Ils ne reconnaissent aucun dieu suprême, sauf la conscience humaine. Les jaïns, dont la patrie est l’Inde depuis trois mille ans, se sont détachés de l’hindouisme pour fonder une foi jalouse de ses secrets. Reportage à Anvers, dans le plus grand temple jaïn d’Europe.
Au cœur de Wilrijk, le Neuilly anversois, un palais volant s’élance vers le ciel plombé. Tout de marbre blanc, gardé par des éléphants aux défenses coupées (en signe de paix), hérissé de dômes triangulaires surchargés d’idoles, c’est le mystérieux temple jaïn. N’y entre pas qui veut : les jaïns (en sanskrit, les « victorieux ») protègent jalousement les secrets d’une religion née en Inde il y a près de trois mille ans. Ils sont à peine 10 millions dans le monde, la majorité vivant dans les Etats indiens du Rajasthan et du Gujarat. Mais quelques milliers se sont installés à Anvers, la Mecque flamande du diamant, dans les années 70. Le travail du diamant est l’un des rares métiers que les jaïns puissent exercer sans offenser leurs principes. Sa pureté est inviolable, on ne risque pas, en le taillant, de sacrifier la moindre particule de vivant. Car attenter à la vie, fût-elle celle d’un moucheron, ou arracher des racines, constitue un sacrilège. Impossible donc d’être pêcheur, chasseur, agriculteur.
A peine 10 millions de jains dans le monde Les fidèles qui défilent silencieusement ce matin entre les statues de leurs icônes au visage doré et aux lèvres vermillon portent un léger bandeau blanc sur la bouche. Pour protéger les vies microscopiques qui volettent dans l’espace sacré et ne pas souiller de leur haleine l’enclos immaculé. Des serviteurs népalais nettoient constamment le sol et lavent les statues comme si elles étaient humaines.
On se sent en trop, sans bandeau, ni sari, ni invocations aux yeux élargis des idoles. D’ailleurs, c’est en catimini que je me suis faufilée dans le sanctuaire, sous la houlette de la plus jaïnophile des Flamandes, Chris De Lauwer, directrice du Musée ethnographique d’Anvers. Cette universitaire de haut vol a grandi en Inde. Elle lit les manuscrits sanskrits dans le texte et a organisé une somptueuse exposition sur cette religion méconnue. Son érudition souriante et sereine a séduit les très discrets responsables de la communauté. Sur le sol de marbre blanc, elle glisse en elfe éthéré. « Le marbre est réputé pour absorber, plus que toute autre pierre, les sentiments des gens, chuchote-t-elle. C’est pourquoi il faut le garder pur. Pour les jaïns, l’âme pure rayonne comme un soleil, mais elle est obscurcie par les atomes de matière qui se collent à elle. La victoire consiste à triompher pas à pas de toute cette matière… »
Ce doit être l’objectif du fidèle en pagne et châle blancs qui effectue ses sacrifices rituels. Des sacrifices délicats – les « pujas » – qui consistent à tracer ses vœux, son adoration, ainsi que les symboles de la foi sur des lignes de pétales de fleurs et de riz parfumé. Ensuite, toujours aussi gracieusement, on prélève de la pâte de santal pour en mettre une once en huit endroits précis du corps. Puis on saisit un miroir, pour que s’y reflètent à la fois l’image du visiteur et celle de la statue, son modèle. Le tout s’achève par un coup de gong cristallin, pour affirmer la présence de l’âme, en grande attente de clarté.
