Peut-on envisager de se soustraire de l’Europe au motif qu’elle est trop libérale au plan économique et social, qu’elle n’est pas assez démocratique dans son fonctionnement et qu’elle n’assure pas assez efficacement notre protection à ses frontières ? Non, il faut refonder l’Europe sur d’autres piliers…
La souveraineté d’un peuple est son droit absolu de décider de son présent et de son avenir. Son droit d’organiser par la loi sa vie collective publique et celle de ses membres, ainsi que de souscrire les engagements internationaux par lesquels il se lie. La souveraineté est ainsi l’expression d’une communauté de destin, ce qui détermine son niveau d’exercice.
A cet égard, on n’a longtemps raisonné quasiment que par les Etats-Nation mais les choses ne sont plus si simples puisque la souveraineté, aujourd’hui, se partage entre plusieurs niveaux et entre plusieurs champs différenciés. D’abord, partage entre ce qui relève de l’infra étatique et de l’étatique avec un certain niveau de décentralisation au sein même des Etats unitaires et encore davantage dans le cas des Etats fédéraux. Ensuite, partage de souveraineté entre le supra national et le national dès lors que des accords internationaux comportent des transferts de souveraineté et qu’un peuple souverain peut se voir contraindre contre son gré. Le monde est donc beaucoup plus complexe que ce que prétendent les souverainistes. On le voit bien avec le récent « Brexit » qui, pour prospérer, a dû être assis sur des mensonges flagrants.
Quelle est donc aujourd’hui, pour nous citoyens français, notre communauté de destin ?
Au delà des fantasmes, des nostalgies, notre communauté de destin est déjà largement partagée avec d’autres peuples qu’on le veuille ou non. C’est déjà l’ordre des choses et c’est nous, Français, qui l’avons voulu par les ambitions universelles de l’humanisme issu de 1789 et du siècle des Lumières, qui portent en germe le développement d’un ordre international juridique et politique dépassant le cadre des Etats. Dans la même ligne philosophique, nous sommes aussi les pères de l’Union Européenne (UE). Nous sommes, autre exemple, membre de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et y avons une place privilégiée grâce à notre rang au Conseil de sécurité lequel, par notre droit de veto, fait de notre pays un des cinq pays majeurs. Nous acceptons ainsi de pouvoir contraindre d’autres Etats au nom de l’ordre public international auquel nous participons activement et jusqu’y compris par la force.
En outre, au titre de notre participation à l’UE nous avons procédé, progressivement avec les autres Etats, à des transferts de parties de notre souveraineté dans toutes les matières, nombreuses, où les décisions de l’Union sont prises à la majorité et non pas à l’unanimité. Il s’agit bien de supra nationalité puisque, par définition, si notre position est minoritaire et que nous avons une majorité contre nous, nous subissons la décision communautaire. C’est la règle du jeu de l’Union et les Traités européens successifs n’ont fait, depuis cinquante ans, qu’accroître la place de la règle de la majorité au détriment de celle de l’unanimité.
De même, sommes nous membre (et là aussi fondateur) du Conseil de l’Europe qui regroupe, plus largement que l’UE, plus de quarante Etats et, à ce titre, nous sommes soumis à sa juridiction propre qui veille au respect des droits de l’Homme, la Cour Européenne de Droits de l’Homme (CEDH). Nous sommes aussi membre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et avons partie liée à la libéralisation du commerce et des échanges internationaux. Notre souveraineté est également contrainte par toutes les conventions internationales, multilatérales et bilatérales, que nous avons signées puis ratifiées depuis des décennies. Comment l’oublier, comment le nier ?
La souveraineté du Peuple français est donc aujourd’hui une réalité complexe puisque si elle est toujours nationale pour certains domaines elle est aussi très largement supranationale et donc partagée. Elle ne se réduit plus aux slogans simplistes, indignes d’un grand pays qui se doit de continuer à se battre pour la construction d’un véritable ordre politique et juridique international, seule alternative, pour l’avenir même de l’humanité, à la guerre permanente depuis des siècles de tous contre tous, que ce soit sur des fondements tribaux, religieux ou nationaux. Il faut le dire clairement et sans relâche, les souverainistes veulent inverser la flèche du progrès qui pointe vers l’ordre international que nous essayons de construire depuis la première Société des Nations, post première guerre mondiale.
