"Where To Invade Next" : Michael Moore part en campagne

Dans « Where To Invade Next », le célèbre réalisateur « envahit » l’Europe pour montrer aux Américains ce qui marche ailleurs, avec son humour comme arme de guerre.

«Quand les gens sortent de la salle, je veux qu’ils soient en colère», confiait à IndieWire en 2015 le réalisateur de documentaires Michael Moore. Pourtant, c’est une autre émotion, la perplexité, qui saisit à la vision du dernier film de l’Américain, honoré lors de la 42e édition du Festival de Deauville, en raison de sa stature de «héros protégeant son pays de son pire ennemi : les Etats-Unis». Car, «en bientôt trente ans d’activisme artistique, Michael Moore s’est imposé comme un maître en la matière, pétrissant le réel et la fiction pour en extraire toute la vérité». Dans son road-movie social Where To Invade Next, il ne les pétrit pas, il les triture, les tord, les déforme pour mieux les faire adhérer à son projet d’amélioration de l’american way of life. Mais, à la différence de ces anciens brûlots à thèse, où il n’hésitait pas à jouer du sarcasme et de la provocation afin d’y parvenir, le réalisateur de Roger et moi le fait, là, avec la naïveté confondante de l’actrice Mélanie Laurent, qui signait, en 2015, avec Cyril Dion, Demain, une clipesque balade mondiale en compagnie de ceux qui tentent de réinventer l’énergie, l’économie, la nourriture, l’éducation, la démocratie pour ralentir toutes les crises menaçant l’humanité. Au pays de l’entertainment roi, l’auteur de Fahrenheit 9/11, le documentaire anti-Bush sorti pour infléchir la présidentielle de 2004 et Palme d’or à Cannes, a, il faut le reconnaître, du savoir-faire.

En effet, il faut le voir, en ouverture du film, sur fond du prélude à l’acte III de la Walkyrie de Wagner, à la proue d’un navire, casquette de base-ball d’Américain moyen vissée sur un crâne clairsemé poivre et sel, veste militaire sur ses épaules voutées et bannière étoilée à la main, prêt, avec l’aval des haut gradés du Pentagone, à envahir l’Europe pour lui piquer ses idées les plus saugrenues : les congés payés, la gratuité des frais d’université, l’accès et le remboursement des soins, la performance du système éducatif, les prisons modèles ou l’excellence de ses cantines scolaires… Une bonne idée par pays, la France, l’Italie, la Finlande, le Portugal, la Norvège, l’Islande, la Slovénie et, même, la Tunisie, incarnée, entre autres, par Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahadha, censé illustrer l’alternance pacifique au pouvoir… au prix, donc, d’une démonstration d’assez mauvaise foi sur les conséquences de la révolution arabe !

Sortie américaine restreinte

La ficelle est tellement grosse et le trait tellement forcé qu’ils prêtent, de ce côté-ci de l’Atlantique, à sourire. Mais, au pays de l’Oncle Sam, ces méthodes continuent à faire grincer les dents des censeurs de la Motion Picture Association Of America, l’association représentant les majors studios hollywoodiens. Where To Invade Next est donc sorti avec la mention R, comme «restricted», en raison de scènes de violence, de drogue et de nudité. Pour le voir en salles en février dernier, l’adolescent étasunien devait être accompagné d’un adulte. Peut-être pour pouvoir encaisser la mise à mort de l’Afro-Américain Eric Garner, battu par des policiers à Staten Island en 2014, ou ces images de prisonniers tabassés par leurs gardiens illustrant l’inhumanité du système carcéral étoilé afin de mieux l’opposer à celui de Norvège, où certains assassins sont appelés à méditer leur crime sur une île sans barbelés. Devant l’étonnement feint de Michael Moore, déguisé en inspecteur Columbo, l’un d’eux, affecté aux cuisines, rétorquera avec flegme que, si on le laisse toucher aux couteaux, ce n’est que pour couper… des légumes.

