C’est un salon de beauté chaleureux au coeur de Barbès, à Paris, où fourmillent coiffeuses, maquilleuses, conseillères en image mais aussi psychologues ou sophrologues. L’association Joséphine y accueille depuis 2011 des femmes démunies parce que « le respect passe aussi par ce que l’on peut faire de plus beau ». Reportage.
« Christina dit que les rayures c’est pas pour les grosses. » Dans le show room de l’association Joséphine, un salon de beauté qui oeuvre à Paris pour le bien être des femmes les plus démunies, Hayat, la quarantaine, maman de deux enfants, tente de se choisir des vêtements. Sans rayures, parce que son ventre, « une brioche », dit-elle sans vraiment oser se regarder dans le miroir, « sort de partout » et qu’elle « n’a pas apporté de gaine. » Pour l’entretien qu’elle espère décrocher auprès de l’agence d’intérim qui recrute des hôtesses d’accueil, il lui faudrait donc quelque chose « d’impeccable »… mais quoi ? Sans hésiter, Hayat s’en remet à sa fille, Ines, une jolie pré-adolescente aux cheveux longs, noir jais. « Hein, qu’est-ce que tu en penses ma chérie ? », lui demande-t-elle comme pour se rassurer, attirée toutefois par une veste rose fuchsia qu’elle scrute du regard. « J’aime les couleurs flashy », confie-t-elle un peu gênée. Pour le reste, elle suit les conseils de Christina, l’ancien top model brésilien devenue présentatrice Mode sur la chaîne M6 et d’Ines, qui ne lui recommande qu’une seule chose : « de regarder le prix. »
Sous l’oeil bienveillant de Priscille, conseillère en image et élégante parisienne venue donner chez Joséphine quelques heures de son temps et du sens « au côté parfois superficiel » de son métier, Hayat et Ines se tournent tour à tour, émerveillées, vers les différents présentoirs de vêtements. Dans cette pièce chaleureuse de l’association, aux tapis couleur or et aux fauteuils blanc cassé, les robes, les tuniques, les blouses, mais aussi les chaussures, les accessoires ou encore les bijoux, en vente à moins de cinq euros, s’étalent du sol au plafond. Au milieu des étoffes, des couleurs, des modèles qui défilent devant elle, Hayat remonte timidement le fil de sa vie. « Les clientes ne sont pas forcément celles qu’on imagine »
Comme elle, des milliers de femmes ont franchi la porte de l’association Joséphine depuis l’ouverture du salon, en 2011, dans le nord de Paris, à Barbès, quartier populaire de la capitale. « 1400 femmes par an », estime sa fondatrice, la coiffeuse des stars, Lucia Iraci. Des femmes au RSA ou sans ressources, aux profils très variés dont s’occupent, à prix doux, les coiffeuses, maquilleuses, esthéticiennes, conseillère en image mais aussi les psychologues ou les sophrologues de l’équipe, qui viennent donner de leur temps bénévolement quelques heures par semaine. Seule la coiffure (3 euros la coupe et le brushing) et les séances avec l’esthéticienne (1 euro) sont payantes. « Les clientes ne sont pas forcément celles qu’on imagine, il y a des architectes, des journalistes. L’autre jour j’avais même une ingénieur biologiste (Bac +8) », raconte Lucia Iraci depuis son salon de coiffure, rive gauche. A 59 ans, après plus de quinze ans d’engagement, cette petite femme frêle, italo-française, n’a rien perdu de sa volonté d’agir, de faire bouger les choses et les idées, en particulier celle qui voudrait que la « beauté soit utile pour toutes, sauf pour celles qui n’en ont pas les moyens. »
« Je voudrais qu’on arrête de s’apitoyer et qu’on arrête de regarder les gens en pauvre, mais qu’on les regarde comme des êtres humains. Je n’aime pas l’associatif qui pleure », poursuit-elle.
« Quand vos amis vont mal vous n’allez pas leur offrir un chocolat déjà mangé. La dignité vous ne pouvez la rendre qu’avec le respect, et le respect passe par ce que l’on peut faire de plus beau. A Joséphine, on est là pour leur donner du beau, de l’élégant, comme dans n’importe quel salon de beauté. La seule chose qu’on ne fait pas, c’est pousser à la consommation. »
Le salon, caché derrière une porte grise, anonyme, dans une ruelle discrète, non loin du centre musical Barbara, d’une bibliothèque municipale, du Tati et de boucheries halal, a de fait été aménagé avec soin. A l’entrée, les clichés en noir et blanc des clientes de Joséphine accueillent le public dans une ambiance sobre et sophistiquée, réchauffée par les couleurs vives qui habillent les murs. Des livres, quelques magazines, et une odeur de shampoing circulent de pièce en pièce. Toutes les portes sont ouvertes, y compris celle de la petite cuisine où l’on sert du thé ou du café, comme à la maison. Seule le show room reste fermé. A l’intérieur Hayat, sa fille Ines et la conseillère en image, Priscille, continuent de s’affairer.
