Dans son dernier essai, l’économiste propose une solution radicale à la crise de la zone euro : créer un euro flexible et un système de coopération entre les différents pays. Avec une gestion de la monnaie entièrement numérisée. Révolutionnaire.
Le 5 juillet 2015, les Grecs rejetaient massivement (plus de 61 % des voix) le plan d’austérité imposé par l’Union européenne, la BCE et le FMI. On connaît la suite : le gouvernement d’Alexis Tsipras rendit néanmoins les armes, appliqua la politique qu’il avait juré de combattre. Cet épisode demeure comme une plaie ouverte pour tous ceux qui avaient espéré que la démocratie vaincrait l’idéologie ordolibérale (du « gouvernement par les règles »). Cet échec provoqua immédiatement un débat à la fois économique et politique, impulsé notamment par Yanis Varoufakis, ministre de l’Economie démissionnaire : qu’aurait-il fallu faire pour éviter une telle défaite, de quelles options aurait dû disposer Athènes pour éviter le chantage à la sortie de l’euro des autres gouvernements européens, sur quoi aurait débouché un processus de rupture avec l’euro ?
C’est à cette question, cruciale pour tous les Européens, que Joseph Stiglitz apporte une réponse dans son dernier essai l’Euro. Comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe. Le prix Nobel d’économie s’y livre à une critique en règle non pas du principe de la monnaie unique mais de la « malfaçon » qui caractérise « dès le départ » la constitution de l’euro, et qui tend à aggraver les divergences entre les pays membres plutôt que de susciter leur convergence. Et Stiglitz désespère absolument de la volonté des gouvernements d’adopter les réformes qui rendraient enfin à la monnaie unique une fonction positive. Alors, plutôt que de contraindre les 19 nations membres de l’euro à un mariage infernal, il préconise un « divorce à l’amiable », grâce à un « euro flexible », en fait plusieurs monnaies gérées selon des règles de coopération. L’ensemble ressemblerait à une renaissance du Système monétaire européen, qui avait précédé l’euro, mais qui, grâce aux nouvelles technologies et à un rôle renouvelé de Etats, échapperait à la dictature des marchés des changes. Certains contesteront le « plan B » de Stiglitz, crieront à l’utopie, à l’étatisme. Encore faut-il en débattre. A cet effet, Marianne publie en avant-première des extraits de ce livre.
UN SYSTÈME BANCAIRE DU XXIE SIÈCLE
Voici un mécanisme qu’un pays quittant la zone euro, ses restrictions et ses cadres juridiques pourrait utiliser. D’abord, la banque centrale (l’Etat) met aux enchères les droits d’émission de nouveaux crédits. Les montants de ce crédit s’ajoutent à la « monnaie » qui se trouve au sein du système financier. L’envergure du crédit net que ce système autorise à ajouter chaque mois sera déterminée par la banque centrale du pays, sur la base de son évaluation de la situation macroéconomique – autrement dit, si l’économie est plutôt faible, elle fournira davantage de crédit pour la stimuler. Ceux qui remportent les enchères du crédit allouent ensuite cette « monnaie » à des emprunteurs sur la base de leurs propres jugements en matière de capacités de remboursement, dans les limites des contraintes que peut leur imposer la banque centrale.
Notons bien que, dans ce système, les banques ne peuvent pas créer du crédit à partir de rien, et que le montant de la monnaie créée chaque mois est connu avec une précision considérable. Les gagnants des enchères du crédit peuvent uniquement transférer l’argent de leur compte à ceux des emprunteurs.
La vente aux banques des « droits de prêter » serait assortie de conditions. On fixerait des pourcentages planchers pour le crédit aux petites et moyennes entreprises et aux nouvelles entreprises. On plafonnerait les prêts immobiliers (peut-être selon la localisation, sur la base de l’évolution locale des prix), le crédit servant à l’achat d’autres actifs existants, ou celui qui finance les activités spéculatives, par exemple les fonds spéculatifs. Aucun crédit ne serait alloué aux activités socialement interdites, comme celles qui contribuent au réchauffement de la planète ou sont liées à la promotion de la mort, par exemple les cigarettes. Bref, il y aurait des normes minimales de responsabilité sociale. Il y aurait des limites sur les taux d’intérêt facturés. Le crédit discriminatoire et autres pratiques abusives des compagnies de cartes de crédit seraient prohibés.
[…] La mise aux enchères du crédit garantirait que les banques ne gagnent pas trop, ne s’assurent pas des rendements excessifs ; le gros de la valeur du soutien public à la création de monnaie/crédit serait capté par les pouvoirs publics, et non, comme aujourd’hui, par les banquiers. En même temps, le nouveau système de création du crédit rend plus probable que le secteur financier exercera ses fonctions sociales, du moins mieux que dans le système actuel. C’est un exemple de la façon dont on pourrait mettre en place un système bancaire du XXIe siècle, qui utilise les avantages de la technique électronique et fait des choses qu’on aurait eu bien plus de mal à accomplir dans les décennies précédentes. Ce système bancaire est mieux à même de garantir le crédit responsable, et il est débarrassé des rentes gigantesques et de l’exploitation massive, ces facteurs essentiels de la montée de l’inégalité qui paralyse les pays avancés dans le monde entier.