Where To Invade Next n’est ni le plus virulent, ni le plus subversif, ni le documentaire le plus réussi du réalisateur. Loin s’en faut. Il n’a et n’aura jamais la précision de l’expertise de ses compatriotes stars du documentaire, Errol Morris et Alex Gibney. Mais il renoue, par moments avec son killer instinct, celui de Roger et moi, en 1989, où il montrait la cruauté du plan de restructuration de General Motors. Idem avec The Awful Truth, en 1999, où il révélait l’avidité du système des mutuelles. Ou encore avec Sicko, en 2007, où il critiquait le système de santé précipitant l’application de la loi Obama Care.

Détournant ce paisible et paresseux tourisme politique au pays d’une Europe de Bisounours, il montre en creux la violence de l’ultralibéralisme. Une manœuvre, en période électorale, évidemment pas si innocente que cela. Alors le démocrate Michael Moore abuse de son couplet de clichés. Les Italiens, qui ouvrent le bal, y sont bien sûr amateurs de bonne chère et de plaisirs au clair de lune grâce à leurs longues semaines de congés payés. Le PDG de Ducati plaide d’ailleurs, dans une Botte où Michael Moore oublie de voir la précarité grandissante, que le bonheur de ses salariés n’est pas incompatible avec le profit. Si, si…

De même, la France aurait les meilleures cantines scolaires au monde. Discutable, quand elles sont fournies par de grands groupes alimentaires peu soucieux de la qualité… Et les Allemands pourraient profiter de soins et de cures de bien-être gratuits pour améliorer leur productivité, comme en témoignent les salariés de Faber-Castell, l’un des plus gros fabricants de crayons au monde. Moore passe bien sûr sous silence la réalité de la politique salariale germanique, qui compte plus de 8 millions de travailleurs précaires, soit près d’un quart de ses emplois. Manipulateur, Moore, assurément. Mais pour la bonne cause. Donc sans contrepoint. Préférant de loin la facétie à la rigueur, comme lorsqu’il se risque, débonnaire, à demander au président slovène si le « w » a été banni de l’alphabet avant ou après la présidence Bush.

Un nouveau «Yes, we can !»

Dans le monde merveilleux des contes de fées, tout-le-monde-il-est-beau-tout-le-monde-il-est-gentil. Dans le manichéen et approximatif Where To Invade Next, les deux heures savamment montées alternent interviews cocasses et images d’archives saisissantes, mais laissent poindre, sous la farce un peu molle, des préoccupations aussi capitales que la solidarité sociale, les droits de l’homme et la place des femmes dans la société, aussi. L’intervention la plus forte contre l’obscurantisme ambiant est d’ailleurs délivrée par une Tunisienne : «Les Américains sont chanceux, ils appartiennent au pays le plus puissant du monde, mais être les premiers les empêche d’être curieux.» Mais, même humaniste, même ralenti par le poids des ans, la mort de son père et son divorce, Moore reste un Américain… autocentré. La conclusion de son pamphlet ? Toutes ces bonnes idées, piochées en Europe et en Tunisie, viennent originellement des Etats-Unis, où on a piétiné les enseignements des pères fondateurs. C’était donc cela !

Accueilli triomphalement au dernier Festival de Toronto aux cris de «Michael Moore Premier ministre !», ce faux Candide, qui avait rappelé dans une tribune publiée sur le Huffington Post à la mi-août «le besoin de nouvelles encourageantes parce que le monde actuel est un tas de merde, parce qu’il est pénible de survivre d’un chèque de paie à l’autre, et parce que notre quota de mauvaises nouvelles est atteint», lance, avec ce souriant Where To Invade Next un brin démago, un nouveau «Yes, we can !». Adressé à la candidate démocrate, à ses électeurs, à ses détracteurs et à l’épouvantail Donald Trump. Mais aussi à nous, Européens, comme pour nous rappeler que ces acquis obtenus au prix d’âpres luttes sociales pourraient bien, demain, si nous n’y prenions garde, être balayés par les marchands du temple économique. En ce sens, la vision de Where To Invade Next se révèle plus qu’indispensable.

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