Femelle vengeresse ou Eve moderne, proie des hommes ou fée émancipée… La rentrée 2016, d’Ivan Jablonka à Marie NDiaye raconte les femmes d’aujourd’hui avec plus de nuances et de subtilité que tous les essais sur la question. Le roman et l’autobiographie sont-ils les armes d’un nouveau féminisme narratif ?
Etre une femme en 2016, ça implique quoi, au juste ? Quel rapport au monde, quelles sujétions, quels pouvoirs ? Dix ans après la publication de King Kong Theory (Grasset), témoignage-essai percutant de Virginie Despentes adapté au théâtre et monté au dernier Festival d’Avignon, la question hante pas mal de romans et récits français contemporains. Cette rentrée, à l’heure où le corps des femmes (re)devient un champ de bataille politique avec le débat sur le port du burkini, des œuvres marquantes font de la féminité leur énigme centrale. Opprimées ou vengeresses, martyres ou martiales, leurs héroïnes suggèrent qu’entre un discours gentiment paritaire et la réalité sociale un fossé demeure. Revue de détail.
Changer la Constitution pour faire prévaloir le matriarcat ? Une affaire rondement menée par Chloé Delaume dans les Sorcières de la République : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de la femme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis et intégrés dans la Constitution française, en ce Nouveau Commencement qu’est l’an 2017. » Car cette année-là, avec le coup de pouce d’une demi-douzaine de déesses grecques désireuses de s’investir en politique, le mystérieux Parti du cercle porte au pouvoir une présidente. Et entreprend fissa de compenser des millénaires de patriarcat. Au programme, découpage en rondelles des pères incestueux et des maris violents, dégustés sous forme de terrines persillées ! « Liberté, égalité, sororité », telle est la devise de cette nouvelle République qui ne rigole pas, mais alors pas du tout, avec les droits de la femme. Chloé Delaume joue avec les tabous, épingle le sexisme ambiant, mélange allègrement les registres mythologique et politico-administratif. D’ailleurs, les femmes, suggère-t-elle, seraient bien inspirées de se réapproprier une langue dans laquelle, grammaticalement, le masculin l’emporte toujours : « Attendu que l’Académie a été fondée en 1635, et que ce n’est qu’en 1980 qu’une femme y a fait son entrée, les auteures y seront majoritaires jusqu’en 2562. » Et tac. D’ici là, vengeance antimâles oblige, on aura pu voir « le couteau de la divorcée s’acharner sur l’enfant, fils de son ex-mari et de sa nouvelle compagne ». Rigolo ? Peut-être.
Mais cette fable échevelée sur l’inversion des rapports de force sert-elle, au fond, l’intérêt des femmes ? Change-t-elle le regard que l’on porte sur elles, à l’heure des inégalités salariales, du harcèlement et du plafond de verre ? Pas sûr : dépeignant celles-ci en amazones plus ou moins illuminées, la romancière s’amuse des clichés machistes qu’elle parodie avec talent, avec démesure…, sans les déconstruire. On est bien loin ici de la Beauvoir combative du Deuxième Sexe ou de celle des Mémoires d’une jeune fille rangée.
D’un point de vue littéraire comme féministe, raconter les femmes en général n’est peut-être pas la panacée. Parce que nulle n’est jamais seulement une femme (définie par son genre), mais toujours une personne (façonnée par une multitude de contraintes et de choix), le récit fonctionne mieux au singulier. Pour preuve, au printemps dernier, Mémoire de fille d’Annie Ernaux, texte à la fois intime et distancié par lequel l’auteur s’efforce d’élucider un parcours douloureux, le sien. Celui d’une jeune fille brillante issue d’un milieu populaire, qui fait l’amour pour la première fois dans la France des années 50 et croit (à tort) pouvoir se jouer des préjugés. Au lycée, parmi les bourgeoises, la fille d’ouvriers s’est sentie « lourde et poisseuse au milieu des filles en blouse rose, de leur innocence bien éduquée et de leurs sexes décents ». Avantage au récit : pour saisir un certain état des esprits et des mœurs, aucun essai ne serait parvenu à ce degré de précision et d’intelligence. Témoin aussi la Cheffe, roman d’une cuisinière, où Marie NDiaye poursuit sa lignée imaginaire de « femmes puissantes » par la figure ambiguë d’une restauratrice géniale, « ascétique » et « androgyne » – une fée d’aujourd’hui, follement bosseuse et un peu queer.
