Connaissez-vous les Bodin’s ? Voilà plusieurs années que ce duo d’humoristes issu de la campagne tourangelle joue à guichets fermiers. De toute la France – enfin, de toute la province -, des milliers de fidèles affluent chaque soir pour les applaudir…
La procession des camping-caristes emprunte la route bordée de meules de foin et d’écriteaux fléchés indiquant : «Y a d’quoi boire», quelques centaines de mètres plus loin « Y a d’quoi manger« , plus loin « Y a d’quoi rire« . De vrais panneaux signalent que l’on se trouve précisément entre les lieux-dits la Pilaudière et le Mesnil, autrement dit… au beau milieu de nulle part. Entre d’immenses champs et des vieilles fermes où se désaltèrent les chevaux sous le cagnard. C’est pourtant là, près du village nommé Descartes, dans ce coin perdu de la Touraine, que près d’un millier de fidèles (plus de 20 000 sur 25 soirées) venus de partout en camping-car, en autocar ou en voiture, convergent chaque soir de juillet pour assister à une drôle de communion vers l’ancienne exploitation agricole des Souchons : « Les Bodin’s grandeur naturé ».
Un lieu de pèlerinageIl y a désormais deux France, la France qui connaît les Bodin’s et celle qui n’en a jamais entendu parler. La France qui a déjà humé le fumier de Descartes, et celle qui ne cite que le philosophe. Ce soir frisquet de juillet, le « son et lumière » du duo d’humoristes – Maria Bodin (interprétée par Vincent Dubois), vieille fermière déjantée qui élève seule son grand nigaud de fils célibataire (Jean-Christian Fraiscinet), sorte de Tanguy des campagnes – affiche complet. Et c’est comme ça depuis… dix ans ! Sans affiche ni promotion, les places s’arrachent dès le mois d’octobre pour l’été suivant. « Descartes est devenu un lieu de pèlerinage, il m’arrive de croiser durant l’hiver des touristes venus photographier la ferme, c’est une secte, les Bodin’s !« plaisante Bruno Méreau, conseiller municipal et agriculteur. L’exploitation appartenait à ses parents, il y est né et c’est naturellement que le céréalier l’a mise à disposition des deux comédiens originaires de la région. « Je connais Vincent depuis longtemps, j’ai vu leur succès arriver, poursuit-il. Nous avons besoin de ce genre d’humour du terroir, d’humour de vérité. Les Bodin’s nous rattachent à nos racines. Chaque famille a connu sa Maria.«
Notre nouvelle madeleine de Proust nationale sent donc le bouc, arbore un fichu sur la tête, un poireau sur le pif et dégaine sa carabine pour braconner le chevreuil aussi vite que ses reparties à la Audiard : « Quand les cons auront du flair, je te jure que tu trouveras des truffes ! » Sur le terrain du corps de ferme réaménagé en Olympia des campagnes, avec un vrai cochon, des vrais lapins et un vrai potager, le Solex de la Ma Dalton d’Indre-et-Loire trône à côté d’une pancarte – « Une photo sur le Solex de Maria, ça mâche pas de pain – invitant les inconditionnels à s’immortaliser sur le cyclomoteur le plus culte du pays. Deux copines blondes, Cathy, juriste de 42 ans, et Nathalie, commerçante de 32 ans, venues de Clermont-Ferrand, se prêtent aux attractions en savourant leur bière. La première a fait une surprise à son amie en lui offrant une place pour ce soir : « Le 1er octobre à 9 heures du matin, j’étais devant l’ordinateur, le site de réservation a été pris d’assaut« , raconte Cathy. Lunettes de soleil sur la tête, Nathalie connaît tous les DVD des Bodin’s : « J’ai grandi à la campagne, ça me touche forcément. Imaginez « L’amour est dans le pré » version « L’humour est dans le pré » ! Mais ça n’est pas que drôle, la relation mère-fils, attendrit tout le monde et j’aime bien leur côté vieille France.»
