Loïc Prigent, l'art d'assassiner en une phrase

Le journaliste et documentariste Loïc Prigent, spécialiste de la mode, en a compilé les « pépiements », les bons mots et les piques lancés en coulisses des défilés. Florilège.

Proust et Saint-Simon appelaient cela «l’esprit Mortemart». Pour les rappeurs, ce sont des punchlines. D’ordinaire, on appelle cela aussi «des bons mots». Le réalisateur Loïc Prigent appelle cela des «pépiements de la mode». Des phrases lancées en l’air, dans les coulisses d’un défilé ou à l’arrière d’un taxi, par des mannequins, des attachées de presse, des photographes. Des méchancetés sans bornes, des absurdités philosophiques, des piques qui laissent ahuri. «Son mot de passe, c’est motdepasse. Je parie qu’il a voté Bayrou en 2007.» C’est si drôle que ça en devient intelligent. «J’ai oublié de t’envoyer des fleurs, mais tu vois l’idée.» Est-ce que ces gens jouent un rôle ? Est-ce qu’ils sont conscients de ce qu’ils disent ? Le talent de Prigent, c’est alors de se taire : toutes les phrases qu’il cite sont dans leur état brut, anonymes, non datées. Jamais il ne dénonce ni ne juge. C’est à ce prix qu’il est autorisé, depuis des années, à écouter ce que se disent les vrais et faux people de la mode, entre autodérision et narcissisme. Mais on sent à chaque page de son recueil* la grande humanité, la douce fragilité de ces assassins du verbe, plongés dans l’éphémère, ou déjà noyés sous les vagues des défilés parfois grotesques. Et c’est pourquoi on rit toujours avec eux – plutôt que de rire d’eux.

*J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste, de Loïc Prigent, Grasset, 280 p., 18 €.

Extraits

«Elle est belle mais il faudrait lui enlever le front.» Quand cette phrase a été prononcée devant moi dans un studio, personne n’a réagi. Le mannequin est resté figé, même pas émue du verdict. Le grand couturier qui venait de dire ça a continué à douter. La jeune fille n’avait pas 20 ans et il lui a annoncé ça, en parlant d’elle à la 3e personne. Tous les grands professionnels présents ont approuvé et la maquilleuse a pris un pinceau, du fond de teint mat, et a fait le geste d’effacer le front. La fille a fait trois pas et c’était bon, elle était enfin devenue belle. Nul n’a ri ou trouvé ça cruel, c’était simplement le processus de recherche de la perfection.

Mon métier, c’est d’écouter ces gens parler. Et de mettre leur parole en valeur. J’aime filmer caméra à l’épaule, plus ou moins discrètement, plus ou moins oublié. J’aime rire avec eux, profiter de leur système de pensée fantaisiste. Pendant les défilés, je ris du matin au soir. […] Ces phrases deviennent comme une méditation sur le trop, mais avant tout une franche rigolade (comme on dit chez Grasset et Chanel).

J’étais dans une salle de montage et, avec Julie, une camarade monteuse, nous riions à gorge déployée à la folie joueuse de ce que disait une fameuse créatrice filmée la veille, dans les coulisses de son défilé. Mais voilà, le sujet terminé, le flot de paroles était devenu normal, prêt à être avalé et consommé, à peine remarqué, du babil vaguement bizarre, dont le relief avait été absorbé par le montage. Grande frustration, il fallait trouver le moyen de souligner les phrases les plus drôles, sans méchanceté, leur donner leur dimension de proverbe, d’une pensée mode étonnante et brute. Alors, nous avons écrit la phrase en énorme sur l’écran. C’était très efficace bien sûr, la créatrice et son bagout prenaient toute leur mesure. Transcrire ce que disent les gens de mode est devenu une habitude. […] Comme les émigrés de Coblence, ces pépieurs ont tout appris et rien oublié. Leur quotidien est un vertige. Ont-ils raison ? Ont-ils tort ? Ils sont les oiseaux frivoles et sérieux d’une jungle unique : «Bienvenue dans l’asile psychiatrique le mieux habillé du monde.»

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