Heureusement, il n’y a pas que les Chinois et les Qataris qui rachètent des entreprises françaises ! Ces dernières années, quelques Frenchies inspirés ont décidé de refaire passer des marques mythiques sous pavillon tricolore. Et devinez quoi ? ça marche mieux qu’avant ! Enquête sur une tendance requinquante.
D’un patron français comme Alain Boutboul, diplômé d’une école de commerce, qui a vécu avec sa famille et travaillé aux Etats-Unis, appris à chasser les coûts avec les loups du redoutable cabinet de conseil McKinsey avant d’intégrer le board de Coty, un des géants mondiaux de la cosmétique, puis de toucher le jackpot en revendant le laboratoire de compléments alimentaires Forté Pharma quelques années après l’avoir repris, il faudrait s’attendre à un discours libéralo-larmoyant à la Macron-Baverez, par les temps déclinistes qui courent. Il est pourtant heureux, Alain Boutboul, PDG de Dodie, fabricant de tétines et de biberons depuis 1958. Oui, heureux, heureux comme les patrons de Saint Mamet, Cabasse et Plancoët, engagés dans les compotes, les enceintes hi-fi ou l’eau minérale.
Heureux comme Eric Schaefer ce jeune sosie de Michel Jobert, amateur de blagues Carambar, recevant face au parc Monceau vêtu du costume gris du banquier londonien, qui se réjouit de réintégrer bientôt ce joyau de la confiserie française au sein d’une société d’investissement… française. Heureux, franchement, comme des chefs d’entreprise normaux dans un vieux pays d’un Vieux Continent qui ne sait plus se juger. Sans maudire les lois et les règlements. Sans gémir sur le coût de la main-d’œuvre. Sans se dire otages des syndicats. Sans raconter le jour où ils ont failli tout arrêter, je vous assure, parce que les impôts, dans ce pays, vraiment, c’est pas possible. Heureux, et même plus : fiers, parce que leurs marques ont en commun d’avoir été fondées en France, qu’elles avaient toutes été rachetées par des étrangers et qu’elles repassent grâce à eux sous pavillon tricolore.
Est-ce l’effet Montebourg ? S’il n’a pas inventé le fil à couper le beurre, ni l’industrie française, l’ancien ministre du Redressement productif a incontestablement lancé une mode, celle du made in France. Au point que les Echos, vénérable quotidien franchement libéral, lui-même redevenu français en 2007 après neuf années anglaises au sein du groupe Pearson, braque le projecteur sur ce nouveau patriotisme économique. En mai dernier, en effet, Dodie et cinq autres marques étaient mises à l’honneur dans le supplément week-end du journal de Bernard Arnault, avec ce seul bémol : « La seule nationalité des capitaux ne suffira pas, toutefois, à assurer leur succès ou à sortir d’affaire celles qui sont en difficulté. Au travail ! » Cette approche, assurément, réjouit Alain Boutboul : « Je n’ai pas attendu Montebourg pour investir dans une entreprise française mais, avant, je n’osais pas afficher le drapeau tricolore. Sur les emballages des biberons, j’écrivais simplement « fabrication française ». Ça a vraiment marqué les esprits, cette photo en marinière ! »
Fini, la course au moins cher dictée par la grande distributionQuant à ce changement d’état d’esprit, inutile d’interroger le nouveau PDG de Saint Mamet. Depuis que le fonds de participation Florac a repris la conserverie et transformé cette coopérative en société anonyme, Matthieu Lambeaux s’affiche « libéral », « écolo » et « franco-français ». Fini, la course au moins cher dictée par la grande distribution. Cet ancien vendeur de Campbell Soup, ex-DG de Findus à l’époque du scandale des lasagnes à la viande de cheval roumain, s’adresse aux clients en direct, et depuis ses vergers. Après avoir posé nu avec 20 salariés exhibant des pancartes « Si on ne fait rien, nos arboriculteurs vont vraiment finir à poil ! », le nouveau boss en fait des tonnes. « Ah, bonjour ! Non, vous ne me dérangez pas, je suis dans les cerisiers, je cueille des blanches et des bigarreaux », lance-t-il au téléphone. Missionné pour « chercher du cash et de l’Ebitda » (ou Baiida, pour bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement) Matthieu Lambeaux a décidé d’imposer ses prix – tout est relatif, on n’est pas chez Fauchon.