Mais cette réforme ne se limite pas à empêcher les banquiers d’exploiter. Elle renforce la stabilité macroéconomique. Un des moteurs principaux de l’instabilité macroéconomique est l’instabilité dans l’offre de crédit, et, en particulier, dans l’offre de crédit pour l’achat de biens et services produits. La crise de 2008 a démontré que tous les progrès des marchés et de notre compréhension des marchés n’ont pas abouti à stabiliser davantage cette variable capitale – ils ont fait le contraire. Non seulement le système que je propose ici renforce la stabilité de cette variable essentielle, mais il pose les bases d’un cercle vertueux qui accroît la stabilité globale de l’économie. […] C’est le charme du système de crédit moderne : il ne nécessite pas réellement le même type de capital qu’auparavant. Pour recapitaliser un système bancaire détruit dans un pays de la zone euro, nul besoin d’avoir de l’or ni d’emprunter afin d’acheter du grain, comme jadis. L’Etat, nous l’avons vu, peut simplement créer lui-même du crédit (à travers une banque publique), ou déléguer la création du crédit par le système d’enchères que je viens d’exposer.
La monnaie créée par l’Etat est utilisable pour payer les impôts dus à l’Etat, et l’Etat a le pouvoir de lever des impôts : voilà ce qui garantit la valeur du crédit qu’il a créé. Et puisque le crédit qu’il a créé est de la monnaie électronique, dont il est facile de suivre les mouvements, l’Etat n’est pas seulement capable de lever des impôts ; il est aussi capable de mieux les faire rentrer. Si l’Etat fait correctement son travail de supervision des banques et s’il a imposé les réglementations adaptées (par exemple sur le crédit à des proches et l’excès de risque), le montant des fonds propres nécessaires sera limité. Et cela seul devrait intensifier la concurrence sur le marché de la fourniture du crédit – donc réduire les retours excessifs qui vont aujourd’hui aux banques.
DES MÉCANISMES POUR STABILISER LES ÉCHANGES
Une autre réforme dissiperait tous les doutes sur l’acceptabilité de l’euro grec et favoriserait le processus d’ajustement – cette idée a été suggérée même pour les Etats-Unis (où le déficit persistant des comptes courants contribue à la faiblesse de l’économie) par nul autre que Warren Buffett. Elle garantirait aussi le flux de crédit nécessaire au commerce extérieur. Dans le système proposé (celui des trade chits, les « certificats d’importation » – ou d’exportation -, ou « certificats Buffett »), l’Etat remettrait à tout exportateur un certificat, un « jeton symbolique » (sous forme électronique, en l’occurrence), d’un montant proportionnel à la valeur de ce qu’il a exporté. Celui qui voudra importer un euro grec de produits aura obligation de payer, en plus, un certificat ou « jeton d’importation » d’un euro grec. Il y aurait un marché libre de ces certificats, donc l’offre et la demande seraient égales ; et en égalisant la demande et l’offre des certificats, on équilibrerait automatiquement les comptes courants.
En pratique, la valeur du certificat pourrait normalement être très réduite. Par exemple, avant la tourmente qui a frappé l’économie grecque à partir du début de l’année 2015, la Grèce avait un excédent des comptes courants, et dans ce cas la valeur du certificat serait nulle. Mais ce système serait une façon de faire face à la forte instabilité des économies de marché. Avec la libre circulation des capitaux, le taux de change est déterminé par les caprices du marché. Après quoi ces changements fantasques du taux de change deviennent la force motrice de l’évolution des exportations, des importations, du déficit commercial et de l’emprunt – et, ce faisant, provoquent l’instabilité macroéconomique. Avec le système des certificats d’importation, on peut garder le contrôle du déficit commercial, ce qui renforce la stabilité globale. Dans l’analyse qui précède, où chaque importation nécessite un certificat d’importation, la balance commerciale est soit en excédent, soit en équilibre. L’Etat pourrait également utiliser ce système pour limiter la taille du déficit ou de l’excédent. Par exemple, s’il veut limiter les importations pour qu’elles ne dépassent pas les exportations de plus de 20 %, il peut émettre un certificat d’importation de 1,2 euro grec par euro grec d’exportation.
Quand il y aura un excédent excessif, chaque importateur recevra un certificat d’exportation. C’est alors pour exporter qu’il faudra un certificat. Cela ramènera automatiquement les exportations au niveau des importations. En émettant à la fois des certificats d’importation et d’exportation, on peut maintenir la balance commerciale à l’intérieur de n’importe quelle fourchette prédéfinie. Pouvoir ainsi stabiliser l’envergure de son déficit ou de son excédent commercial a pour le pays un immense avantage macroéconomique : cette capacité facilite la stabilisation macroéconomique elle-même. Elle signifie, par exemple, qu’un petit pays n’aura pas à souffrir des tribulations de sa « balance extérieure », de sa position exportatrice nette. Ces fluctuations imposent à la société des coûts énormes, dont le marché ne tient aucun compte quand il les engendre. […] En limitant le déficit commercial, un pays limite en fait l’emprunt national ; ce cadre réduit donc une source essentielle de l’instabilité. […]
Ce système contribuerait à renforcer l’euro grec. Comme il décourage les importations en imposant un paiement supplémentaire pour acheter un certificat, la hausse de la demande de produits importés va se traduire par une hausse du prix du certificat et non par une baisse de la valeur de l’euro grec. L’euro grec sera plus fort qu’il ne l’aurait été en l’absence des certificats. La chute spectaculaire de la valeur de l’euro grec, qui, sans ce mécanisme, aurait été à prévoir en cas de Grexit, est donc évitée.
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