Les Yézidis, accusés de vénérer le diable

En août 2014, Daech a massacré des centaines de fidèles yézidis dans le nord de l’Irak. Dernière tentative d’élimination de cette communauté dont le syncrétisme dérange depuis des siècles.

>> Cet article est le troisième de notre série d’été consacrée aux religions méconnues, à retrouver jusqu’à fin août, chaque semaine, dans Marianne.

A Shekhan, au cœur du Kurdistan irakien, tout le monde connaît Khurto Hajji Ismail : ceux qui vont à la mosquée, ceux qui prient dans les églises et, bien sûr, ceux qui fréquentent les édifices aux cônes blancs en forme d’étoile élevés par les nombreux yézidis vivant de longue date dans cette bourgade où trois religions se côtoient sans verser le sang. Khurto Hajji Ismail est le baba cheikh des yézidis, le chef spirituel de cette minorité qui a été la cible du nettoyage ethnico-religieux lancé par les djihadistes de Daech, au mois d’août 2014, dans le nord-ouest de l’Irak. Avant, hormis des fidèles, la maison du baba cheikh accueillait surtout des chercheurs, passionnés par les multiples influences de cette religion monothéiste, réformée par un maître soufi au XIIe siècle, cheikh Adi, mais dont les racines plongent dans les anciennes civilisations mésopotamiennes préislamiques.

D’apparence quelconque vue de l’extérieur, sa demeure révèle un dédale de pièces disposées irrégulièrement en étages autour d’une courette intérieure où quelques hommes devisent en sirotant le verre de thé que l’on sert à tout propos au Kurdistan. Assis parmi eux, le « pape des yézidis » est un vénérable vieillard de 83 ans au corps massif et à l’épaisse barbe blanche, tout comme son calot et la longue tunique qu’il porte quasiment en permanence. Celle-ci est entourée d’une ceinture en tissu noir dont l’origine remonterait à des temps immémoriaux, précise son frère cadet et proche collaborateur, Ido baba cheikh. Ce dernier arbore une banale veste de ville, parle anglais et se dit avant tout laïque. « Nous sommes sur cette terre depuis si longtemps, dit-il, et cela fait si longtemps que l’on cherche à nous en éliminer. »

Mauvaise lecture

Depuis que la communauté internationale se préoccupe de leur sort, après les avoir durablement ignorés, ils reçoivent des journalistes, diplomates, humanitaires et activistes venus du monde entier. Dans le vaste salon où ils sont invités à prendre place, les plus avertis ne sont pas surpris par la présence d’un tableau représentant un paon resplendissant. « C’est l’ange paon, indique Ido baba cheikh, le Malek Taous, le premier des sept anges apparus dans la lumière de Dieu, dont il incarne la transcendance sur Terre. » La plus haute divinité yézidie est aussi, d’une certaine façon, leur chemin de croix et l’objet de lectures erronées.

« Selon notre religion, explique Ayad, un jeune lettré ayant fui Mossoul, tombé aux mains de Daech, le Malek Taous a refusé d’adorer Adam comme le réclamait Dieu car il ne pouvait adorer que le Tout-Puissant. Ce dernier lui a pardonné et l’a chargé d’organiser le monde matériel avec l’aide des anges. Du coup, aux yeux des musulmans, nous vénérons un ange déchu, le diable, Satan. Mais, pour les yézidis, ce n’est pas l’ange qui porte le mal, car il est dans le cœur des hommes, lesquels doivent choisir de s’en défaire avec l’aide du cerveau, la raison, diriez-vous en Occident. »

Au fil des siècles, cette réputation d’adorateurs du diable leur a valu l’inimitié tenace des musulmans orthodoxes et de fréquentes attaques. « Soixante-quatorze, toutes meurtrières ! » affirme le baba cheikh, dans le salon de Shekhan. Chiffre plus symbolique que réellement documenté. Aux murs, plusieurs photos sous verre racontent la saga de sa famille : ici, lui-même, en compagnie de Jean Paul II ; là, celles de son père et de son grand-père. Si la haine belliqueuse des Ottomans à leur encontre a pris plusieurs fois la forme de pogroms, selon l’ONU, en août 2014, c’est bien une volonté génocidaire qui animait les combattants de Daech dans les montagnes de Sinjar, fief des yézidis dans la province de Nivine.Pour Daech, nous ne sommes que des païens. L’EI nous a exclus de la communauté des gens du Livre et ne nous laisse comme choix que la conversion ou la mort

