L’enquête que mènent deux juges d’instruction parisiens, Serge Tournaire et Aude Buresi, autour de Bernard Squarcini est une bombe à retardement. Notamment pour son successeur, Patrick Calvar.
« Pourquoi les fonctionnaires de la DGSI continuent-ils à vous appeler ‘chef’ » ? demande un enquêteur de la police des polices à Bernard Squarcini, placé en garde-à-vue pour 48 heures, le 28 septembre dernier.
« Ils m’ont toujours appelé chef », réplique l’ancien espion préféré de Nicolas Sarkzoy, désormais à la tête de la société privée de conseil en sécurité Kyrnos (le nom que les Grecs anciens donnaient à la Corse).
L’enquête que mènent deux juges d’instruction parisiens, Serge Tournaire et Aude Buresi, autour de Bernard Squarcini est une bombe à retardement. Ce n’est pas tant l’ancien président de la République qu’elle fait trembler, mais les actuels dirigeants de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), fer de lance de la lutte contre le terrorisme. A commencer par son patron, Patrick Calvar, un homme qui a toujours pris soin de ne s’affilier à aucune écurie politique. Les juges d’instruction pourraient en effet être conduits à l’entendre après les explications fournies par Bernard Squarcini, son prédécesseur, viré de son poste en moins de 24 heures par Manuel Valls à la demande expresse de François Hollande, au lendemain de l’alternance de 2012, alors que les deux autres grands flics les plus proches de Sarkozy, Frédéric Péchenard et Michel Gaudin, se voyaient offrir une sortie en douceur. A le convoquer pour recueillir sa version des faits et lui demander ce qu’ils savait des liens entretenus par Bernard Squarcini avec son ancienne boutique, lui qui était désormais au service d’intérêts privés, en particulier de LVMH, fleuron du luxe français, et de son patron, Bernard Arnault.
Le consultant Squarcini est soupçonné d’avoir abusé des contacts noués dans la police et les services de renseignement au cours de sa carrière pour obtenir informations, passe-droits divers, petits et grands ; au terme de ces premiers interrogatoires, il apparaît en effet qu’il avait portes ouvertes au sein de son ancien service, avec tout le respect dû à celui que l’on continuait volontiers à appeler « chef ». Une relation à double sens dans la mesure où, a-t-il expliqué aux enquêteurs de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) qui l’interrogeaient, il leur aurait fourni presque autant d’informations qu’il en aurait récoltées auprès d’eux. Certains des privilèges dont Squarcini continuait à jouir paraîtront bien désuets, d’autres pourraient lui valoir un renvoi devant le tribunal pour « trafic d’influence », après une série de perquisitions effectuées à son domicile et l’apparition providentielle d’un rapport rédigé à la suite de surveillances réalisées en 2013, ainsi que d’écoutes téléphoniques demandées par le juge Renaud Van Ruymbeke dans le cadre de ses investigations sur l’intermédiaire financier Ziad Takieddine – où il est notamment question de l’exfiltration hors de France de l’ancien N°2 libyen Bachir Saleh, soupçonné d’en savoir long sur l’éventuel financement libyen de Nicolas Sarkozy.
1) Comme de nombreuses personnalités parisiennes, Bernard Squarcini a continué à recevoir le « BQ » (bulletin quotidien), une sorte de revue de presse ministérielle, après son limogeage. Les juges d’instruction ont d’abord cru qu’il s’agissait d’une recension des affaires traitées par la DGSI, ce qui aurait été plus grave. Il n’en reste pas moins que son ancienne secrétaire, qu’il avait recrutée alors qu’il était préfet de police de Marseille, avant de l’installer à ses côtés lors de sa nomination à la tête de ce que l’on appelait alors la DCRI, appuyait tous les jours sur une touche de son ordinateur pour la lui faire suivre. De quoi étayer une mise en examen pour détournement de fonds publics, estiment cependant les juges, dont tout laisse à croire qu’ils avaient envisagé, à l’orée de cette garde à vue, de recommander l’incarcération de Bernard Squarcini.
2) Cette même secrétaire lui rendait d’autres menus services. Un jour, alors que l’ex-espion du président ne parvenait pas à joindre son médecin, ayant besoin en urgence d’une dose de Ventoline (un médicament contre l’asthme) pour son épouse, il a demandé à son ancienne assistante de le joindre – quand il était le patron, c’est elle qui prenait les rendez-vous. Les juges ont un temps cru qu’il s’agissait de demander à un médecin atittré de la DGSI une ordonnance de complaisance, avant de se raviser. La secrétaire serait aussi intervenue pour débloquer une place sur un bateau en partance pour la Corse, depuis son ordinateur de la DGSI, où une première perquisition a déjà eu lieu.