Le jaïnisme est une doctrine complètement athée Le fidèle a beau être rondelet – c’est l’un des plus opulents diamantaires d’Anvers -, ses dévotions sont charmantes. La notion même de sacrifice, ici, est aérienne, aux antipodes des religions qui égorgent les animaux pour rendre grâces à leur Tout-Puissant, lequel n’en demande peut-être pas tant. En Inde, les doux jaïns multiplient les hôpitaux d’animaux. A Delhi, il existe même un temple des oiseaux blessés. C’est qu’au VIe siècle avant notre ère, alors que le brahmanisme s’épanouissait depuis neuf cents ans sur les bords du Gange, certains s’opposèrent avec dégoût aux sacrifices d’êtres vivants. De cette scission sortirent les Upanishads, les textes majeurs de l’hindouisme. Parallèlement, dans l’effervescence spirituelle de l’époque, surgit le bouddhisme. Et le jaïnisme. « Il s’agit d’une doctrine complètement athée, explique Chris De Lauwer. La vie et la mort ne sont pas considérées comme l’œuvre de Dieu mais comme un système scientifique. Ce qui m’attire dans le jaïnisme, c’est la conviction que tout est relatif et variable selon les circonstances. Dans un monde de plus en plus rigide, c’est un message séduisant. »
Les jaïns, en effet, sont les princes du peut-être. Pour eux, et bien avant Rimbaud, je fut toujours un autre. Ennemis du simplisme et des catégories, ils respectent une réalité multiforme que l’on appelle en sanskrit « anekantavada ». C’est long, mais c’est beau. Ce peut-être -« syat », en sanskrit – est le chemin de la « syadvada », la spiritualité empathique et tolérante. Gandhi, le mahatma, « la grande âme », a fondé son action directement sur le principe jaïn de base, l' »ahimsa », la célèbre non-violence. Il faut dire que Gandhi est né au Gujarat, à Ahmedabad, où vivent de nombreux jaïns. Son meilleur ami était un de leurs moines. « Il avait atteint 70 % des objectifs fixés à la conscience par le jaïnisme, explique Ramesh Mehta, l’un des responsables anversois. Chez nous, l’homme est son propre dieu et nous ne faisons pas de prosélytisme. Convertir des gens, imposer des idées constitue des actes de violence mentale. Personnellement, je n’ai même pas besoin d’aller au temple. Il me suffit de méditer chez moi. La méditation est une guérison.« Néanmoins, Ramesh Mehta, 70 ans, originaire du Gujarat et arrivé en Flandre en 1970, a jeté toutes ses forces dans la construction du sanctuaire au début des années 2000. Ce sont les 2 500 jaïns d’Anvers qui l’ont financé. Beaucoup de mécènes vivent aux alentours, dans les luxueuses villas qui font de Wiljrik, aux heures de fête, un petit Bollywood. On reste rêveur, car la finalité du jaïnisme, c’est le dépouillement suprême, l’abandon des richesses et la vie de moine mendiant, homme ou femme, tête rasée.
« Chez nous, l’homme est son propre dieu » Le temple anversois n’est qu’une pâle imitation. En Inde, les temples jaïns, des merveilles, concentrent tout ce que le génie régional déploie de raffinement et d’extravagance. Impossible de ne pas trouver dans les statues gigantesques du Mahavira, le fondateur de la doctrine, des ressemblances avec les Bouddhas jaillis des mêmes tressaillements. Si le jaïn est jaloux de sa différence, ses épopées de pierre semblent néanmoins brasser les représentations multiples du divin que se donne sa terre natale. Un athéisme, vraiment, cette adoration de tant d’idoles ? « Les images, les statues, les objets, les cérémonies sont des moyens, on a besoin de rituels pour stabiliser les gens« , analyse Asha, arrivée à Anvers après son mariage avec un diamantaire. Veste orange, pantalon blanc, escarpins, Asha, dont le prénom signifie « espoir », se refuse à porter le sari mais elle se souvient, dans son enfance indienne, d’un quotidien très ritualisé : « On allait au temple chaque matin pour les « pujas », les sacrifices, c’était beau. Maintenant, mes enfants vont dans une école flamande. Je dois leur transmettre l’essentiel du jaïnisme : accepter tous les aspects de l’autre. »
En Inde, où les castes et les religions se déchirent, voire s’entre-tuent, le jaïnisme veut rester loin des conflits. Mais l’influence économique des diamantaires en a fait, malgré leur démographie réduite, des acteurs de poids dans la vie politique. Jadis trésoriers des maharajahs, on les dit proches aujourd’hui de Narendra Modi, le Premier ministre, qui gouverna longtemps le Gujarat. Comment être à la fois au sérail et sur les sentiers nus de la vérité ?
En quittant le temple, on se retourne avec regret sur ses déesses qui déploient leurs charmes dans l’air frisquet. Elles ont les seins hauts et gonflés comme toutes les beautés hindoues. Comment les jaïns peuvent-ils prôner la chasteté, un des cinq piliers de la foi, avec des déesses aussi sexy ? Encore une question à poser à un de leurs moines. Mais il n’y a pas de moine chez les diamantaires de Wilrijk.
Enfin, pas encore.
Origine
: Inde.
>> Ce reportage, paru dans le n°1006 de Marianne (du 13 au 20 juillet), est le premier d’une série sur les religions méconnues à retrouver tout l’été dans notre magazine. Découvrez cette semaine, dans le n°1007, un nouvel article consacré aux « héritiers de Jan Hus ».
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