Comment pourrait-il être question de style lorsqu’il s’agit pour un auteur de raconter dans un livre la mort de son enfant ?
En quelques mois, plusieurs récits sont parus dans lesquels des parents racontent la mort de leur enfant. Comment se collette-t-on avec le sujet ? Comment dire « c’est bien » ou « ce n’est pas bien », comment porter un jugement esthétique, comment trouver l’un plus émouvant ou plus ambitieux que l’autre ? Certains sujets désamorcent la critique. Celui-là en particulier : en quelques mois, plusieurs livres ont été publiés qui racontent la mort d’un enfant. Angélique Villeneuve avec Nuit de septembre (Grasset), Sophie Daull avec Camille, mon envolée et la Suture (Philippe Rey), Didier Pourquery avec l’Eté d’Agathe (Grasset) et Philippe Delaroche avec la Gloire d’Inès (Stock) ont raconté cette situation tellement hors normes qu’il n’existe pas de mot pour la définir : on est orphelin de ses parents, veuf de son épouse, mais la langue française ne qualifie pas le père ou la mère qui a perdu son enfant.
« Chacun peut imaginer l’intensité d’une pareille peine » Philippe Forest Cette rentrée encore, en un abécédaire poignant et sobre, Georges Salines, père d’une des victimes de l’attentat du Bataclan, raconte dans l’Indicible de A à Z la douleur, l’absurdité, l’impossible reconstruction. « Il n’y a pas de mots ? Ils sont si nombreux, les mots, que j’ai dû les écrire pour ne pas en oublier. » Le roman Crue, de Philippe Forest, est tout entier sous-tendu par un deuil que l’auteur a déjà évoqué dans l’Enfant éternel ou Tous les enfants sauf un, celui de sa fille Pauline morte à l’âge de 4 ans.
« Chacun peut imaginer l’intensité d’une pareille peine sans qu’on lui en fasse le récit, écrit-il dans Crue… Ce que signifie la mort d’un enfant, tout le monde le sait, tout le monde l’ignore. » Pourquoi alors prennent-ils la plume pour en parler ? S’il nous est difficile d’écrire sur ces livres, qu’en a-t-il été pour leurs auteurs ? Comment aborde-t-on un tel sujet ?
Agathe Pourquery est morte le 10 août 2007, des suites d’une mucoviscidose. Huit ans après, son père, Didier, journaliste qui fit partie de l’équipe dirigeante du Monde, a écrit sur elle un livre nécessaire, jeté sur le papier en un été. Un livre thérapie ? « Non, répond-il, la thérapie, je l’avais déjà faite. Le livre, c’était une manière de « finir le travail », de donner un débouché logique à tout cela et de retrouver Agathe pour discuter avec elle à nouveau. » Son récit est un dialogue, une tentative de renouer un lien trop tôt rompu, de chercher ce qui aurait dû être dit et ne l’a pas été. Ecrit pour la publication, il voulait « faire rencontrer Agathe aux autres ». Aujourd’hui, des gens le lui disent : « Je suis content d’avoir rencontré Agathe. » Cela lui fait du bien : il l’a fait pour ça.
Comment écrire ? « Je ne voulais pas écrire des pages larmoyantes : Agathe n’était pas dans l’apitoiement. Je nous devais d’être à son niveau d’exigence. J’ai pris la décision de la raconter vue par moi. Pas Agathe en général, Agathe vue du père. Je n’ai rien voulu censurer. On m’a dit, la greffe du poumon, c’est « gore ». Non, ça ne l’était pas. Elle l’a vécue, je devais le dire. J’ai voulu vérifier tout ce qui était médical. Je ne voulais pas d’approximations. »
Il ne cherche pas la manière, elle s’impose d’elle-même : « J’ai voulu raconter l’histoire au plus juste, de la façon la plus sincère, sans tricher, en y mettant mes tripes. Agathe était musicienne, sa mère est musicienne. J’ai voulu faire des phrases les plus musicales possibles. J’ai voulu aussi des chapitres courts. Ecrire des poèmes ou un roman aurait été plus difficile. »
Est-ce que la sortie du livre le trouble ? « Là, on se retrouve devant l’objet. Un père donne la vie, il ne la crée pas. Avec ce livre, j’avais aussi fabriqué une fille de papier que les autres pourraient découvrir. » Le plus important, c’était cela : le faire « avec » elle. « Il y a eu des moments où j’ai senti à quel point j’avais parfois été nul. Ecrire m’a fait découvrir des choses que je n’avais pas comprises, des raisonnements sur la brièveté de sa vie et la nécessité pour elle de faire certains choix. Je m’étais parfois opposé à elle parce que j’étais dans le déni alors qu’elle était très lucide. » Il y avait aussi cette mémoire à retrouver
Le livre a été bien accueilli. Ce succès se teinte-t-il d’ambiguïté ? « Non. Quand je suis en librairie et que je parle avec des gens, cela me rend heureux. J’ai vécu une soirée magnifique avec les membres d’une association qui s’appelle Apprivoiser l’absence. Mon empathie avec eux a été très profonde. » Si, bien sûr, ce livre-là restera unique, il a donné à Didier Pourquery l’envie d’écrire autre chose.