3) Bernard Squarcini a fait jouer son ancien service pour le compte du patron de LVMH. Un jour, alors qu’il fallait accélérer le visa d’une infirmière canadienne censée venir en France pour assister la mère de Bernard Arnaud, il a encore appelé « sa » secrétaire, et le nécessaire a été fait auprès de la préfecture de police de Paris. Une autre fois, il a usé de cette ligne directe pour faciliter l’accès au tarmac, sur l’aéroport du Bourget, d’un ressortissant saoudien, comme il s’est démené pour accélérer la délivrance de cartes d’accès au même aéroport pour les deux pilotes privées de Bernard Arnault, considéré comme l’un des patrons les plus influents de France. Des faits que l’avocat de l’ancien policier, M° Patrick Maisonneuve, n’a pas souhaité commenter, pas davantage que les autres.
4) Sur le tapis également, une affaire surgie en marge de la lutte contre la contrefaçon, cible N°1 des marchands de luxe Made in France. Cette fois, Bernard Squarcini tente, dans ses explications aux enquêteurs, de se donner le beau rôle. En résumé, il a découvert un réseau de contrefaçon dont les acteurs seraient proches des islamistes radicaux. Toujours flic dans l’âme, il ne pouvait pas garder pour lui ces bons tuyaux, qu’il a transmis à son ancienne maison. Non pour en faire bénéficier son employeur, a-t-il plaidé, mais pour nourrir son ancien service, un proche des frères Kouachi (auteurs de la tuerie à Charlie Hebdo) étant susceptible d’être mêlé à ces réseaux. Une démarche qui a valu à un cadre de la DGSI, resté proche de Squarcini et corse comme lui, d’être entendu comme témoin, et des ennuis à un traducteur attitré du service. Au passage, et c’est la face plus reluisante de l’histoire, on a vu l’introduction par les députés d’un délit de contrefaçon en lien avec une entreprise terroriste, résultat du lobbying efficace mené par les « privés » de LVMH (Bernard Squarcini s’est même fendu d’un rapport sur le sujet adressé au directeur de cabinet du Garde des Sceaux et au Quai d’Orsay).
5) Il y a aussi le fait que les enquêteurs aient ramassé dans la cave de Bernard Squarcini une impressionnante quantité de documents classifiés, aujourd’hui entre les mains de la commission consultative du secret de la défense nationale, qui doit rendre illisibles un certain nombre de noms avant d’intégrer ces éléments dans un dossier judiciaire. Sur ce point, la défense de l’ancien chef espion se résume ainsi : contrairement aux usages, qui veulent qu’un patron a environ quinze jours pour faire ses cartons, il a eu 48 heures pour faire ses valises, l’Elysée exerçant à l’époque une énorme pression sur Manuel Valls, qui continuait à l’époque de le recevoir à intervalles réguliers Place Beauvau, sans lui proposer le moindre poste. C’est donc avec l’aide de chauffeurs du service qu’au printemps 2013, il a transporté jusqu’à chez lui les cartons dans lesquels avait été jeté tout ce qui était entreposé dans son bureau. Coupures de journaux, courriers et documents internes du service, dont des éléments de procédure concernant l’intermédiaire préféré de la Sarkozye, Alexandre Djouhri, provenant, selon les explications fournies par le policier, d’une offre de preuve déposée par un journaliste qu’il poursuivait en diffamation… Déménagement effectué sans chercher à faire le moindre tri. Une recension précise aurait du être effectuée plus tard avec l’aide de son ancien service, mais on ne lui a pas fait signe, a-t-il expliqué à l’IGPN. Pas plus qu’on n’aurait réclamé à Bernard Squarcini son badge d’accès aux locaux de Levallois-Perret, mais que l’on se rassure : le policier avait bien rendu son arme de service… Comme le rappelle cependant un juriste, seul le service émetteur des documents classifiés, en l’occurrence la DGSI, sera à même d’apprécier le préjudice subi…
6) Il y a également cet échange de SMS entre l’ancien directeur et le nouveau au sujet d’un intermédiaire, certains diront d’un agent d’influence, au sujet duquel Claude Guéant, passé lui aussi au privé, souhaitait avoir des renseignements : Fabien Bossard. Bernard Squarcini avait déjà briefé oralement son ancien ministre au sujet de cet homme, dont il préconisait de se méfier ; il n’en décide pas moins d’interroger Patrick Calvar pour voir si des éléments nouveaux ne seraient pas intervenus. Apparemment pas, puisque l’homme en question, spécialiste du marché russe, est toujours « à prendre avec des pincettes », information que Squarcini relaie à Claude Guéant, non sans lui rappeler qu’il le lui avait déjà dit en son temps.