Deux ans plus tard, le bilan de ces journées d’horreur qui ont poussé 200 000 d’entre eux vers la zone autonome du Kurdistan irakien et, plus loin, en Turquie, en Europe ou aux Etats-Unis, varie selon les sources : 1 500 tués, semble-t-il, dont les corps, en majorité ceux de femmes, d’enfants et de vieillards, ont été quelquefois tardivement découverts dans des dizaines de charniers autour de Sinjar.

A Dohuk, troisième ville du Kurdistan irakien et important foyer yézidi, l’ONG Yazda s’est attelée au décompte macabre des victimes, mais elle assiste aussi les femmes qui ont réussi à échapper aux griffes des djihadistes. « Entre 5 000 et 6 000 avaient été capturées et réduites à l’état d’esclaves sexuelles, certaines ont préféré se suicider après avoir été violées ou pour éviter de l’être, explique Jamil Chomar, un des responsables de l’association. Un peu moins de la moitié ont pu s’enfuir. Nous avons aussi recensé 700 hommes toujours en captivité à Tall Afar. »

Les massacres ont forcé Khurto Hajji Ismail à sortir de son rôle un peu lointain de gardien des préceptes religieux pour devenir le porte-parole des 500 000 yézidis que comptait jusqu’alors le nord de l’Irak. « Pour Daech, nous ne sommes que des païens, explique-t-il d’une voix lente et fatiguée. Au prétexte que nos textes religieux ne sont pas cités dans la Bible ou le Coran, l’EI nous a exclus de la communauté des gens du Livre et ne nous laisse comme choix que la conversion ou la mort*. Pourtant, un concile tenu à Rome nous a reconnus comme la plus ancienne religion monothéiste. Nous n’avons qu’un dieu, n’adorons pas le diable et souffrons depuis des siècles de ces interprétations erronées de notre foi. »

Transmission par les mots

Souvent présenté comme un syncrétisme de traditions populaires et d’emprunts aux religions universelles (islam, christianisme, judaïsme), le yézidisme trouve ses origines lointaines dans le mazdéisme de l’Iran antique, le culte de Mithra, né en Perse, et le zoroastrisme monothéiste prophétisé par Zarathoustra. Il s’est surtout transmis par voie orale au sein des familles, chaque génération protégeant jalousement ses croyances des regards extérieurs, par peur des représailles. A moins d’une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Shekhan, le temple de Lalesh a été ainsi plusieurs fois détruit, toujours reconstruit et enrichi à chaque fois d’édifices annexes.

Un yézidi est un yézidi, il ne peut être autre chose. On naît yézidi, on ne peut le devenir Une fois passé le check-point tenu par deux peshmergas kurdes, le lieu saint des yézidis apparaît au bout d’une montée raide et encombrée de véhicules. Aux fidèles qui s’y rendent tout au long de l’année se mêlent des familles kurdes sunnites, attirées par la tranquillité des lieux et, lors des étés brûlants, par la perspective d’un pique-nique à l’ombre de grands chênes. Considérés comme des apostats écartés de l’islam, les yézidis y ont longtemps pratiqué leurs rituels dans le plus grand secret. Aujourd’hui, à condition d’ôter ses chaussures sur le parking, le visiteur peut vaquer parmi les pèlerins, les religieux (les koçacks) portant turban et pantalon blanc serré aux chevilles avant de pénétrer dans le temple, non sans en avoir enjambé le seuil tenu pour sacré.

Une succession de pièces sombres et fraîches, aux murs nus, conduit vers un sarcophage recouvert de draps verts : celui du cheikh Adi, mort à Lalesh, en 1160, et qui réorienta la doctrine pour l’adapter aux réalités d’une époque marquée par l’apogée de l’islam. Selon certaines sources, on lui attribue un des grands textes yézidis, le Livre noir, qui fixe la question du bien et du mal à travers la figure du Malek Taous et édicte aussi une série d’interdits : ne pas polluer l’air ou, selon certaines interprétations désormais contestées, ne pas se laver. Combien parmi les fidèles qui font plusieurs fois le tour du tombeau ou, dans une autre pièce, lancent un foulard sur la pointe d’un rocher dans l’espoir de réaliser leurs vœux, en connaissent le contenu ?

