Dans un ultime sursaut de vie, une naufragée nous plonge dans le récit de son quotidien. Un premier roman éclatant.
C’est un long souffle de plus de 300 pages, le dernier d’une jeune femme, Anguille, en train de se noyer dans les eaux de l’océan Indien. Dans un flash-back ininterrompu, tenu en une seule phrase, elle revisite sa vie avant de sombrer dans la noirceur de la mer. Un «ouf !», point d’exclamation final du livre, vient alors conclure ce premier roman d’Ali Zamir, écrivain comorien de 27 ans pour lequel les milieux littéraires ne tarissent pas d’éloges depuis deux mois. Car l’exercice de style n’aurait bien sûr aucun intérêt s’il n’était porté par cette fulgurance et cette singularité que libèrent l’inspiration du jeune romancier.
Ali Zamir a d’abord cet art de croquer des personnages et de planter un décor, celui de l’archipel comorien, sans force détails et descriptions. A la manière de certains écrivains haïtiens (on pense à Jacques Stephen Alexis ou à Jacques Roumain), et avec une grande liberté quant à l’usage de la langue française, il nous embarque au cœur de cet univers campagnard et marin où la jeune Anguille trompe la misère et l’ennui en laissant libre cours à son imaginaire («Je suis un chauffeur de mots, ils m’emmènent par- tout dans ma tête, n’importe où que je veux aller», confie la jeune héroïne).
Orpheline de mère, entourée de sa sœur jumelle, Crotale, de son père, Connaît-Tout, et de sa tante, Tranquille, Anguille pense le monde et le raconte à sa manière, sans complainte et sans barrières. Depuis sa terrasse qui surplombe la grève, elle observe le va-et-vient des pêcheurs, tombe amoureuse de l’un d’eux, Vorace, vit sa passion. Enceinte et délaissée par ce dernier, reniée par son père, elle quitte alors le foyer pour monter dans une embarcation de fortune et tenter de rallier l’île voisine de Mayotte.
Brute, poétique, sinueuse, la prose dévoile une jeune femme au caractère défiant toutes les attentes, volontaire, farouchement indépendante, avide de tous les possibles, jamais revancharde. En interpellant souvent le lecteur, elle fait de lui un témoin de son naufrage comme de sa force, que même la mort ne vient pas altérer. Avec Anguille sous roche, Ali Zamir rend un hommage éclatant à ces milliers de migrants disparus en mer, tragédie peu relayée, mais quotidienne, de la population comorienne.
*Anguille sous roche, d’Ali Zamir, Le Tripode, 320 p., 19 €.
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