière n’était même pas au courant ».

Démasquée par une salariée à cause de la ressemblance flagrante avec sa maman, elle s’est évaporée. En mai dernier, les syndicats, après lecture sur intranet du compte rendu du Bureau National —réunit une fois par mois pour délibérer sur la gestion de l’association— ont appris que l’institution projetait aussi d’externaliser son service informatique. Depuis ces documents ne sont plus en ligne… « C’est dommage, parce qu’il y avait quelques pépites » sourit une syndicaliste. C’est par ce même canal qu’ils ont pris connaissance en octobre 2015 de la promotion d’Annie Burlot-Bourdil au poste de DG et le départ du directeur des ressources humaines, qui lui-même n’était pas au courant de sa prochaine éviction…

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