« L’expansion de Saint Mamet s’est arrêtée dans les années 90, expose-t-il, quand les fruits de Grèce et d’Italie ont envahi le marché, parce qu’ils étaient vendus entre 30 et 40 % moins cher que les français, de par la concurrence des salaires et des monnaies. Aujourd’hui, notre atout, outre la qualité de nos fruits, c’est qu’ils sont récoltés assez près de notre usine pour être transformés sous vingt-quatre heures, donc à pleine maturité. A nous aussi de sensibiliser les consommateurs à cette démarche écologique qui crée de la valeur en France. Nous, on n’est pas Coca-Cola ! » Pour « donner du sens », Saint Mamet fait savoir que la rationalisation de son process de production a permis de financer la plantation de 200 ha sur les cinq départements autour de l’usine de Vauvert, laquelle bénéficiera d’un investissement de 10 millions d’euros sur trois ans – c’est juré ! Proclamant « l’union sacrée » avec les producteurs, l’entreprise, qui continue d’acheter 30 % de sa matière première sur le marché mondial, garantit à ses arboriculteurs le volume et les prix pour vingt ans. En novembre, une « innovation de rupture dans les fruits en morceaux pour le marché du snacking » bouclera une année d’autopromotion ponctuée par la mise en rayon de 40 nouveaux produits. Sans préjuger du futur Baiida, la refrancisation de Saint Mamet a au moins relancé le marketing. Trop nul, les gourdes à compote ! Trop bien, les berlingots !
Qu’il s’agisse d’enceintes audio, d’eau minérale, de sucettes ou de bonbons pour petits et grands, en effet, le drapeau tricolore stimule le goût de l’innovation. « Le groupe Johnson & Johnson, lorsqu’il était propriétaire de la marque Dodie, n’a lancé que 70 produits entre 1990 et 2010 et, nous, 170 références nouvelles en trois ans ! s’emballe Alain Boutboul en montrant le biberon Sensation+ customisé aux couleurs des Bleus à l’occasion de l’Euro. Nous, on ne cherche pas le volume, mais la niche. »
Comment vendre l’eau d’une source bretonne, quand on s’appelle Nestlé, qu’on est taillé pour écouler de la San Pellegrino, « synonyme de l’art de vivre à l’italienne dans le monde entier », et qu’il faut tordre le bras des distributeurs et, si l’on veut faire de la place aux packs bon marché de Quézac, déjà rogner ses marges ? Autant demander à Teddy Riner de tenter sa chance en natation synchronisée. « Dans les six mois suivant notre rachat à Nestlé de la source Plancoët, nous avons investi 3,5 millions d’euros afin de gagner en productivité et d’élargir notre gamme », précise le Pyrénéen Jean-Hervé Chassaigne, héritier et président de la Société des eaux minérales d’Ogeu (SEMO).
Connue depuis les années 20 comme une eau plate, la source des Côtes-d’Armor Plancoët se vend désormais en version fines bulles et en limonade aromatisée. Sur le modèle du Sowest Cola vendu dans le Sud-Ouest, une gamme de sodas « breizh » est dans les tuyaux. « On communique, mais plutôt par un affichage local ou du partenariat qu’en achetant un spot avant le JT de TF1 », souligne l’entrepreneur, qui a également racheté les sources de Saint-Lambert-des-Bois (Yvelines) et Beaupré (Var). En faisant le pari que le consommateur breton préférera forcément sa chère Plancoët à une eau d’Auvergne commercialisée par Danone, fût-elle baptisée « Badoit édition Bretagne », Jean-Hervé Chassaigne affiche l’objectif de devenir « leader des marques régionales intégrées dans leur terroir ». Plancoët, filiale déficitaire de Nestlé en décembre 2013, affiche déjà 10 millions de chiffre d’affaires, contre 1,5 million d’euros auparavant, et des comptes à l’équilibre. « Avec le même effectif », précise l’employeur.
