Alain Bauer : "Les profils des terroristes n'entrent plus dans les cases traditionnelles"

Les revers militaires de l’EI n’entament pas, hélas !, sa capacité à recruter et à frapper sur notre sol, grâce à des modes de communication très performants. Analyse d’une menace d’extrême intensité.

Marianne : Que nous apprennent les caractéristiques des tueurs de Nice et de Saint-Etienne-du-Rouvray ? Ressemblent-ils aux tueurs du Bataclan et de Charlie Hebdo ?

Alain Bauer : En fait, il n’y a plus de profil type. Jusqu’en 1995 et Khaled Kelkal, l’essentiel de ce qui était qualifié comme terroriste (et qui relève plus de l’expérimentation évolutive que de la science exacte) provenait d’un milieu politiquement militant utilisant la violence comme mode de revendication après avoir échoué par d’autres méthodes plus pacifiques. C’était la politique par d’autres moyens. Kelkal est d’abord un délinquant qui passe au terrorisme. Il ouvre une série dont il est un prototype et dont le suivant serait Mohamed Merah, dix-sept ans plus tard. Pendant cette période, ce qu’on croit devoir appeler Al-Qaida génère un hyperterrorisme à partir des unités de combat formées par l’Occident contre les Soviétiques en Afghanistan et qui se révoltent contre leurs créateurs après le départ des troupes russes. Depuis, le terrorisme a muté et offre une diversité de profils allant du militant en mission au malade mental utilisant les arguments à la mode pour justifier leurs actes. Si le terrorisme d’Etat est presque silencieux, on assiste à la poussée d’une multiplicité d’acteurs qui brisent tous les profils traditionnels. Ils se ressemblent donc tous un peu, mais aucun n’entre plus dans les cases traditionnelles. Plus jeunes, plus féminisés, plus convertis, les opérateurs couvrent un champ dont la diversité est considérable.

 

Les attentats du 13 novembre 2015 ont été conçus et planifiés en Syrie, avec une logistique fournie en Belgique. Qu’en est-il des attentats de Nice et de Saint-Etienne-du-Rouvray ?

Ils ne nécessitaient aucune logistique majeure, juste une impulsion pour monter l’opération. On peut dire que les opérateurs terroristes peuvent obéir directement à un ordre de l’Etat islamique – puisque c’est son nom, que cela nous plaise ou pas – et qui sont appelés les « lions du califat », reconnaître l’Etat islamique et avoir des contacts avec lui, mais, dans une large autonomie (les soldats du califat), agir en surfant sur la communication de l’Etat islamique qui décidera alors de revendiquer l’opération en termes soigneusement choisis. Il y a une forte décentralisation des attentats selon une logique de l’essaim de guêpes, sans nécessité d’une direction centrale.

 

On a parlé, du côté de la Place Beauvau, de « radicalisé express » à propos du terroriste de Nice. Est-ce plausible ?

Internet est un boosteur du passage à l’acte terroristeOn découvre en général que le phénomène prend plus de temps qu’on ne le croit, mais l’évolution, eu égard au passé qui nécessitait des voyages et des formations dans des camps d’entraînement, souligne une accélération sensible. Internet est un boosteur du passage à l’acte.

 

Ces profils ne redonnent-ils pas sens à la réalité d’un « ennemi intérieur » ? N’est-ce pas plus difficile de combattre un ennemi disséminé dans la société que localisé à Tripoli ou à Raqqa ?

Tous les terrorismes, y compris Action directe, ont besoin de soutiens intérieurs et de supports logistiques sur le territoire visé. Du coup, cela pose effectivement problème, comme ce fut le cas pour l’IRA ou ETA. Mais pas plus.

 

Après Nice, on a vu une partie de la classe politique manquer de dignité. Etait-ce l’attaque de trop ? Est-il raisonnable et audible qu’aucun responsable de l’administration, qu’aucun politique n’ait été démis de ses fonctions avec ce nouvel échec ?

Paradoxalement, on se surprend toujours à demander des têtes, alors même que la question relève plus de la méthode et de la culture que des individus. Ce qui manque vraiment, c’est ce que l’Etat déteste le plus : le retour d’expérience qui permet honnêtement et lucidement de déceler ce qui n’a pas marché. Et pas « à qui est-ce la faute ? » Cela posé, la population à Nice a aussi beaucoup hué les médias…

 

Au cœur de cet été meurtrier, des parlementaires ont réclamé une refonte de la lutte antiterroriste. Ils ont notamment proposé la création d’une agence de renseignement territorial, fusionnant les services de la police et de la gendarmerie. Est-ce la bonne façon de renforcer le renseignement de proximité ?

Les services occidentaux ont été créés pour le contre-espionnage, pas l’antiterrorismeLa question est très française. Mais s’agit-il vraiment d’un problème institutionnel ? Avant la réforme des Renseignements généraux, en 2008, des attentats ont eu lieu, en 1986 et 1995. Les services de proximité n’ont pas pu non plus les empêcher. Le problème n’est ni institutionnel ni individuel. Il est culturel. Les services occidentaux ont été créés pour le contre-espionnage, pas l’antiterrorisme. Ils le font en plus du reste, mais avec les mêmes méthodes. La question centrale est donc culturelle. Faut-il un nouveau service ? Une task force regroupant les meilleurs de tous les services ? En tout cas, il faut un vrai outil d’analyse de l’information sur le modèle du renseignement criminel opérationnel imaginé par Jean-François Gayraud et François Farcy.

 

Les mêmes parlementaires ont attaqué l’indépendance, historique, de la Préfecture de police de Paris . Faut-il s’attaquer à ce bastion ?