Philippe Delaroche n’a pas eu le temps de s’habituer à l’idée de la mort de son enfant. Inès est décédée dans un incendie le matin du 21 mars 2009, alors qu’il dormait d’un « sommeil d’abruti ». La Gloire d’Inès est un mausolée, écrit pour sa fille, qui convoque sur sa tombe Victor Hugo, Dylan Thomas et Georges Bernanos. « Je n’aurais pas pu écrire ce livre trop tôt. Il y a fallu le temps. » Il écrit sur une « injonction », insiste sur le terme. Après l’incendie, il récupère dans un garde-meubles les carnets d’Inès et n’y touche pas pendant un an. Un jour, il les déplace. Deux feuillets volettent. Le premier est le texte qu’elle avait lu à l’enterrement de son grand-père maternel, le deuxième dit : « La vie s’en allait et pourtant je l’aimais. » Il connaît encore les deux textes par cœur. « Il y avait beaucoup de choses autour des livres dans notre histoire et à sa fin. » Trop de signes, trop de coïncidences : « J’ai senti que je n’avais pas de choix autre que de me lancer. »
Il y avait aussi cette mémoire à retrouver. A la mort d’Inès, Philippe Delaroche a perdu beaucoup de souvenirs, disparus sous la sidération. « Ce livre allait aussi m’aider à me resouvenir d’elle, à boucher ces trous. Je voulais évoquer Inès et sa présence, parler de la condition de père endeuillé et donner à entendre la colère des parents orphelins. Comment nouer ces trois curseurs ? J’ai construit un mausolée dont les principales pierres sont les lecteurs. »
Le livre comme survie ? Si Philippe Delaroche a seul tenu la plume, il a dû faire appel à d’autres témoins. Pour pallier les défaillances de sa mémoire, bien sûr, mais aussi pour donner à entendre d’autres voix. « Le concours des amis était nécessaire. J’ai donné à la fin des témoignages de proches d’Inès sur elle. On m’a dit qu’ils n’étaient pas toujours très bien écrits. Je m’en fous. J’ai une immense reconnaissance pour ceux qui m’ont apporté leur concours. Je dis d’ailleurs « notre » livre, pas « mon ».» De même, il convoque de nombreux écrivains, qui ont écrit sur le deuil ou connu le même drame.
Pendant cinq ans, il noircit des agendas. « J’y trempais mes souvenirs comme des photos dans un révélateur. » Le livre comme survie ? « Je voulais écrire aussi pour Augustin, mon fils, le demi-frère d’Inès. » Lui dont la vie professionnelle a été en grande partie consacrée au livre (il fut rédacteur en chef du mensuel Lire pendant des années) se pose-t-il des questions de style ? « Il fallait bien sûr éviter de faire de la littérature. Qu’est-ce que ça veut dire dans ce cas-là ? Ne pas prendre la pose. Je devais raconter une vérité. » A-t-il aujourd’hui le sentiment du devoir accompli ? « Non, ce devoir-là ne sera jamais accompli. » Mais à lui aussi ce livre pas comme les autres a donné envie de continuer à écrire. « J’ai un projet de comédie. »
L’Eté d’Agathe, de Didier Pourquery, Grasset, 200 p., 17 €.
L’Indicible de A à Z, de Georges Salines, Seuil, 234 p., 17 €.
Crue, de Philippe Forest, Gallimard, 262 p., 19,50 €.
La Suture, de Sophie Daull, éd. Philippe Rey, 208 p., 17 €. (2016)
Camille, mon envolée, de Sophie Daull, éd. Philippe Rey (Le Livre de poche), 192 p., 16 €. (2015)
Nuit de septembre, d’Angélique Villeneuve, Grasset, 162 p., 14 €.
La Gloire d’Inès, de Philippe Delaroche, Stock, 326 p., 19,50 €.
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