Peu, si l’on en croit Matthew Barber, chercheur à l’université de Chicago et directeur exécutif de l’ONG Yazda : « A l’inverse des chrétiens, les yézidis, dans leur grande majorité, sont restés longtemps de simples paysans et des nomades assez pauvres, tenus à l’écart de la connaissance académique. Cela tient à leur isolement dans le Moyen-Orient progressivement islamisé, mais aussi à certains interdits édictés par leurs religieux et relatifs à l’apprentissage de l’écriture et de la lecture. Leur statut social en a pâti, mais aussi l’accès à leurs textes sacrés, ce qui a facilité les interprétations fantaisistes ou mal intentionnées. »

Et pourtant, la force du lien a jusqu’alors résisté à tous les malheurs. « Vous savez, aujourd’hui, nombre d’entre nous ne sont pas forcément très religieux, explique un directeur d’école résidant à Zakho, la deuxième ville du Kurdistan irakien, qui accueille de nombreux réfugiés yézidis tout à côté de la frontière avec la Turquie. Mais un yézidi est un yézidi, il ne peut être autre chose. On naît yézidi, on ne peut le devenir. Nous ne faisons pas de prosélytisme, on nous dit endogames, mais nous respectons les autres. Comme pour les juifs, d’une certaine manière, la religion est notre identité.»

Dieu, matin et soir

Une identité discrète dont les manifestations ont souvent été mal comprises et déformées à cause des préjugés entourant cette population pacifique, venue au secours des Arméniens lors du génocide perpétré par l’Empire ottoman. Dans un hameau yézidi proche de Dohuk, après un temps passé dans la montagne de Sinjar, Qasam s’est installé avec sa famille dans une maison inachevée où il fait froid lors des rudes hivers du Kurdistan. Diplômé de l’université de Mossoul, il joue les pédagogues : « Les islamistes nous traitent d’incroyants, mais nous mentionnons Dieu quotidiennement dans nos prières, le matin et le soir. »

De temps en temps, bien que l’obligation n’en soit pas claire, Qasam prie. Face au soleil, astre lié à la naissance du monde, et chemise relevée. « Quand je le fais, ajoute-t-il, ce n’est pas simplement pour moi, mais pour toute l’humanité, et c’est le cas pour chaque yézidi. » Qasam évoque aussi l’attention extrême, quasi sacrée, dont témoignent ses coreligionnaires à l’égard du pain, souvent offert avec du fromage aux rares invités de passage. Superstition ? « Non, récuse-t-il, en bien des occasions nous n’avons dû notre survie qu’au troupeau, nous lui devons le respect. » Comme toute religion, le yézidisme est aussi le produit de son environnement, et celui-ci n’a cessé d’être hostile. « Depuis Babylone, nous sommes des esclaves ! » soupire Qasam. Il n’y a plus d’avenir ici

Esclaves, ils ne sont plus au Kurdistan autonome irakien, mais assurément citoyens de seconde zone, soumis au bon vouloir des partis kurdes au pouvoir comme au mépris de la majorité de la population sunnite. « Ils ne nous tuent pas, comme Daech, mais, au fond, nombre d’entre eux nous voient toujours comme des suppôts de Satan et des moins que rien », assure Alyas, enseignant à l’université de Dohuk.

A l’image d’une nouvelle génération de yézidis, éduqués et diplômés, il a pris ses distances avec la religion des ancêtres, mais la défend bec et ongles quand la situation l’impose. « Aujourd’hui encore, les musulmans que je suis amené à fréquenter me demandent pourquoi je ne me convertis pas à l’islam. Tout serait plus simple !» Alyas a fait son choix : bientôt, comme d’autres, il partira. Loin, en Amérique. « Pour nous, après quatre mille ans de présence, il n’y a plus d’avenir ici. »

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