Un haut-parleur diffuse du Boby Lapointe pendant que les groupes de bodinistes se pressent entre la baraque à frites et la buvette. Des loupiotes illuminent le décor à la tombée du jour. On se croirait dans une fête de village en Technicolor à la Jacques Tati. Venu du Loir-et-Cher croquer un bout de nostalgie en famille (huit places à 30 €), James, la soixantaine, ancien traiteur-charcutier replonge en enfance. « Les œufs, le lait, j’allais les chercher à la ferme quand j’étais gamin et des Maria j’en ai côtoyé, dit-il. Je n’irai jamais voir un one-man show de comiques qui font de la réclame à la télé et qui mènent la grande vie, les Bodin’s nous rendent fiers de nos origines.« Derrière lui se dressent les gradins et l’ancienne exploitation restée dans son jus des années 50-60 qui sert de décor. A l’intérieur de la cuisine, une table en Formica, des ustensiles en émail et un antique poste de télévision. Ici, même les toiles d’araignée sont authentiques.
Le choc des culturesIl faut attendre la nuit tombée pour qu’opère la célébration du monde rural devant un parterre de fidèles prêts à se bidonner malgré le froid et les moustiques. Vers 22 h 30, le garde champêtre bat le rappel au clairon. Fusil à la main, «la» Maria (le grand Vincent Dubois courbé à 60 degrés pour incarner la vieillerie) déboule sur l’herbe devant sa ferme : « Il commençait à m’agacer ce coq ! Y chantait de plus en plus faux ! » Son fiston Christian, quinquagénaire (Jean-Christian Fraiscinet en empoté attachant), ouvre les volets de sa chambre : « Qu’est-ce qui se passe, maman ? ». Brandissant la volaille, la fermière en charentaises réplique : « Je viens de procéder à un licenciement ! » Christian, fébrile : « C’est pas vrai que t’as tué Sarko ? » Hilarité dans les gradins. Le fils demande à Maria où le mettre, « Sarko » : « Au congèle, pas au Panthéon ! » Le ton est donné. A la ferme, les chèvres s’appellent Carla, Bernadette, Ségolène, et le cochon qui « aime bien la merde », Jean-Marie… Le «pitch» de la pièce – comme on dit à Paris dans les émissions branchées – tient en quelques lignes : l’acariâtre Maria élève seule son fils depuis la mort de son mari. Une improbable machine à pédaler leur sert à fabriquer du fromage de chèvre. Leur tandem est perturbé par l’arrivée de la petite-nièce parisienne, rebelle de 17 ans, fumeuse de pétards en minishort envoyée en rééducation par son père médecin chez sa vieille tante. Le choc des cultures : « Mais c’est Jurassic Park là-dedans, comment c’est trop glauque ! Hé faut passer en 3G, j’hallucine ! » Dans ce théâtre burlesque défilent les dernières figures – l’infirmière, le facteur, l’agent sanitaire – d’un monde rural en voie de désertification. Durant deux bonnes heures de dialogues décapants comme l’alcool de prune, ça trime, ça s’invective, ça percute sur l’actualité et ça boit des canons.
Les Bodin’s, c’est l’histoire d’un succès made in France, nourri uniquement par le « bouche-à-orteils » (l’une des expressions loufoques de «la» Maria). La revanche des provinciaux sur le parisianisme. Avant de lancer en septembre 2015 leur tournée à guichets fermés dans les Zénith de France où ils reconstituent sur scène la ferme tourangelle (déjà plus de 360 000 billets vendus, lire p. 62), les auteurs-interprètes-metteurs en scène Vincent Dubois et Jean-Christian Fraiscinet, qui jouent ensemble depuis une vingtaine d’années, ont construit leur parcours de manière artisanale et familiale, sans passer par l’habituel circuit des talk-shows de la capitale. Leurs compagnes, leurs frères, leurs enfants, travaillent à leurs côtés. Tout le monde ou presque connaît leur allure à la Deschiens, mais dans le civil nul n’identifie leur visage.