« Que pensez-vous de ces chaussures à talons ? » « Vous aimez ce petit gilet ? » « On va essayer de vous trouver une jolie robe… » Hayat, peu habituée à ces attentions, obtempère, tout en s’enquérant sans cesse de l’heure. « Vous êtes sûre qu’il n’y a personne après moi ? » « Vous avez peut-être un rendez-vous à l’extérieur ? » « Hein Ines, qu’est ce que tu en penses ? » La jeune femme, pressée de ne pas déranger, consent à tout, essaie tout, sans jamais enlever ses vêtements.
« Et si vous enleviez votre pull ? » tente la conseillère. « Vous savez quand votre mari vous dit que vous êtes une merde à longueur de journée vous finissez par le croire », explique Hayat, prête à s’excuser, gênée d’avoir enfilé la robe par dessus son pull et son pantalon. Retranchée derrière le rideau de la cabine d’essayage, elle accepte de se déshabiller, enlève d’abord son pull et son voile blanc fleuri. « Il est parti avec ma meilleure amie. » Lorsqu’elle ressort, les bras nus, blancs, fragiles comme de la porcelaine, les cheveux attachés en chignon, mise à nue, elle se tourne tantôt vers sa fille, tantôt vers le miroir, intriguée. La coupe de la robe dessine par dessus son pantalon ses hanches, sa taille, sa poitrine, un corps de femme qu’elle semble avoir oublié. D’habitude les « rares séances shopping » qu’elle s’organise « finissent toujours à Auchan », regrette sa fille.
« Vous ne voulez pas essayer d’enlever le pantalon ? » insiste alors d’une petite voix Priscille. Hayat hésite encore, reste immobile, comme happée par un combat qu’elle se livrerait à l’intérieur d’elle-même, en silence, avant de céder. De retour devant le miroir, émue aux larmes elle retrouve, dit-elle, le souvenir de celle « d’avant » ; d’il y a cinq ans, « avant sa séparation, les médicaments et la dépression. » Ses vêtements, dont elle a eu tant de mal à se séparer, sont désormais mêlés aux autres, noyés, disparus sous le tas. « On ne sait pas ce que ces séances de conseil en image vont donner dans le temps, mais l’élan créé est toujours une amorce », explique Priscille. Désormais jambes nues, en talons, cheveux détachés, Hayat, une belle femme aux traits réguliers, se rhabille, le rideau de la cabine d’essayage entrouvert. Elle regarde sa longue chevelure noire tomber sur ses épaules, sa robe noire décolletée et ses talons une dernière fois. « Elle est belle maman, hein Ines, qu’est ce que tu en penses ? »
« Ces femmes sont à un carrefour », après « des échecs cumulés » ou « des schémas répétitifs », elles acceptent « de chercher à mieux s’aimer elles-mêmes », « de mieux comprendre comment elles en sont arrivées là ». « Le corps, où le mal être qu’elles expriment par leur corps, n’est qu’une conséquence », analyse l’une des trois psychologues de l’association. « Elles ne viennent pas pour leur image, elles viennent parce qu’elles ont des blessures personnelles et profondes, qui se manifestent par l’image, la représentation qu’elles ont d’elles ». En poste dans un IME, un institut médico éducatif, auprès d’adolescent polyhandicapés, Judith, qui suit individuellement par semaine pendant une heure plusieurs femmes à l’association depuis près d’un an, voit une évolution chez chacune d’entre elles, ne serait-ce parce que bien souvent ces séances « permettent de leur donner une image du psychologue qui n’est pas associée à l’idée qu’elles en ont », à savoir qu’un psy c’est forcément pour les fous.
