L'Europe, c'est la Bible et les Grecs !

C’est un miracle qui dure depuis plus d’un siècle et qui irrigue en profondeur notre culture : l’avènement d’un humanisme hébraïque…

C’est un miracle qui dure depuis plus d’un siècle et qui irrigue en profondeur notre culture : l’avènement d’un humanisme hébraïque. Humanisme hébraïque ? Oui, ou, si l’on préfère, l’éclosion, chez des philosophes mais aussi chez des écrivains (Kafka, Wiesel), d’une nouvelle manière d’envisager l’être juif : une façon de tenir celui-là non plus pour un «fossile», selon une approche longtemps hégémonique, mais pour une voie d’accès valide, et infiniment stimulante, à la vérité. En résumé : un changement de modèle au terme duquel la voie grecque, symbolisée par Athènes, n’apparaît plus comme la voie royale mais comme une parmi d’autres, et où la Grèce, son logos et sa rationalité conquérante ne deviennent intelligibles à elles-mêmes qu’en faisant détour par Jérusalem.

Un homme, un philosophe majeur, a inauguré ce renversement de perspective : c’est Franz Rosenzweig, auquel notre ami Salomon Malka consacre un dictionnaire exhaustif. Né en 1886 en Hesse, Rosenzweig a été formé dans la plus stricte obédience hégélienne ; jeune Dozent (enseignant universitaire), rappelle Malka, il est persuadé que le devenir universel obéit à la loi d’airain du progrès ; conséquent avec lui-même, il est même tenté par une conversion au christianisme, avant de se raviser au terme d’un mémorable Kippour berlinois… La Première Guerre mondiale achève de le dessiller. Depuis le front des Dardanelles, il se sent happé par les «angoisses de la Terre» : au feu, il découvre sa finitude d’être humain en même temps que celle de la civilisation européenne.

De sa stupeur a surgi une œuvre griffonnée sur des cartes postales, l’Etoile de la rédemption, dont la pléiade de spécialistes convoqués par Malka sismographie les répliques, jusqu’à notre présent. Des répliques qui ont, entre autres, engendré cette philosophie nouvelle (neue Philosophie) que Rosenzweig appelait de ses vœux et dont le Destin de l’Occident, de Jacques Attali et de Pierre-Henry Salfati, est la convaincante traduction. Revisitant cinq siècles de modernité politique à l’aune d’une intuition de Levinas («L’Europe, c’est la Bible et les Grecs»), Attali et Salfati défient l’air du temps. Et y déclinent une thèse lapidaire et profonde : l’interlocution d’Athènes avec Jérusalem, loin d’avoir été un dialogue de sourds, a fait de l’Europe ce qu’elle est devenue, c’est-à-dire une utopie sociale glorifiant la liberté d’être, de penser et de voyager, la raison, l’appétit de découverte et la valeur métaphysique de l’individu. Une belle riposte, aussi, aux logorrhées de la décadence.

Dictionnaire Franz Rosenzweig, sous la direction de Salomon Malka, Cerf, 432 p., 30 €.
Le Destin de l’Occident. Athènes, Jérusalem, de Jacques Attali et Pierre-Henry Salfati, Fayard, 252 p., 20 €.

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