Un ouvrage intime sur Chéreau… sans Chéreau

En sélection pour le Prix Wepler, « la Main de Tristan » est un récit intime entre son auteur, Olivier Steiner, et le metteur en scène Patrice Chéreau, disparu en 2013. Une histoire d’amour que l’écrivain a eu tout les problèmes du monde à publier : refus des éditeurs, censure des proches de l’homme de théâtre… Il a fallu pour satisfaire tout le monde, que le nom de Chéreau n’apparaisse ni dans le titre de l’ouvrage, ni au dos du livre. Hallucinant !

En refermant le nouveau livre d’Olivier Steiner, la Main de Tristan, on songe à cette devise que Hugo avait inscrite sur presque tous les murs de Guernesey : «Absentes adsunt». Traduisez : «Les absents sont présents». Comprenez : L’absence est une présence plus forte que la présence. Déduisez : Ne pas être là, c’est être vraiment là.

L’absence : c’est tout le sujet de ce récit qui ne ressemble à aucun autre, quoiqu’il close le triptyque entamé avec Bohème et poursuivi avec la Vie privée. Cent soixante pages d’une lettre d’amour que l’autre ne lira pas, parce que cet autre c’était Patrice Chéreau.

Tout commence en 2007. Chéreau est au sommet de son art ; Steiner est encore un petit vendeur de souvenirs, coincé dans un magasin de l’île de la Cité. Ces deux-là se rencontrent par pur hasard, qui est l’autre nom de la nécessité. Coups de fil, mails, SMS : ils aimeraient se revoir et puis vivre, mais Chéreau, bourreau de travail, n’est jamais vraiment là. Quelque chose cristallise, qu’on appelait au Moyen Age l’amor de lonh. Hélas ! Quand ils se rencontrent, au bout de huit semaines de correspondance, rien ne se passe : l’émerveillement n’a pas lieu. Chéreau et Steiner, solitaires solidaires, continuent de se voir pourtant. Ils dînent ensemble, partent en voyage, parlent littérature, cinéma, théâtre. Ils vivent quelque chose qui n’a pas de nom, dans le regret de ce qui n’a pas été. Dans la douleur aussi : car Chéreau est une force qui va, un météore cosmopolite, partout à l’aise parce que jamais trompé par les convenances. A côté de lui, Steiner est trop jeune, trop peu sûr de lui : il s’étiole, languit, déprime – et dans des pages terribles de lucidité, le voilà qui survit à la Maison Blanche, entouré d’êtres humains qui ont perdu la tête. «Nous revoilà sardines décapitées collées les unes aux autres dans ce même couloir, personne ne parle, on dirait que le petit monde s’espionne, se surveille, le troupeau des malades attend l’ouverture du réfectoire, entrée plat dessert, un seul morceau de pain.» Chéreau ne l’abandonne pas : il l’entraîne encore une fois dans la vie, le poussant même à écrire. Il faut, pour cela aussi, lui dire merci.

Mais regardez le titre de ce beau livre, ou lisez sa quatrième de couverture : Patrice Chéreau n’apparaît jamais. Ses proches l’ont ordonné : que l’absent soit absent ! Et Steiner, plus écrivain que procédurier, a obéi. Ont-ils aimé jouer les censeurs ? Ils ignoraient qu’ils redoublaient ainsi la trame secrète de ce livre, agissant comme des marionnettes sous la main du metteur en scène. La main de Chéreau. Elle écrit encore une fois ces mots qui consolent : les absents sont présents.

*La Main de Tristan, d’Olivier Steiner, éd. Les Busclats, 160 p., 14 €. En sélection pour le prix Wepler.

 
 

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