« C’est pas parce que ces femmes sont au RSA qu’elles sont différentes des autres. »C’est cette prise en charge globale, physique et psychique, qui a convaincu Catherine, coiffeuse, 54 ans, dont 30 de métier, de s’engager aux côtés de Joséphine. «
Ca va peut être vous paraître paradoxal ce que je vais dire mais ici, à la limite, le service est comme dans un salon très chic. « Bonjour madame, est ce que vous aimeriez un thé, un café, qu’est ce que je peux faire pour vous », on bichonne les clientes comme dans un salon pour les femmes chic, qui veulent qu’on s’occupe d’elles, c’est pas du tout un salon social. Le personnel, bénévole, est composé de vrais professionnels. Même les colorations, ce sont des couleurs professionnelles, ce ne sont pas des couleurs sociales. C’est L’Oréal qui nous fournit. Ce n’est pas parce que ces femmes sont au RSA qu’elles sont différentes des autres. »
Contrairement à ses clientes, Catherine, forte et rassurante derrière ses lunettes rondes et ses cheveux bouclés, n’a pas besoin de travailler pour vivre, mais avait envie de reprendre du service parce qu’elle aime son métier. « Ce qui est formidable ici c’est qu’il n’y a pas de stress, dans un salon de coiffure on nous stresse, on nous donne un rendement, on n’a pas le temps de manger, de faire une pause. Et puis passé 45 ans, si on n’est pas à la tête de son propre salon, on est fini, il n’y en a que pour les jeunes. Ce qui est fatiguant aujourd’hui dans tous les métiers c’est le stress qu’on donne aux gens alors travailler sans en avoir ça vaut de l’or. »
Dans la société actuelle, qui tourne à l’heure du selfie, des diktats minceur et du quart d’heure de célébrité, où l’image et l’apparence sont reines, construire un discours social autour de la beauté peut interroger. Les femmes en ont-elles vraiment besoin ? Cela ne contribue-t-il pas à réduire le rapport à la féminité à des injonctions esthétiques superficielles ? Pour Jeanne, 55 ans, ancienne directrice de théâtre qui a poussé la porte de Joséphine en début d’année, après un divorce désastreux, un cancer, et de longs mois de chômage, la question ne se pose pas. « Vous avez des femmes, quand elles arrivent elles sont tellement à la ramasse, elles vont s’habiller en guenilles parce qu’elles ne s’aiment tellement plus, qu’il faut les reconstruire aussi de là. »
Dans son ancienne vie, lorsqu’elle dirigeait un théâtre et un festival, quand « son but » était de « remplir une salle de gens qui rigolent », ou plus exactement « de gens qui rigolent et qui paient », et de rentabiliser plus de 100.000 euros de budget, elle n’aurait jamais pensé être un jour dans le besoin. « Oh que j’étais prétentieuse », sourit aujourd’hui cette femme rousse aux yeux bleus et à l’étonnante jeunesse.
« Je n’ai jamais fais mon âge. Toute la première partie de ma vie, j’ai essayé de me vieillir pour qu’on me prenne au sérieux (…) Puis du jour au lendemain, vous tombez malade… Vous qui avez travaillé toute votre vie, vous êtes reconnue handicapée classe 2, c‘est à dire que vous ne pouvez plus travailler qu’à temps partiel. Vous ne servez plus à rien. »
« Du jour au lendemain vous tombez malade. Vous ne servez plus à rien. »
Seule, « rejetée » de tous, – « à Pôle Emploi, on vous dit « allez vous remarier, vous êtes bien conservée ». Aux restos du coeur vous vous faites lyncher parce que vous avez l’air d’une bourgeoise… » – Jeanne décide de pousser la porte de l’association après être tombée par hasard sur un reportage, à la télévision. Plusieurs semaines plus tard, elle se décide, toque à la porte de Joséphine et entre dans cette sorte de « ruche, cette réunion d’énergies où tout est fait pour aider » sans vous « infantiliser » pour autant. « Ici on reste autonome, on ne vous dit pas fait ceci ou fait cela, détaille-t-elle, on ne vous culpabilise pas, on vous soigne en fonction de votre personnalité, c’est à vous aussi de trouver la formule qui vous correspond le mieux ».
Derrière son sourire, son énergie, – depuis une semaine Jeanne a retrouvé un travail – sa voix s’étrangle par moment sous les sanglots. Quand elle ira mieux, elle promet déjà de s’engager, de « passer le relais », maintenant qu’elle a « retrouvé une place dans la société » et qu’elle peut de nouveau « répondre à la question : qu’est ce que tu fais dans la vie autre chose que : je suis handicapée classe 2. » Maintenant qu’elle peut répondre – comme ce titre de Johnny Hallyday qu’elle fredonne depuis ses séances de sophrologie à l’association -, « pour moi la vie va commencer… »
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