« Les grands groupes ne savent pas gérer les marques locales »Ce plaidoyer pro domo de la PME agile qui en remontre à la multinationale cotée à Wall Street pourrait faire ricaner si on ne l’entendait pas, tout pareil, comme en écho, dans l’un des hauts lieux parisiens de la finance, chez Eurazeo. Eric Schaefer, le directeur qui supervise le rachat, au géant américain Mondelez (ex-Kraft Foods), de cinq sites de production et de tout un catalogue de marques de chocolat et confiserie (Carambar, pastilles Vichy…), nage, lui aussi, en pleine guimauve francobéate. « Les grands groupes ne savent pas gérer les marques locales, affirme-t-il. Une boîte qui fait 10, 20 ou 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires est calibrée pour des lancements de produits qui dépassent plusieurs dizaines de millions d’euros. Investir et mettre les talents nécessaires pour distribuer, dans un petit pays comme la France, une nouvelle recette de bonbons Krema, ils ne savent pas faire. Ils pensent que, même si leur effort conduit à un doublement des ventes de la marque, cela n’aura aucune répercussion sur leur valeur boursière. Alors, ils dégradent les ingrédients pour faire des économies et la marque s’abîme petit à petit. » Pourtant, à croire ce financier d’une structure qui, avec 5 milliards d’euros d’actifs diversifiés, possède des parts dans le groupe Accor Hotel ou Europcar, investir dans les Michoko ou les rochers Suchard peut s’avérer « un dossier magnifique ». « Toutes les marques que nous avons rachetées sont belles et se complètent. En agroalimentaire, il y a des goûts locaux. Même si le marché est bataillé, il y a une place pour un chocolat français à côté de Lindt, de Milka et de Côte d’Or. » Sous l’impulsion du financier gourmand, le 1848 de Poulain, malencontreusement retiré des rayons juste avant le boom des tablettes Lindt Excellence, sera donc prestement relancé. De même que la motivation des salariés français.
« Notre première tournée des sites est tombée en plein dans la contestation de la loi Travail, rapporte l’investisseur, mais nous avons rencontré des chocolatiers et des confiseurs souvent piquouzés à leur marque, longtemps délaissés mais encore hypermotivés. Notre engagement, sur cinq ans, sept ans ou davantage, c’est de leur donner les moyens d’innover sur les recettes pour améliorer les marges, tout en relançant la publicité pour augmenter les volumes.» La fiche de paie française ne serait donc pas l’ennemie de l’emploi, même dans une boîte de près de 1 000 salariés. Au contraire, raconté par le patron de Dodie, le modèle social français ressemble à un conte de fées à destination des chefs d’entreprise. « L’ancien propriétaire américain avait un sous-traitant autrichien qui faisait mouler ses tétines en Hongrie, se souvient Alain Boutboul. Quand j’ai racheté, il a cherché à profiter de la cession pour me pousser à liquider Dodie afin de le reprendre. D’urgence, il me fallait chercher un autre fournisseur et je l’ai trouvé en France. »
Désormais, les 3 millions de tétines de silicone sont moulées au Puy-en-Velay, dans le « deep deep » Massif central, dans une usine détenue par une société dont le siège social est en… Suisse. « Pour ce type de production hyperautomatisée, le coût de la main-d’œuvre d’un ouvrier ou deux est largement compensé par la souplesse et la réactivité des équipes françaises, affirme Guylène Spaziani. Un prix, c’est bien mais, ce qui compte pour le client, c’est une prestation. » Pour ses sucettes, Alain Boutboul s’est tourné vers l’Allemagne ; pour les chauffe-biberons l’Asie s’impose en raison de l’utilisation de composants électriques mais, pour l’assemblage de ses biberons, Alain Boutboul a trouvé une solution originale et locale : environ 90 travailleurs handicapés se chargent du montage et du conditionnement, pour un smic subventionné dont l’employeur n’assume qu’un quart du montant. « Les travailleurs protégés ont été les premières victimes des délocalisations massives, mais, à l’usage, dès qu’un conteneur est bloqué en douane ou qu’il faut négocier avec un Chinois pour modifier une commande dans l’urgence, les donneurs d’ordres s’aperçoivent qu’il est bien plus pratique de pouvoir travailler dans un périmètre restreint », vante Mickaël Pandraud, le directeur d’un des établissements et service d’aide par le travail (Esat) sous-traitant de Dodie, qui se charge aussi de la logistique et de la gestion des stocks. « Pour peu qu’il daigne se libérer de l’obsession du prix unitaire instantané, note Alain Boutboul, un chef d’entreprise peut ainsi trouver la voie du made in France ».