Ces différents éléments devraient contraindre les juges, selon une source proche du dossier, à entendre à nouveau Patrick Calvar, successeur de Bernard Squarcini et protégé du ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve. Il a déjà été entendu comme simple témoin, selon une information publiée par Le Monde le 4 octobre. Plane sur lui la menace de poursuites pour complicité de compromission du secret défense, sauf s’il parvenait à démontrer que ces liens entre l’ancien patron et ses propres secrétaires perduraient dans son dos. Rappelons que les deux hommes, issus du même sérail, se connaissent et se pratiquent professionnellement depuis 1992, de quoi nouer des liens par delà toutes les alternances politiques, mais Bernard Squarcini a été formel lors de sa garde-à-vue : Patrick Calvar n’a jamais trahi le moindre secret, même pour lui être agréable. Il ne lui a notamment jamais livré la clef de l’affaire Cahuzac, cet ancien ministre du Budget tombé pour fraude fiscale, alors que Michel Gaudin, ancien patron de la police devenu directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, enrageait de ne plus être au courant des secrets de la république avant tout le monde et le pressait de l’éclairer sur ce point pouvant mettre en difficulté François Hollande.
7) Au détour apparaît immanquablement une histoire corse, qui cette fois concerne les amitiés du « Squale » (son surnom dans la maison) au sein de la police judiciaire. Bernard Squarcini, pour qui la corsitude n’est pas rien, a un jour reçu un appel téléphonique émanant de l’amie d’un concessionnaire BMW installé du côté d’Ajaccio, par ailleurs épouse du gérant d’un célèbre restaurant corse à Paris. Pas n’importe lequel, puisque Patrick Bernardini venait d’être interpellé pour être interrogé dans le cadre de l’enquête ouverte après l’assassinat de l’avocat corse Antoine Sollacaro, les tueurs présumés ayant utilisé une moto passée par ses ateliers. La jeune femme souhaite savoir si elle doit se préparer à lui apporter une valise de vêtements à Marseille ou à Paris, a expliqué aux enquêteurs l’ancien policier, qui pour avoir l’information a appelé aussitôt un commissaire de police en fonction dans l’île de Beauté, le commissaire Jean-François Lelièvre. Lequel ne s’est pas fait prier pour la lui donner, non sans remarquer qu’au temps où il était patron de la DCRI, Squarcini avait vu juste dans ses investigations sur les auteurs de l’assassinat de l’avocat. Rappelant la jeune femme, Squarcini n’en a pas moins une formule qu’il mettra en avant à l’heure de son audition : il a suggéré à son amie de dire au gardé à vue de ne pas dissimuler la vérité et de dire tout ce qu’il savait.
8) Un autre épisode a déjà coûté cher à un ancien patron du 36, Quai des orfèvres, le commissaire Christian Flaesh, mis en examen le 7 octobre. Au cœur de cette séquence, déjà révélée par la presse, un échange au cours duquel Bernard Squarcini (sollicité par un ancien magistrat passé par le cabinet de Claude Guéant avant d’intégrer le groupe LVMH) demande au commissaire de se renseigner sur le sort réservé à la plainte déposée par le groupe Hermès contre son rival LVMH, à l’origine d’une tentative d’OPA pour le moins agressive. Flaesh, qui n’en sait rien, commet l’imprudence de se renseigner et de le mettre au courant très précisément de l’état d’avancement du dossier. Squarcini a eu beau expliquer que l’information a été publiée par la presse 48 heures plus tard, les juges ont considéré que Christian Flaesh devrait rendre des comptes au sujet de ce qu’ils considèrent comme une violation du secret professionnel.
9) On est loin, pour le moment, de dossiers pouvant concerner directement Nicolas Sarkozy, mais d’autres enquêtes sont en cours à partir des documents saisies chez Bernard Squarcini, mis en examen pour trafic d’influence, recel de violation du secret de l’instruction et faux en écriture publique. « Ce n’est pas un problème politique, mais un problème de consanguinité du système avec lui-même, analyse le criminologue Alain Bauer. Tant qu’on n’a pas dépassé l’âge de la retraite, tout le monde se traite avec une bienveillance naturelle. Ne sachant pas de quoi sera faite la prochaine alternance, personne ne veut insulter l’avenir… ». Une forme de porosité à la française qui devrait donner du fil à retordre à la justice, en particulier au procureur de la république François Mollins, qui sait combien la lutte contre le terrorisme doit à la DGSI.
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