Anatole France, l'écrivain le plus insulté de France

Attaqué par les plus grandes plumes du pays, le prix Nobel de littérature 1921 cristallisera autour de son œuvre toutes les rancœurs des soi-disant modernes.

Nul hasard que les lycéens de l’année 2016 n’aient pas connu Anatole France (1844-1924). Cette lacune goguenarde ne s’explique pas seulement par leur ignorance abyssale. Sans le savoir, ils ont été l’ultime maillon d’une longue chaîne d’oubli, le dernier relais de la haine. Aucun écrivain français des temps modernes n’a sans doute été l’objet d’une exécration aussi profonde et, avec le temps, aussi unanime qu’Anatole France.

Cette haine injuste s’en prend à un écrivain qui, lui-même, détestait haïr. Mais c’est justement cette douceur, cette indulgence, cette tendresse même qui devinrent l’emblème d’une tiédeur dont la littérature n’a soudain plus voulu. Pour vomir les tièdes, l’esprit contemporain a eu besoin de ce bouc émissaire. Elle a vu en Anatole France son antithèse. Pour se faire résolument moderne, tout ce qui est francien devait lui être étranger. La date de naissance de cette haine ? Le jour de la mort de France, le 12 octobre 1924. Sa vie durant, relativement peu de querelles violentes, presque pas de cartels (tout juste un duel grotesque, avorté, avec Leconte de Lisle) : le signe particulier de cette détestation est d’être essentiellement posthume et d’autant plus exubérante qu’elle fut longtemps une haine rentrée. C’est peut-être, d’ailleurs, une cause de sa durée.

Crépuscule d’une idole

« La servilité humaine qui s’en va »Avant sa disparition, France fut justement, tout à l’inverse, adulé partout et par tous. Il fit l’unanimité pour lui avant de la faire contre lui. Maurras le célébra, aussi bien que Blum et Jaurès, qui publia dans l’Humanité son roman Sur la pierre blanche (1905). Il plaît aux centristes, aux extrêmes, à tous. Même les catholiques se laissent un moment prendre au piège de sa manie de calligraphier sans fin la Légende dorée avec presque autant de déférence que d’ironie. Comment l’engouement s’est-il inversé en dégoût ? Tout commence par un coup de pistolet dans le concert d’éloges. Les auteurs ? Quelques garçons dans le vent, Breton, Aragon, Soupault, Drieu, Delteil… L’arme du crime ? Un tract diffusé à la mort du « maître » abhorré. Son titre : « Un cadavre« . Son parti pris, le scandale et l’excès : « C’est un peu de la servilité humaine qui s’en va« , « Avez-vous déjà giflé un mort ?« , « Refus d’inhumer »… C’était la seule méthode pour renverser une telle idole, et France ne s’en est toujours pas relevé. L’outrance même de l’outrage dédouane tous les autres par anticipation. A côté, tout brûlot paraîtra modéré. Et ils seront légion. France, à peine disparu, prend coup sur coup. Chape de plomb catholique avec Bernanos, la mise à l’index, René Johannet qui demande si Anatole France est un grand écrivain… On devine la réponse… Mais coup de pied de l’âne aussi.

Jean-Jacques Brousson, l’ancien secrétaire particulier de l’écrivain, expose la dépouille du «maître» à la vindicte populaire, à coups de saynètes au vitriol. Dans un livre au titre évocateur, Anatole France en pantoufles, il fixe par petites touches les traits d’un vieillard égoïste et égrillard, un M. Homais des hautes sphères de la IIIe République dont l’intelligence anticléricale ne serait qu’une forme de la bêtise, un solennel benêt en robe de chambre recouvert par erreur du manteau de la gloire. Brousson récidive avec Itinéraire de Paris à Buenos Aires : il croque la tournée du maître vieillissant en Argentine et au Brésil comme le voyage d’un notable pompeux pris à tort pour un aigle par les indigènes trompés par cette pacotille d’exportation. La haine que suscite France n’a plus que de faibles remparts. L’indignation morale de Claude Aveline, les réfutations filandreuses de son jeune ami Calmettes, qui barbouille des pages entières pour prouver, photo à l’appui, que, non, sur le toboggan de Madère, France ne s’est pas comporté comme le prétend Brousson… Tout cela est trop faible et arrive trop tard. L’image du touriste des lettres, du grand fumiste géant malgré lui est fixée.