On les retrouve plus tôt dans l’après-midi, à quelques heures du spectacle, sous la tente qui sert de cantine à la troupe (comédiens, techniciens, artificiers) avec une vue magnifique sur les champs, et sur la toile cirée, le même motif de scène de chasse qui accompagne les soupers des Bodin’s. Vincent Dubois, les yeux bleus comme sa chemise, grille une cigarette. Il parle avec une légère pointe d’accent du coin et ne souffre pas de l’ego surdimensionné du comique devenu «bankable» : « Ici je suis apprécié parce que je suis le fils à Robert. » Son père travaillait comme facteur dans la bourgade d’Abilly, située à 5 km de Descartes, c’est en l’accompagnant sur les tournées puis en tant que jeune ambulancier que Vincent Dubois a connu ses premières Maria Bodin dont il fera l’égérie de ses spectacles en solo jusqu’à sa rencontre avec son alter ego, Jean-Christian Fraiscinet, lors d’un festival en 1992. « Le temps a joué en notre faveur. Le bouche-à-oreille, c’est l’anti-« Star Academy » : au lieu de réunir 4 000 personnes dans un Zénith nous avons tourné avec nos spectacles dans les petites salles des fêtes, mais nous n’avons jamais galéré et ça nous allait bien, raconte-t-il. Cela n’est pas normal pour un jeune artiste de passer directement de sa salle de bains au Zénith. Dans les villages, un boulanger doit prouver qu’il fait du bon pain, pour nous, ça a été pareil. »
Quand Vincent le volubile se met en bouche les répliques bodinesques, Jean-Christian le pondéré, diplômé du conservatoire de Tours, peaufine le fond. Lui aussi vient de province, de Valençay, bourgade de 2 700 âmes dans l’Indre. Sa mère travaillait comme guide au château où le jeune garçon a participé aux sons et lumières en costume. Il en a gardé le souci du détail et les pieds sur terre. Ses voisins sont ses amis d’enfance, son village reste son port d’attache. « Ceux qui n’ont pas vu le spectacle nous reprochent de nous moquer des petites gens, c’est tout l’inverse ! se défend-il. Les Bodin’s en sortent grandis, nous en faisons des héros, pas des losers. » Et Vincent d’insister : « On ne sait plus trop se contenter de ce qu’on a, peut-être faudrait-il réapprendre ? Les Bodin’s prêchent le bon sens des gens de la terre. Ils n’ont pas besoin de beaucoup manger pour se rassasier, se contentent des légumes de leur potager, de petits plaisirs. Les Bodin’s n’ont pas besoin de partir en vacances aux Seychelles pour être heureux. »
Pas d’actualité tabou
Cette maxime bodiniste fait office de thérapie collective dans une France que les Bleus défaits à l’Euro de football n’ont pas sauvée du blues. Les Bleus, il en est justement question ce soir de demi-finale (le 7 juillet) à Descartes. Impossible d’y échapper pour le duo qui s’amuse à rebondir sur l’actualité. L’ordinateur portable transmettant le match est connecté dans les loges, une ancienne vacherie où s’affaisse un sofa défoncé et où Vincent se glisse en se grimant dans la peau de Maria. C’est lui – ou plutôt elle – qui lâchera devant des gradins conquis dans une scène où son fiston fait la gueule : « Les Bleus, ils ont Griezmann et moi, j’ai Grisemine ! ». Il n’y a pas d’actualité tabou chez les Bodin’s, on y parle des Chinois qui rachètent les terres agricoles de Châteaudun comme du mariage pour tous. « Maria est plus branchée qu’elle n’en a l’air : sur l’homosexualité, elle dit : « Vaut mieux aimer un homme que de taper sa bonne femme ! » raconte Jean-Christian Fraiscinet. Le décor des années 50 laisse penser que les Bodin’s vivent dans le passé, or la campagne est très connectée au monde d’aujourd’hui, il y a des gens qui ont encore les chiottes au fond du jardin et Internet » Quand le collège d’Ecueillé, à la frontière du Berry et de la Touraine, s’est vu menacé de fermeture, le duo a choisi Facebook pour poster une vidéo de soutien récoltant plus de 228 000 vues en février dernier : «Ici, c’est les Bodin’s qui vous causent…[…] Les gamins, faut qu’ils puissent aller à l’école avec leur vélomoteur, leur petit vélo ou à pied. C’est un message très sérieux envoyé à nos politiciens qui sont obsédés par le financement de leur campagne électorale pour 2017. Ils feraient mieux de se soucier de nos campagnes à nous, celles où qu’on habite. Voilà c’est dit. On tient bon !»
