Alain Mabanckou, géographe de la langue française

Professeur au Collège de France, Alain Mabanckou publie « Le monde est mon langage ». Un essai en forme de périple jalonné de rencontres avec des auteurs francophones du monde entier.

Professeur émérite de littérature francophone à l’Université de Californie à Los Angeles et depuis mars dernier en charge de la chaire de la création artistique au Collège de France, Alain Mabanckou consacre le reste de son temps à l’écriture. Après la parution de son onzième roman l’an passé, Petit Piment (Seuil), voici Le monde est mon langage*, un nouvel essai, atypique, dédié à des écrivains qui l’ont marqué. Une introspection au cœur de la langue française et à son rayonnement dans le monde.

En guise d’épigraphe, c’est un planisphère épinglé qui ouvre le dernier essai de l’élégant Alain Mabanckou. Dix-neuf villes auxquelles correspondent 19 écrivains jalonnent cette carte, un périple littéraire préfigurant les chapitres suivants. « Ce sont des auteurs pour qui j’ai de l’admiration et avec qui je partage la langue française », résume le Franco-Congolais. En somme, un carnet de voyage intimiste relatant les rencontres de l’écrivain avec JMG Le Clézio, Eduardo Manet, Bessora ou Aminata Sow Fall. Sous forme de lettres, de réflexions, de conversations informelles ou de véritables interviews, Alain Mabanckou décline l’univers de chacun avec diligence mais sans jamais lâcher son indéfectible humour.

« Lire, beaucoup lire avant d’écrire »

La balade est plaisante. Nous voilà à Montréal, attablés chez Dany Laferrière, entouré de sa femme et de son éditeur, Rodney Saint-Eloi. L’académicien, cet homme « né avec un micro dans la gorge », comme le croque si bien Mabanckou, y définit la réécriture, « le ressassement », comme la base de toute œuvre littéraire. Un peu plus loin, on atterrit, début des années 80, au cœur d’un quartier populaire de Brazzaville, sur un terrain de football où se démène le grand poète Sony Labou Tansi. Celui-ci interrompt son match pour conseiller le jeune écrivain en herbe qu’est alors le futur professeur du Collège de France. « Lire, beaucoup lire avant d’écrire. C’est le seul secret de l’écriture », lui prodigue-t-il. Encore quelques chapitres, et c’est dans le bar d’un palace de Marrakech que l’Américain Douglas Kennedy, sirotant quelques whiskies, confie sa passion pour Madame Bovary, Simenon ou Paul Claudel. Rapidement, derrière ce qui pourrait paraître comme l’évocation anecdotique de souvenirs, se dessinent alors une véritable déclaration d’amour à la langue française et une cartographie vagabonde de son essor dans le monde.

Cet essai « n’est ni un hommage, ni un dictionnaire », précise Alain Mabanckou. Mais c’est une véritable bible, car chacun de ces portraits induit un pan d’histoire de la littérature francophone. Au gré de ses rencontres, l’écrivain tisse son évolution, convoque le sort de la poésie, de la littérature coloniale, de l’écriture de résistance ou de l’autofiction. Et notre amoureux des lettres françaises d’évoquer le fameux discours du Malgache Jacques Rabemananjara, ode à la langue française, au premier Congrès international des écrivains et artistes noirs à la Sorbonne, en 1956 : « Nous sommes des voleurs de langues… La vérité est que nous parlons malgache, wolof, arabe, bantou dans la langue de nos maîtres. » En rappelant le concept de « créolisation » d’Edouard Glissant – celui-ci oppose « l’identité rhizome », l’intrication des cultures, à « l’identité racine », source de cloisonnement et d’exclusion de l’autre -, Alain Mabanckou réitère sa vision d’une littérature-monde. En 2006 déjà, le natif de Pointe-Noire, ce « carrefour du monde », comme il désigne sa ville, dénonçait dans la presse la ghettoïsation de la langue française qu’il préférait élargir à la « littérature d’expression française » enrichie de ses voyages. Le monde est mon langage s’impose comme un pertinent témoignage du bien-fondé de cette interrogation : la périphérie, trop souvent oubliée, ne serait-elle pas devenue le centre névralgique de la langue française ?

*Le monde est mon langage, d’Alain Mabanckou, Grasset, 320 p., 19 €.

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