Peut-on dès lors envisager de se soustraire de l’Europe au motif qu’elle est trop libérale au plan économique et social, qu’elle n’est pas assez démocratique dans son fonctionnement et qu’elle n’assure pas assez efficacement notre protection à ses frontières ? Doit-on sortir aussi de la convention CEDH (et du Conseil de l’Europe) au motif par exemple qu’elle ne fait pas sienne, pour l’imposer à tous, la laïcité à la française[1] ? Quitter l’OMC aussi parce que la libéralisation du commerce à des effets négatifs indéniables, tels le développement des inégalités et les atteintes à l’environnement ?
Non, pour nous la réponse ne peut qu’être négative. Quand on est la France, on ne peut pas décider de ne jouer dans les dispositifs supranationaux que du jour où ils rejoignent, tout seuls et comme par enchantement, nos conceptions. C’est le contraire de toute notre histoire. En outre, comment les autres nous rejoindraient-ils sur nos positions, nous dehors ? Alors oui, que oui, réformons l’Europe et, au fond en toute franchise, félicitons nous chaque jour que les Britanniques aient commis l’erreur de vouloir en sortir puisqu’ils y ont été, en permanence, un obstacle n’y prenant que ce qui les arrangeaient et bloquant résolument le reste. Avec eux rien n’était possible de ce que nous souhaitons[2], sans eux tout le devient.
Ceci dit, seul un idiot peut penser que l’on fera accepter aux peuples d’Europe davantage d’Europe en laissant inchangées les conditions qui font qu’ils la rejettent de plus en plus fortement aujourd’hui. Chaque génération de jeunes a vu l’Europe franchir des étapes depuis 1950 et le désir de l’actuelle jeunesse ne déroge pas à cette règle, ne la décevons pas.
Il faut donc refonder l’Europe sur d’autres piliers : une économie de marché REGULEE doit être « l’Alpha et l’Omega » de l’Europe et non la libre concurrence débridée et le dumping fiscal et social. L’Europe ne doit plus être le vecteur complaisant de l’idéologie libérale. Secteur par secteur, il faut donc harmoniser les législations des pays de l’Union ; c’est la condition nécessaire qui doit être concomitante à sa construction et non pas une question que l’on traite, ou pas, ensuite après avoir ouvert tous les marchés et constaté les dégâts. Il faut aussi une Europe plus protectrice – à l’instar de la Chine et des Etats-Unis, qui eux ne se gênent pas – envers l’afflux de biens produits sans respect de normes sociales et/ou environnementales et qui détruisent l’appareil industriel de notre pays. Il faut ensuite sans démagogie populiste, mais avec fermeté, donner à cette Union la sécurité sur ses frontières qu’attendent les peuples. Il faut enfin mutualiser au moins budgétairement la défense extérieure de l’Union. C’est aussi cela davantage d’Europe. Contrairement à beaucoup, plutôt que de traiter du mécano institutionnel en ajoutant des gouvernements de ceci ou des présidents de cela, on s’attachera, ici, aux principes fondamentaux et à la citoyenneté car c’est là l’essentiel.