Les Bodin’s font de la politique à leur façon. Ni de droite, ni de gauche, mais engagés. Ils délivrent des messages l’air de rien : ils fustigent l’économie de marché et les diktats sanitaires qui asphyxient les petits producteurs de fromages artisanaux « avec leurs conneries de normes européennes» ! Ils râlent contre les feignants de La Poste, envoient bouler le képi tatillon sur le code de la route, sacralisent l’entraide plutôt que l’entre-soi. La France des Bodin’s, c’est la France populaire de la débrouille déconnectée des élites technocratiques (« Y a pas besoin de 49.3 pour décider ça », décrète Maria), la France de la solidarité familiale (« Une mère, c’est comme une brosse à dents, on en a qu’une pour la vie », assure Christian) et du dévouement au travail (« C’est pas l’chant du coq qui fait lever les gens, c’est le courage », selon Maria). Une ode aux gens dont on ne parle jamais. Leur public : des retraités, des ouvriers, des collégiens, des instits… Leurs sponsors, du 100 % terroir : une jardinerie et un magasin d’outillage agricole. Et quand le duo publie en 2013 son autobiographie – les Bodin’s, histoire de famille (éd. La Bouinotte) -, il s’entoure d’une maison d’édition berrichonne et d’un journaliste de la Nouvelle République, Christophe Gervais. Le duo Dubois-Fraiscinet cultive une célébrité de proximité qui plaît et entretient la fidélité du public : « Les séances de dédicaces durent parfois plus longtemps que le spectacle, ça se termine tard dans la nuit. Comme dans le monde du cirque, on voudrait que chacun reparte avec ce qu’il est venu chercher. »
Une grosse tranche de rigolade, si on résume. Car c’est finalement la clé du succès des Bodin’s. Les Français veulent rigoler ! Sans prise de tête ni chichi. Deux preuves, s’il en fallait. La première : le livre d’or qui regorge de messages comme celui des habitants de Sillé- le-Guillaume (Sarthe) : « Continuez, vous nous faites trop rire. C’est mieux que les médocs ! » La seconde : le rituel d’accueil à l’arrivée à la ferme des Souchons. Un spectacle avant le spectacle. Deux faux gendarmes arrêtent les vraies voitures sur la petite route. Un moustachu à képi procède à la fouille du coffre. D’une glacière, il sort un fruit qu’il balance aux spectateurs pliés de rire : « Messieurs-dames la gendarmerie vous offre une pêche ! » A la cantonade, une dame faisant la queue devant la billetterie réplique : « Vaut mieux avoir une pêche qu’une prune !« Derrière les barrières, des bénévoles en tee-shirt siglé d’un coq (plus d’une centaine font partie de l’aventure humaine des Bodin’s) saluent un groupe de retraitées : «C’est vous les anciennes danseuses du Crazy Horse ?» C’est mordant, jamais méchant. « Moi, je suis une ancienne Claudette ! » rétorque une mamie aux cheveux frisés. Où l’on découvre – « cerise sur le plat», se réjouirait « la » Maria – dans un petit village de Touraine que la France est un pays qui sait se marrer.
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