Un rituel propitiatoire

Même la gauche finit par le honnir. A sa mort, Clarté s’en prend violemment à lui, tel Jean Bernier, évoquant « France ou le point mort« . La nouvelle figure morale, Romain Rolland, méprise ses sinuosités et ses complaisances de vieillard pendant la Grande Guerre. Tout en critiquant les débordements dans l’insulte et la lâcheté de s’en prendre à un défunt, il s’efforce d’atténuer l’admiration de son ami Gorki. France symbolise désormais une littérature faisandée, où la compréhension finit par se confondre avec le compromis. Le rejeter violemment opère désormais comme un passage obligé et le rituel propitiatoire qui placera tout jeune écrivain du bon côté de la modernité. Breton parle de poser une pierre blanche l’année de sa mort, mais depuis c’est surtout une pierre noire que chacun jettera à cette incarnation abjecte de la littérature d’avant.

France est « illisible »Au prétendu scepticisme de cet homme de livres, toute une génération littéraire oppose le retour à la foi et le culte nietzschéen de l’énergie. Une autre attaque unique, inouïe, creuse encore sa tombe. C’est du jamais-vu à l’Académie française : son successeur, Paul Valéry, se refuse, lors de son éloge funèbre, à prononcer son nom. Le discours de réception serpente en l’évitant soigneusement, comme il contourne toute louange pour en faire un blâme implicite : « Son œuvre ne surprit que doucement et agréablement par le contraste rafraîchissant d’une manière si mesurée avec les styles éclatants ou fort complexes qui s’élaboraient de toutes parts […]. On aima tout de suite un langage qu’on pouvait goûter sans y trop penser. » La cause de cette férocité froide n’est pas que poétique, elle est aussi politique. Valéry, futur auteur de la réponse au discours de réception du maréchal Pétain (certes, en 1931), en veut surtout à France de son engagement dreyfusard : « Quand on songe au cynisme d’Anatole France, qui vit publiquement aux crochets d’une juive, et dans le milieu imaginable des dames littéraires israélites, les Stern, les X et Y, etc. ! » écrit-il à Gide, par exemple, en janvier 1898.

Céline ira plus loin : « Anatole, plus vicieux et salope que les autres, était pertinemment enjuivé. » Cela suggère que, par son engagement, France a aussi attiré sur lui une partie de cette haine, l’une des plus violentes du siècle. Pourtant, Gide, qui, à certains égards, prend la succession de France comme grand écrivain français engagé (il lui succède, avec un peu de gêne, à la Royal Society), n’a pas besoin de la politique ni d’un transfert de racisme pour l’abominer constamment : France est « illisible« , il « représente tout le temps le passé», son style « demi-coupole« , sans le moindre « tremblement« , le révulse.

Peut-être le fait que la préface des Plaisirs et les Jours, le premier livre de Proust, en 1896, soit signée Anatole France a- t-il contribué à lui faire méconnaître d’abord l’auteur de la Recherche. Proust, précisément, est le seul à ne pas haïr son « cher maître« . Mais, ironie tragique, c’est peut-être celui qui l’aimait le plus qui a contribué encore davantage à le destituer. Outre la préface de Tendres Stocks, où il démolit en finesse l’esthétique nostalgique de France, le disciple qui croqua son aîné sous les traits de Bergotte a surtout porté à la perfection et transcendé ses meilleures intuitions littéraires : en littérature, ce qui tue n’est pas seulement la haine, c’est aussi, plus cruellement sans doute, un plus grand génie.

>> Cet article est le 3e d’une série consacrée aux disputes entre artistes, à retrouver tout l’été dans Marianne.

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