Nous l’avons oublié mais nous disposons d’un outil précieux, en commun notamment avec nos amis allemands et italiens et quelques autres : l’idée de République ! D’un point de vue politique, c’est en effet le concept de République qu’il faut d’urgence, pour l’Europe, appeler à la rescousse contre les populismes d’où qu’ils viennent ! Pas le concept flou de pseudos « Etats-Unis d’Europe », pas « l’Europe des Nations », ni celle des régions, ou celles des « projets concrets », véritables tartes à la crème de la pensée molle et tabernacles des conservatismes et de tous les dumpings, voire, pour l’Europe des Nations, le conservatoire des germes des barbaries du XXème siècle. Non, un objectif : une République
Une République qui pourrait être une République Fédérale Européenne, inspirée de la République Fédérale d’Allemagne, et une devise porteuse de nos valeurs « Liberté, Egalité, Fraternité ». Quoi de mieux comme principes fondamentaux pour l’Europe, en y comprenant la laïcité ? Pour l’instant l’Europe n’a que la liberté, et face aux égoïsmes nationaux, quasiment pas d’égalité et très peu de fraternité !
Or, qu’est ce qui fait que, dans notre République française, le législateur est contraint et ne peut traiter différemment deux citoyens ? Le principe constitutionnel d’égalité. Transposons-le donc ! Que l’Europe se l’impose à elle même dans ses principes fondamentaux. Un tel principe d’égalité, européen, serait ainsi de portée générale dans tout le territoire de l’Union et un levier de changement extraordinaire car produisant de l’harmonisation positive : l’anti dumping par excellence.
Mais puisqu’il faut aussi reconstruire l’Europe depuis sa base, c’est également le concept de « Citoyen d’Europe » qu’il faut avoir comme objectif en lui donnant du corps. Tout individu européen doit pouvoir revendiquer cette qualité qui deviendrait une nationalité véritable déclenchant des droits et des obligations[3].
« République européenne » et « Citoyen d’Europe », voilà deux pieds pour marcher d’un meilleur pas et sans tomber, mais cela suppose un troisième pilier : la création concomitante d’un espace politique européen commun, enjeu essentiel. En effet, une démocratie européenne dans un cadre républicain suppose des élections véritablement européennes, et non pas par listes nationales, et un exécutif européen qui soit le reflet du résultat de ces élections et pas seulement la réunion des chefs à plumes nationaux. Sinon les égoïsmes nationaux et le dumping ne feront que perdurer.
Si la loi fondamentale de l’Europe (Traité ou nouveau projet de constitution) venait par ses progrès à garantir à la fois plus de sécurité aux frontières de l’Europe et un plus grand bien être social à ses citoyens que ce que produit l’actuel libéralisme débridé d’inspiration anglo-saxonne, on prend le pari que, sur un tel projet, le OUI l’emporterait, mille fois et largement. Il suffit d’en prendre conscience et que ceux qui le veulent, se donnent cet objectif ensemble et le mettent en œuvre, nécessairement par étapes dans une refondation qui ne pourra se faire d’emblée qu’à un plus petit nombre d’Etats [4].
A cet égard, il conviendra que les candidats à la présidentielle de 2017 disent, clairement, comment ils se positionnent par rapport à l’objectif d’une République européenne. Faute de quoi, on persistera à passer à côté de l’essentiel… pour mieux continuer de statuer sur la taille des concombres, et à provoquer le désintérêt, ou le rejet, populaire que cela mérite.
Bruno Bertrand, magistrat, François Braize, inspecteur général honoraire des affaires culturelles
Wanda Diebolt-Stakowski, inspectrice générale honoraire de l’équipement
[1] Mais, cette juridiction supranationale n’a jamais condamné, au contraire, les initiatives françaises en matière d’interdiction des signes religieux ostentatoires…
[2] Les Britanniques ne veulent pour l’Europe que d’un espace de commerce libéralisé, pas d’une Europe intégrée et sont des adeptes invétérés du libéralisme dérégulé ; avec leur départ la majorité libérale s’affaiblit en Europe et la position des Etats du Sud se renforce
[3] La question est de savoir si ce devrait être une nationalité exclusive ou, au contraire, qui se cumulerait avec la nationalité du pays membre ; à titre transitoire au moins, le cumul nous semble devoir être admis
[4] La construction d’une République européenne suppose d’avancer par étapes successives compte tenu de la réalité de l’Union actuelle qui « rassemble » des peuples dotés de cultures institutionnelles diverses, mais l’objectif doit être clairement proposé dès le départ
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