Ce n’est pas le sujet. Et la DRPP [direction du renseignement de la Préfecture de police] est plutôt reconnue pour la qualité de son travail. Mais il faut sortir du secret et du temps long, apanage du monde de l’espionnage, pour entrer dans le partage et le temps court. Le reste n’est que de l’emballage.

 

Après Nice, on a vu que, loin d’une « coproduction », police municipale et police nationale coopéraient de très loin. N’est-ce pas un mal français ?

Certainement. Mais, il y a encore quelques mois, la « coproduction » relevait de la promesse électorale et les services de l’Etat mettaient beaucoup de détermination à en réduire la portée réelle. Depuis 2015, la situation a beaucoup évolué. Il faudra d’ailleurs être attentif à ce que les règles les plus essentielles soient préservées, notamment pour les missions confiées au secteur privé.

 

Le patron de la DGSI a évoqué un risque de guerre civile en France. Est-il réel ? Qu’en pensez-vous ?

l’Etat islamique tente désespérément d’affaiblir son adversaire au cœurNon, mais il faut être lucide. Ce que l’Etat islamique tente désespérément de faire, c’est d’affaiblir son adversaire au cœur. Et pour ce faire, attaquer la France dans sa diversité et pousser à l’affrontement fait partie de leur stratégie. Patrick Calvar a raison d’être lucide. Mais je ne partage pas complètement son pessimisme sur les capacités de résilience et de résistance de la société française.

 

Comment s’attaquer au point sombre que représentent certaines prisons ?

Il faut évidemment enfin définir ce que doivent être la prison et la privation de liberté. Punition, vengeance ou réinsertion ? On ne peut pas entasser des individus en prison sans traiter de l’effet de la prison sur eux. Si l’on souhaite en faire autre chose que des animaux, alors il faut repenser la prison, et particulièrement pour les djihadistes. Il y a beaucoup de travail mené sur ces questions à l’étranger. Apprenons de ces réflexions.

 

L’Europe a-t-elle laissé se développer en son sein, avec la Belgique, une base arrière du terrorisme désormais incontrôlable ?

Sans aucun doute puisque des milliers de djihadistes sont partis d’Europe pour se battre et que certains ont agi sur nos territoires. On notera d’ailleurs la très grande proportion de ceux qui agissent en Occident parce qu’on les a empêchés de partir en Syrie ou en Irak… Mais rien n’est jamais incontrôlable. Il faut créer les conditions intelligentes d’une action efficace. Cela ne marche que suivant un processus médical : diagnostic, pronostic, thérapeutique. Or, le travail de l’Etat avec l’université et la recherche est très faible et très lent, même si cela s’améliore depuis peu.

 

Certains de nos interlocuteurs dans les rangs policiers appellent de leurs vœux une forme de « Guantanamo à la française », un lieu pour retenir les fichés S les plus dangereux. Cela a-t-il un sens sur le plan tactique ?

Qui peut vraiment dire que Guantanamo est un succès et que c’est efficace ? Rappelons que près de 800 personnes ont affiché l’intention de se rendre en Syrie et qu’elles en ont été empêchées. Qui peut vraiment dire que Guantanamo est un succès et que c’est efficace ? Au nom de quoi peut-on choisir l’exemple parfait de ce qui a échoué et qui, outre son inefficacité, a profondément marqué l’image de ce que peut être une démocratie ? Il faut savoir toujours discuter des projets en termes d’efficacité d’abord et de respects des principes ensuite. Pour Guantanamo, comme les Américains le reconnaissent eux-mêmes, ce fut un double désastre.

 

Est-il raisonnable qu’un service de renseignements soit empêché de mettre en œuvre quoi que ce soit au sujet d’une personne mise en examen faisant l’objet d’un contrôle judiciaire, au nom des droits de la défense ?

Non. Il faut simplement enfin que l’Etat admette la place du juge comme élément utile et nécessaire de la lutte antiterroriste. La «peur du juge judiciaire» qui a marqué les récents textes de réforme du renseignement comme de l’antiterrorisme, textes pourtant plutôt positifs, est une vraie erreur de l’Etat. Il va falloir y remédier.

 

Le patron de la DGSI disait que la France était plus menacée que la Grande-Bretagne, une île donc plus difficile d’accès, où l’on ne trouve pas aisément des armes. Partagez-vous cet avis ?

Je ne comprends pas ce point de vue, qui oublie ce que fut l’IRA, et qui est loin d’être partagé par les autorités britanniques.

 

Les outils dont nous disposons pour faire face à cette menace – effectifs, organisation des services de police et de renseignements… – sont-ils cohérents ? Suffisants ?

A part l’outil d’analyse commun et la coopération avec l’université et la recherche, le système est plutôt opérationnel. Mais il peut grandement s’améliorer sur le qualitatif bien plus que sur le quantitatif.

 

La victoire militaire sur l’EI est une chose, la victoire idéologique en est une autre. L’été a-t-il conforté le rejet de ce qu’il représente ?

Pas vraiment. Je crois que nous nous illusionnons beaucoup sur cette question. La propagande de l’Etat islamique est très efficace et ses modes de diffusion sont très pertinents.

 

Le Premier ministre, Manuel Valls, souligne l’importance d’organiser l’islam de France. Est-ce la condition nécessaire d’une victoire future sur l’EI ?

Pas nécessaire, mais cela serait utile. La laïcité n’est pas une excuse pour l’ignorance. Et on ne peut en France sous-traiter un culte à des Etats étrangers.

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