D’invectives en surenchères, le tsar Poutine et le sultan Erdogan furent au bord de se faire la guerre. Mais miracle de la diplomatie, un programme commun minimal a eu tôt fait de les réconcilier : leur souhait partagé de s’essuyer les pieds sur le paillasson d’une Union européenne aussi lâche que moribonde.
« Le vice appuyé sur le bras du crime. » L’image avait saisi d’effroi Chateaubriand voyant pénétrer dans l’abbaye de Saint-Denis, le 6 juillet 1815, Talleyrand soutenu par Fouché. Deux siècles plus tard, la même analogie pétrifie l’Europe observant le tête-à-tête au sommet qui a réuni le 9 août à Saint-Pétersbourg le président russe et son homologue turc. Le vicieux Poutine appuyé sur le criminel Erdogan, telle est bien l’inquiétante représentation qu’exhale cette nouvelle version d’une Sainte-Alliance pas très catholique. En novembre dernier, l’aviation turque avait osé abattre un chasseur russe qui avait enfreint son espace aérien à la frontière syrienne. Les deux autocrates n’en finissaient plus de se déchirer quant au destin à infliger à Bachar al-Assad, Poutine ayant pour seul dessein de sauver le tortionnaire de Damas quand Erdogan voulait le chasser du pouvoir pour faire place nette à ses alliés islamistes. D’invectives en surenchères, le tsar et le sultan furent au bord de se faire la guerre.
Et puis, miracle de la diplomatie, un programme commun minimal mais lourd de sens a eu tôt fait de les réconcilier : leur souhait partagé de s’essuyer les pieds sur le paillasson d’une Union européenne aussi lâche que moribonde. D’ordinaire plus rancunier, Vladimir Poutine a accepté avec une célérité déconcertante les regrets présentés par Ankara et aussitôt levé les sanctions économiques qui asphyxiaient le tourisme turc en mal de visiteurs russes.
Les ennemis de mes ennemis sont mes amis… L’adage bien connu illustre le sort tragique d’une Union européenne aujourd’hui bien en peine d’afficher cohérence, puissance et attractivité. Payant le solde d’un interminable cortège de petites bassesses et de grandes lâchetés, l’Europe n’est plus capable, hélas, que de faire l’unanimité contre elle. Celle des peuples qui la composent, d’abord, comme l’a illustré le vote pour le Brexit au Royaume-Uni en juin. Celles des Etats qui bordent ses frontières ensuite, leurs chefs bâtissant leur légitimité et confortant leur popularité sur le dos d’une construction bureaucratique chancelante et sans âme. Poutine et Erdogan parviennent à incarner, l’un comme l’autre, des pouvoirs forts et alternatifs
C’est parce que l’Union européenne n’est plus qu’un eunuque politique que Poutine et Erdogan parviennent à incarner, l’un comme l’autre, des pouvoirs forts et alternatifs. Nos pâles démocraties occidentales ont même réussi le tour de force de les réconcilier en les incitant à enterrer, pour un temps, la rivalité séculaire des empires russe et ottoman. Arrogante mais impuissante, l’UE a défié puis snobé ces encombrants voisins, avant de plier devant leurs oukases en cédant la Crimée à Poutine et la patate chaude des migrants à Erdogan. Conséquence de cette faiblesse coupable, les deux maîtres chanteurs de Moscou et Ankara, rivaux mais siamois, menacent à intervalles réguliers de couper le robinet du gaz ou d’ouvrir celui des réfugiés pour faire peser leur étreinte sur l’UE.
Ce concours de cynisme se double d’une escalade dans l’indécence qui atteint, elle aussi, des niveaux olympiques. Poutine avait déjà prétendu donner des leçons de civilisation à un monde occidental qu’il juge « décadent » en se faisant l’apôtre d’un Saint Empire russe réactionnaire et homophobe. Voilà qu’Erdogan accuse à son tour l’Occident, dans un entretien au Monde, d’être « en contradiction avec les valeurs qu’il défend ». L’homme qui piétine l’héritage laïque d’Atatürk en islamisant la société et en s’attaquant aux droits des femmes ose clamer que son pays « s’est approprié les valeurs démocratiques ». Celui qui pourchasse les journalistes, censure les médias et enferme par dizaines de milliers militaires, magistrats, enseignants et policiers, se drape dans les oripeaux de la victimisation. Le chef suprême qui a sauté sur l’occasion d’un putsch manqué pour faire basculer un peu plus son pays vers la dictature ose brandir le mot d’ordre de « rassemblement de la démocratie et des martyrs » pour rameuter un million de supporters dans les rues d’Istanbul.
L’Europe est devenue un punching-ball qui fait le bonheur de ses meilleurs ennemis Ce président substitue même très officiellement comme mode de gouvernement la vengeance à la justice en jugeant que seules les familles des victimes des putschistes du 15 juillet, et non plus l’Etat, peuvent décider de l’éventuelle exécution des coupables. Sous les hourras, le même fait miroiter à sa population le rétablissement de la peine de mort pour assouvir ses passions malsaines. Certes, Erdogan, comme Poutine, a été élu et il jouit d’une spectaculaire popularité qui ferait pâlir d’envie nos gouvernants. Que l’un comme l’autre ne cessent de conforter leur aura, et leur pouvoir, en accablant l’Union européenne de tous les maux illustre justement par contraste la grande fatigue démocratique qui ronge l’Occident.
L’Europe actuelle n’est plus un rêve, un horizon, ou une nouvelle frontière. Elle est devenue un punching-ball qui fait le bonheur de ses meilleurs ennemis. Elle croit encore pouvoir sauver la face en courbant l’échine. Son mutisme ne fait que la condamner un peu plus. Car, pendant ce temps-là, à Ankara, silence, on purge.
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