Surtout, c’est Ivan Jablonka qui offre, en cette rentrée, un formidable portrait au féminin singulier. Dans Laëtitia, l’historien enquête sur l’assassinat, en 2011, d’une jeune fille de 18 ans, Laëtitia Perrais, dans la campagne du pays de Retz, dans la région nantaise. Barbe-Bleue se rencontre, hélas, dans la réalité : l’homme qui a violé, étranglé et poignardé Laëtitia puis découpé son cadavre en morceaux voit dans une femme « un consommable, mi-objet, mi-prostituée ». Massivement suivie par les médias, l’affaire avait alors bouleversé la France, d’autant que Nicolas Sarkozy, au sommet de l’Etat, l’avait instrumentalisée. Mais pas question pour l’historien de réduire la jeune fille à son statut de victime. Il faut la « rétablir dans son existence », légère et virevoltante, quoique née de parents paumés et ballottée de foyer en famille d’accueil : « Laëtitia […] incarne deux phénomènes plus grands qu’elle : la vulnérabilité des enfants et les violences subies par les femmes. » Pour Jablonka, qui avoue, lors de ses recherches, avoir eu « honte de [son] genre », l’affaire Laëtitia révèle « le spectre des masculinités dévoyées au XXIe siècle », « le patriarcat qui n’en finit pas de mourir », du « caïd toxico, hâbleur et possessif » au « cochon paternel, pervers au regard franc », jusqu’au « chef, l’homme au sceptre, président » – on aura au passage pour Nicolas Sarkozy une pensée sans nostalgie.
Avantage au récit, encore : l’écrivain, c’est sa force, n’a pas à choisir entre les deux pôles classiques du féminisme. Nul besoin de trancher entre, d’une part, l’universalisme à la Beauvoir qui voit dans la femme, pour le dire vite, « un homme comme les autres » et, d’autre part, le différentialisme façon Antoinette Fouque qui exalte la spécificité de « nature féminine ». Pourquoi prendre parti ? C’est l’affaire des philosophes, Elisabeth Badinter, d’un côté, ou Sylviane Agacinski, de l’autre. Mais la narration, comme la vie, s’accommode des contradictions qui feraient désordre dans un essai ; le récit dynamite tranquillement les frontières théoriques. Peu soucieux des chapelles, Jablonka épluche les archives et interroge les proches pour décrire une jeune fille qui trace son chemin envers et contre tout.
Les voies de l’émancipation apparaissent multiples : Laëtitia, note l’historien écrivain, portait des bijoux et du maquillage, elle avait un petit ami ; sa sœur jumelle, Jessica (toujours en vie), en survêt et baskets, pratiquait l’athlétisme et aimait les filles. Faut-il en conclure que Laëtitia, plus girly avec ses tuniques fleuries, se trouvait face à la perversion comme « une victime sans anticorps », elle qui a été « jusqu’au bout la proie des hommes » ? Oui, mais non : elle a tenté de fuir son agresseur, elle était presque arrivée chez elle. A 50 mètres près, l’enfant de l’Assistance publique « aurait été une femme active, rêve Jablonka. Elle aurait voyagé. Ses enfants auraient eu une maman aimante. Son mari ne l’aurait pas battue ». Un nouveau féminisme narratif ? On peut aussi parler, simplement, d’empathie, d’allergie à l’injustice et d’une attention scrupuleuse au réel.
Mémoire de fille, d’Annie Ernaux, Gallimard, 160 p., 15 €.
Laëtitia, d’Ivan Jablonka, Seuil, 400 p., 21 €.
La Cheffe, roman d’une cuisinière, de Marie NDiaye, Gallimard, 288 p., 17,90 €.
Les Sorcières de la République, de Chloé Delaume, Seuil, 368 p., 20 €.
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