Bien qu’un monde sépare l’univers des tétines de celui de la grande musique, l’expérience du nouveau patron des enceintes hi-fi Cabasse rejoint celle d’Alain Boutboul. « A un certain niveau de volume et de prix, il est plus intéressant de produire en France », témoigne Alain Molinié. Fort de l’expérience d’AwoX, une start-up montpelliéraine qui a imposé sa technologie aux opérateurs mondiaux, cet ingénieur et fondateur de la marque d’ampoules et de produits connectés applique sa stratégie à la mythique marque bretonne d’enceintes. « La France a perdu sa souveraineté économique au profit des pays qui ont le monopole de la fabrication de certains composants essentiels, comme les semi-conducteurs et les cartes électroniques, assure-t-il. Mais ce n’est pas une raison pour négliger nos atouts et tout abandonner. Pour le volume, l’Asie est imbattable. Mais, pour l’innovation et les finitions, la France garde l’avantage. » Concrètement, le repreneur français a débloqué 1 million d’euros pour développer le site de Plouzané (Finistère), où est réalisé l’assemblage des haut-parleurs haut de gamme et où sont laqués les châssis d’enceintes en blanc, rouge, noir… en fonction des desiderata du client prêt à casser sa tirelire.
le spectre de « l’impôt confiscatoire » ne hante pas leurs esprits« Sans atelier en France, Cabasse ne pourrait être aussi réactif en restant compétitif : garder en stock toutes les cinq couleurs pour tous les 50 modèles, ça nous coûterait une fortune », précise Alain Molinié. Frappé par la crise de 2008, l’ancien propriétaire japonais Canon s’était concentré sur l’image, délaissant le son et Cabasse. « Avec le crédit impôt recherche et les aides de la Banque publique d’investissement (BPI), complète l’intarissable french geek, l’ingénierie coûte en France trois fois moins cher que dans la Silicon Valley alors que nos ingénieurs sont au moins aussi bien formés. Pour monter en puissance, c’est loin d’être négligeable ! » Chacun de ces patrons peut rêver, avec le Pyrénéen Jean-Hervé Chassaigne, de « réduire la masse de documents à remplir, qui n’apporte pas grand-chose, et mettre le droit du travail à la portée d’une PME comme la [leur] ». Ou avec Matthieu Lambeaux qu’une « baisse des cotisations employeur permette une hausse du salaire net et du pouvoir d’achat ». Mais, pour Cabasse comme pour Saint Mamet, Plancoët ou Dodie, le spectre de « l’impôt confiscatoire » ne hante pas les esprits. « La future société de tête sera française et nous paierons nos impôts en France », s’engage tranquillement le directeur d’Eurazeo, ce qui ne l’empêche pas d’ambitionner de vendre des Carambar en Chine.
Douce à entendre, cette euphorie à contre-courant des jérémiades du Medef n’a pourtant pas gagné la nouvelle direction de Gérard Darel. En effet, le cas de cette marque de confection, sixième de la sélection des Echos, fait encore tache au milieu des cinq autres « welcome back ». Certes, la famille Gerbi, qui vient de reprendre la marque, est celle qui l’a fondée en 1971, bien avant Zadig & Voltaire, The Kooples et autres références du Sentier chic, avant de la céder en 2008 au fonds américain Advent. Mais ce retour au bercail n’empêche pas le propriétaire français de vendre, pour la saison qui commence, ses petits hauts, jupes et manteaux étiquetés made in China, made in Serbia, made in Lithuania. Quant au sac iconique 24 heures, il est made in Italy. Déjà menacés par une acquisition par emprunt, les 600 vendeuses et les autres salariés du groupe connaissent l’inconfort d’être dispatchés en une multitude de filiales – de vente, de marketing, de logistique… – à la géographie fiscale illisible. Dans ce contexte, le refus de la direction de répondre aux questions de Marianne n’augure pas un avenir bleu-blanc-rose. La preuve que la France, nonobstant ses lois, ses règlements, ses fonctionnaires tatillons et ses politiques hors-sol, permet aussi aux chefs d’entreprise français qui ont adopté ces méthodes capitalistes à l’anglo-saxonne de vivre et travailler au pays.
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